Marcel Proust Albertine disparue [The Sweet Cheat Gone] Edición bilingüe, français-espagnol, de Miguel Garci-Gomez -- --
CHAPITRE PREMIER LE CHAGRIN ET L′OUBLI
CHAPTER ONE Grief and Oblivion
Mademoiselle Albertine est partie ! Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! Il y a un instant, en train de m′analyser, j′avais cru que cette séparation sans s′être revus était justement ce que je désirais, et comparant la médiocrité des plaisirs que me donnait Albertine à la richesse des désirs qu′elle me privait de réaliser, je m′étais trouvé subtil, j′avais conclu que je ne voulais plus la voir, que je ne l′aimais plus. Mais ces mots : « Mademoiselle Albertine est partie » venaient de produire dans mon cœur une souffrance telle que je ne pourrais pas y résister plus longtemps. Ainsi ce que j′avais cru n′être rien pour moi, c′était tout simplement toute ma vie. Comme on s′ignore ! Il fallait faire cesser immédiatement ma souffrance. Tendre pour moi-même comme ma mère pour ma grand′mère mourante, je me disais, avec cette même bonne volonté qu′on a de ne pas laisser souffrir ce qu′on aime : « Aie une seconde de patience, on va te trouver un remède, sois tranquille, on ne va pas te laisser souffrir comme cela. » Ce fut dans cet ordre d′idées que mon instinct de conservation chercha pour les mettre sur ma blessure ouverte les premiers calmants : « Tout cela n′a aucune importance parce que je vais la faire revenir tout de suite. Je vais examiner les moyens, mais de toute façon elle sera ici ce soir. Par conséquent inutile de me tracasser. » « Tout cela n′a aucune importance », je ne m′étais pas contenté de me le dire, j′avais tâché d′en donner l′impression à Françoise en ne laissant pas paraître devant elle ma souffrance, parce que, même au moment où je l′éprouvais avec une telle violence, mon amour n′oubliait pas qu′il lui importait de sembler un amour heureux, un amour partagé, surtout aux yeux de Françoise qui, n′aimant pas Albertine, avait toujours douté de sa sincérité. Oui, tout à l′heure, avant l′arrivée de Françoise, j′avais cru que je n′aimais plus Albertine, j′avais cru ne rien laisser de côté ; en exact analyste, j′avais cru bien connaître le fond de mon cœur. Mais notre intelligence, si grande soit-elle, ne peut apercevoir les éléments qui le composent et qui restent insoupçonnés tant que, de l′état volatil où ils subsistent la plupart du temps, un phénomène capable de les isoler ne leur a pas fait subir un commencement de solidification. Je m′étais trompé en croyant voir clair dans mon cœur. Mais cette connaissance que ne m′avaient pas donnée les plus fines perceptions de l′esprit venait de m′être apportée, dure, éclatante, étrange, comme un sel cristallisé par la brusque réaction de la douleur. J′avais une telle habitude d′avoir Albertine auprès de moi, et je voyais soudain un nouveau visage de l′Habitude. Jusqu′ici je l′avais considérée surtout comme un pouvoir annihilateur qui supprime l′originalité et jusqu′à la conscience des perceptions ; maintenant je la voyais comme une divinité redoutable, si rivée à nous, son visage insignifiant si incrusté dans notre cœur que si elle se détache, ou si elle se détourne de nous, cette déité que nous ne distinguions presque pas nous inflige des souffrances plus terribles qu′aucune et qu′alors elle est aussi cruelle que la mort.
“Mademoiselle Albertine has gone!” How much farther does anguish penetrate in psychology than psychology itself! A moment ago, as I lay analysing my feelings, I had supposed that this separation without a final meeting was precisely what I wished, and, as I compared the mediocrity of the pleasures that Albertine afforded me with the richness of the desires which she prevented me from realising, had felt that I was being subtle, had concluded that I did not wish to see her again, that I no longer loved her. But now these words: “Mademoiselle Albertine has gone!” had expressed themselves in my heart in the form of an anguish so keen that I would not be able to endure it for any length of time. And so what I had supposed to mean nothing to me was the only thing in my whole life. How ignorant we are of ourselves. The first thing to be done was to make my anguish cease at once. Tender towards myself as my mother had been towards my dying grandmother, I said to myself with that anxiety which we feel to prevent a person whom we love from suffering: “Be patient for just a moment, we shall find something to take the pain away, don′t fret, we are not going to allow you to suffer like this.” It was among ideas of this sort that my instinct of self-preservation sought for the first sedatives to lay upon my open wound: “All this is not of the slightest importance, for I am going to make her return here at once. I must think first how I am to do it, but in any case she will be here this evening. Therefore, it is useless to worry myself.” “All this is not of the slightest importance,” I had not been content with giving myself this assurance, I had tried to convey the same impression to Françoise by not allowing her to see what I was suffering, because, even at the moment when I was feeling so keen an anguish, my love did not forget how important it was that it should appear a happy love, a mutual love, especially in the eyes of Françoise, who, as she disliked Albertine, had always doubted her sincerity. Yes, a moment ago, before Françoise came into the room, I had supposed that I was no longer in love with Albertine, I had supposed that I was leaving nothing out of account; a careful analyst, I had supposed that I knew the state of my own heart. But our intelligence, however great it may be, cannot perceive the elements that compose it and remain unsuspected so long as, from the volatile state in which they generally exist, a phenomenon capable of isolating them has not subjected them to the first stages of solidification. I had been mistaken in thinking that I could see clearly into my own heart. But this knowledge which had not been given me by the finest mental perceptions had now been brought to me, hard, glittering, strange, like a crystallised salt, by the abrupt reaction of grief. I was so much in the habit of seeing Albertine in the room, and I saw, all of a sudden, a fresh aspect of Habit. Hitherto I had regarded it chiefly as an annihilating force which suppresses the originality and even our consciousness of our perceptions; now I beheld it as a dread deity, so riveted to ourselves, its meaningless aspect so incrusted in our heart, that if it detaches itself, if it turns away from us, this deity which we can barely distinguish inflicts upon us sufferings more terrible than any other and is then as cruel as death itself.
Le plus pressé était de lire la lettre d′Albertine puisque je voulais aviser aux moyens de la faire revenir. Je les sentais en ma possession, parce que, comme l′avenir est ce qui n′existe que dans notre pensée, il nous semble encore modifiable par l′intervention in extremis de notre volonté. Mais, en même temps, je me rappelais que j′avais vu agir sur lui d′autres forces que la mienne et contre lesquelles, plus de temps m′eût-il été donné, je n′aurais rien pu. À quoi sert que l′heure n′ait pas sonné encore si nous ne pouvons rien sur ce qui s′y produira ? Quand Albertine était à la maison j′étais bien décidé à garder l′initiative de notre séparation. Et puis elle était partie. J′ouvris la lettre d′Albertine. Elle était ainsi conçue :
The first thing to be done was to read Albertine′s letter, since I was anxious to think of some way of making her return. I felt that this lay in my power, because, as the future is what exists only in our mind, it seems to us to be still alterable by the intervention, in extremis, of our will. But, at the same time, I remembered that I had seen act upon it forces other than my own, against which, however long an interval had been allowed me, I could never have prevailed. Of what use is it that the hour has not yet struck if we can do nothing to influence what is bound to happen. When Albertine was living in the house I had been quite determined to retain the initiative in our parting. And now she had gone. I opened her letter. It ran as follows:
« MON AMI,
» Pardonnez-moi de ne pas avoir osé vous dire de vive voix les quelques mots qui vont suivre, mais je suis si lâche, j′ai toujours eu si peur devant vous, que, même en me forçant, je n′ai pas eu le courage de le faire. Voici ce que j′aurais dû vous dire. Entre nous, la vie est devenue impossible, vous avez d′ailleurs vu par votre algarade de l′autre soir qu′il y avait quelque chose de changé dans nos rapports. Ce qui a pu s′arranger cette nuit-là deviendrait irréparable dans quelques jours. Il vaut donc mieux, puisque nous avons eu la chance de nous réconcilier, nous quitter bons amis. C′est pourquoi, mon chéri, je vous envoie ce mot, et je vous prie d′être assez bon pour me pardonner si je vous fais un peu de chagrin, en pensant à l′immense que j′aurai. Mon cher grand, je ne veux pas devenir votre ennemie, il me sera déjà assez dur de vous devenir peu à peu, et bien vite, indifférente ; aussi ma décision étant irrévocable, avant de vous faire remettre cette lettre par Françoise, je lui aurai demandé mes malles. Adieu, je vous laisse le meilleur de moi-même. «ALBERTINE. »
“MY DEAR FRIEND,
“Forgive me for not having dared to say to you in so many words what I am now writing, but I am such a coward, I have always been so afraid in your presence that I have never been able to force myself to speak. This is what I should have said to you. Our life together has become impossible; you must, for that matter, have seen, when you turned upon me the other evening, that there had been a change in our relations. What we were able to straighten out that night would become irreparable in a few days′ time. It is better for us, therefore, since we have had the good fortune to be reconciled, to part as friends. That is why, my darling, I am sending you this line, and beg you to be so kind as to forgive me if I am causing you a little grief when you think of the immensity of mine. My dear old boy, I do not wish to become your enemy, it will be bad enough to become by degrees, and very soon, a stranger to you; and so, as I have absolutely made up my mind, before sending you this letter by Françoise, I shall have asked her to let me have my boxes. Good-bye: I leave with you the best part of myself. “ALBERTINE.”
« Tout cela ne signifie rien, me dis-je, c′est même meilleur que je ne pensais, car comme elle ne pense rien de tout cela, elle ne l′a évidemment écrit que pour frapper un grand coup, afin que je prenne peur et ne sois plus insupportable avec elle. Il faut aviser au plus pressé : qu′Albertine soit rentrée ce soir. Il est triste de penser que les Bontemps sont des gens véreux qui se servent de leur nièce pour m′extorquer de l′argent. Mais qu′importe ? Dussé-je, pour qu′Albertine soit ici ce soir, donner la moitié de ma fortune à Mme Bontemps, il nous restera assez, à Albertine et à moi, pour vivre agréablement ». Et en même temps, je calculais si j′avais le temps d′aller ce matin commander le yacht et la Rolls Royce qu′elle désirait, ne songeant même plus, toute hésitation ayant disparu, que j′avais pu trouver peu sage de les lui donner. « Même si l′adhésion de Mme Bontemps ne suffit pas, si Albertine ne veut pas obéir à sa tante et pose comme condition de son retour qu′elle aura désormais sa pleine indépendance, eh bien ! quelque chagrin que cela me fasse, je la lui laisserai ; elle sortira seule, comme elle voudra. Il faut savoir consentir des sacrifices, si douloureux qu′ils soient, pour la chose à laquelle on tient le plus et qui, malgré ce que je croyais ce matin d′après mes raisonnements exacts et absurdes, est qu′Albertine vive ici. » Puis-je dire, du reste, que lui laisser cette liberté m′eût été tout à fait douloureux ? Je mentirais. Souvent déjà j′avais senti que la souffrance de la laisser libre de faire le mal loin de moi était peut-être moindre encore que ce genre de tristesse qu′il m′arrivait d′éprouver à la sentir s′ennuyer, avec moi, chez moi. Sans doute, au moment même où elle m′eût demandé à partir quelque part, la laisser faire, avec l′idée qu′il y avait des orgies organisées, m′eût été atroce. Mais lui dire : prenez notre bateau, ou le train, partez pour un mois, dans tel pays que je ne connais pas, où je ne saurai rien de ce que vous ferez, cela m′avait souvent plu par l′idée que par comparaison, loin de moi, elle me préférerait, et serait heureuse au retour. « Ce retour, elle-même le désire sûrement ; elle n′exige nullement cette liberté à laquelle d′ailleurs, en lui offrant chaque jour des plaisirs nouveaux, j′arriverais aisément à obtenir, jour par jour, quelque limitation. Non, ce qu′Albertine a voulu, c′est que je ne sois plus insupportable avec elle, et surtout — comme autrefois Odette avec Swann — que je me décide à l′épouser. Une fois épousée, son indépendance, elle n′y tiendra pas ; nous resterons tous les deux ici, si heureux ! » Sans doute c′était renoncer à Venise. Mais que les villes les plus désirées comme Venise (à plus forte raison les maîtresses de maison les plus agréables, comme la duchesse de Guermantes, les distractions comme le théâtre) deviennent pâles, indifférentes, mortes, quand nous sommes liés à un autre cœur par un lien si douloureux qu′il nous empêche de nous éloigner. « Albertine a, d′ailleurs, parfaitement raison dans cette question de mariage. Maman elle-même trouvait tous ces retards ridicules. L′épouser, c′est ce que j′aurais dû faire depuis longtemps, c′est ce qu′il faudra que je fasse, c′est cela qui lui a fait écrire sa lettre dont elle ne pense pas un mot ; c′est seulement pour faire réussir cela qu′elle a renoncé pour quelques heures à ce qu′elle doit désirer autant que je désire qu′elle le fasse : revenir ici. Oui, c′est cela qu′elle a voulu, c′est cela l′intention de son acte », me disait ma raison compatissante ; mais je sentais qu′en me le disant ma raison se plaçait toujours dans la même hypothèse qu′elle avait adoptée depuis le début. Or je sentais bien que c′était l′autre hypothèse qui n′avait jamais cessé d′être vérifiée. Sans doute cette deuxième hypothèse n′aurait jamais été assez hardie pour formuler expressément qu′Albertine eût pu être liée avec Mlle Vinteuil et son amie. Et pourtant, quand j′avais été submergé par l′envahissement de cette nouvelle terrible, au moment où nous entrions en gare d′Incarville, c′était la seconde hypothèse qui s′était déjà trouvée vérifiée. Celle-ci n′avait ensuite jamais conçu qu′Albertine pût me quitter d′elle-même, de cette façon, sans me prévenir et me donner le temps de l′en empêcher. Mais tout de même, si, après le nouveau bond immense que la vie venait de me faire faire, la réalité qui s′imposait à moi m′était aussi nouvelle que celle en face de quoi nous mettent la découverte d′un physicien, les enquêtes d′un juge d′instruction ou les trouvailles d′un historien sur les dessous d′un crime ou d′une révolution, cette réalité en dépassant les chétives prévisions de ma deuxième hypothèse pourtant les accomplissait. Cette deuxième hypothèse n′était pas celle de l′intelligence, et la peur panique que j′avais eue le soir où Albertine ne m′avait pas embrassé, la nuit où j′avais entendu le bruit de la fenêtre, cette peur n′était pas raisonnée. Mais — et la suite le montrera davantage, comme bien des épisodes ont pu déjà l′indiquer — de ce que l′intelligence n′est pas l′instrument le plus subtil, le plus puissant, le plus approprié pour saisir le vrai, ce n′est qu′une raison de plus pour commencer par l′intelligence et non par un intuitivisme de l′inconscient, par une foi aux pressentiments toute faite. C′est la vie qui peu à peu, cas par cas, nous permet de remarquer que ce qui est le plus important pour notre cœur, ou pour notre esprit, ne nous est pas appris par le raisonnement mais par des puissances autres. Et alors, c′est l′intelligence elle-même qui, se rendant compte de leur supériorité, abdique par raisonnement devant elles et accepte de devenir leur collaboratrice et leur servante. C′est la foi expérimentale. Le malheur imprévu avec lequel je me retrouvais aux prises, il me semblait l′avoir lui aussi (comme l′amitié d′Albertine avec deux Lesbiennes) déjà connu pour l′avoir lu dans tant de signes où (malgré les affirmations contraires de ma raison, s′appuyant sur les dires d′Albertine elle-même) j′avais discerné la lassitude, l′horreur qu′elle avait de vivre ainsi en esclave, signes tracés comme avec de l′encre invisible à l′envers des prunelles tristes et soumises d′Albertine, sur ses joues brusquement enflammées par une inexplicable rougeur, dans le bruit de la fenêtre qui s′était brusquement ouverte. Sans doute je n′avais pas osé les interpréter jusqu′au bout et former expressément l′idée de son départ subit. Je n′avais pensé, d′une âme équilibrée par la présence d′Albertine, qu′à un départ arrangé par moi à une date indéterminée, c′est-à-dire situé dans un temps inexistant ; par conséquent j′avais eu seulement l′illusion de penser à un départ, comme les gens se figurent qu′ils ne craignent pas la mort quand ils y pensent alors qu′ils sont bien portants, et ne font en réalité qu′introduire une idée purement négative au sein d′une bonne santé que l′approche de la mort précisément altérerait. D′ailleurs l′idée du départ d′Albertine voulu par elle-même eût pu me venir mille fois à l′esprit, le plus clairement, le plus nettement du monde, que je n′aurais pas soupçonné davantage ce que serait relativement à moi, c′est-à-dire en réalité, ce départ, quelle chose originale, atroce, inconnue, quel mal entièrement nouveau. À ce départ, si je l′eusse prévu, j′aurais pu songer sans trêve pendant des années, sans que, mises bout à bout, toutes ces pensées eussent eu le plus faible rapport, non seulement d′intensité mais de ressemblance, avec l′inimaginable enfer dont Françoise m′avait levé le voile en me disant : « Mademoiselle Albertine est partie. » Pour se représenter une situation inconnue l′imagination emprunte des éléments connus et à cause de cela ne se la représente pas. Mais la sensibilité, même la plus physique, reçoit, comme le sillon de la foudre, la signature originale et longtemps indélébile de l′événement nouveau. Et j′osais à peine me dire que, si j′avais prévu ce départ, j′aurais peut-être été incapable de me le représenter dans son horreur, et même, Albertine me l′annonçant, moi la menaçant, la suppliant, de l′empêcher ! Que le désir de Venise était loin de moi maintenant ! Comme autrefois à Combray celui de connaître Madame de Guermantes, quand venait l′heure où je ne tenais plus qu′à une seule chose, avoir maman dans ma chambre. Et c′était bien, en effet, toutes les inquiétudes éprouvées depuis mon enfance, qui, à l′appel de l′angoisse nouvelle, avaient accouru la renforcer, s′amalgamer à elle en une masse homogène qui m′étouffait. Certes, ce coup physique au cœur que donne une telle séparation et qui, par cette terrible puissance d′enregistrement qu′a le corps, fait de la douleur quelque chose de contemporain à toutes les époques de notre vie où nous avons souffert, certes, ce coup au cœur sur lequel spécule peut-être un peu — tant on se soucie peu de la douleur des autres — la femme qui désire donner au regret son maximum d′intensité, soit que, n′esquissant qu′un faux départ, elle veuille seulement demander des conditions meilleures, soit que, partant pour toujours — pour toujours ! — elle désire frapper, ou pour se venger, ou pour continuer d′être aimée, ou dans l′intérêt de la qualité du souvenir qu′elle laissera, briser violemment ce réseau de lassitudes, d′indifférences, qu′elle avait senti se tisser, — certes, ce coup au cœur, on s′était promis de l′éviter, on s′était dit qu′on se quitterait bien. Mais il est vraiment rare qu′on se quitte bien, car, si on était bien, on ne se quitterait pas ! Et puis la femme avec qui on se montre le plus indifférent sent tout de même obscurément qu′en se fatiguant d′elle, en vertu d′une même habitude, on s′est attaché de plus en plus à elle, et elle songe que l′un des éléments les plus essentiels pour se quitter bien est de partir en prévenant l′autre. Or elle a peur en prévenant d′empêcher. Toute femme sent que, si son pouvoir sur un homme est grand, le seul moyen de s′en aller, c′est de fuir. Fugitive parce que reine, c′est ainsi. Certes, il y a un intervalle inouퟥntre cette lassitude qu′elle inspirait il y a un instant et, parce qu′elle est partie, ce furieux besoin de la revoir. Mais à cela, en dehors de celles données au cours de cet ouvrage et d′autres qui le seront plus loin, il y a des raisons. D′abord le départ a lieu souvent dans le moment où l′indifférence — réelle ou crue — est la plus grande, au point extrême de l′oscillation du pendule. La femme se dit : « Non, cela ne peut plus durer ainsi », justement parce que l′homme ne parle que de la quitter, ou y pense ; et c′est elle qui quitte. Alors, le pendule revenant à son autre point extrême, l′intervalle est le plus grand. En une seconde il revient à ce point ; encore une fois, en dehors de toutes les raisons données, c′est si naturel ! Le cœur bat ; et d′ailleurs la femme qui est partie n′est plus la même que celle qui était là. Sa vie auprès de nous, trop connue, voit tout d′un coup s′ajouter à elle les vies auxquelles elle va inévitablement se mêler, et c′est peut-être pour se mêler à elles qu′elle nous a quittés. De sorte que cette richesse nouvelle de la vie de la femme en allée rétroagit sur la femme qui était auprès de nous et peut-être préméditait son départ. À la série des faits psychologiques que nous pouvons déduire et qui font partie de sa vie avec nous, de notre lassitude trop marquée pour elle, de notre jalousie aussi (et qui fait que les hommes qui ont été quittés par plusieurs femmes l′ont été presque toujours de la même manière à cause de leur caractère et de réactions toujours identiques qu′on peut calculer ; chacun a sa manière propre d′être trahi, comme il a sa manière de s′enrhumer), à cette série pas trop mystérieuse pour nous correspondait sans doute une série de faits que nous avons ignorés. Elle devait depuis quelque temps entretenir des relations écrites, ou verbales, ou par messagers, avec tel homme, ou telle femme, attendre tel signe que nous avons peut-être donné nous-même sans le savoir en disant : « M. X. est venu hier pour me voir », si elle avait convenu avec M. X. que la veille du jour où elle devrait rejoindre M. X., celui-ci viendrait me voir. Que d′hypothèses possibles ! Possibles seulement. Je construisais si bien la vérité, mais dans le possible seulement, qu′ayant un jour ouvert, et par erreur, une lettre adressée à ma maîtresse, cette lettre écrite en style convenu et qui disait : « Attends toujours signe pour aller chez le marquis de Saint-Loup, prévenez demain par coup de téléphone », je reconstituai une sorte de fuite projetée ; le nom du marquis de Saint-Loup n′était là que pour signifier autre chose, car ma maîtresse ne connaissait pas suffisamment Saint-Loup, mais m′avait entendu parler de lui, et, d′ailleurs, la signature était une espèce de surnom, sans aucune forme de langage. Or la lettre n′était pas adressée à ma maîtresse, mais à une personne de la maison qui portait un nom différent et qu′on avait mal lu. La lettre n′était pas en signes convenus mais en mauvais français parce qu′elle était d′une Américaine, effectivement amie de Saint-Loup comme celui-ci me l′apprit. Et la façon étrange dont cette Américaine formait certaines lettres avait donné l′aspect d′un surnom à un nom parfaitement réel mais étranger. Je m′étais donc ce jour-là trompé du tout au tout dans mes soupçons. Mais l′armature intellectuelle qui chez moi avait relié ces faits, tous faux, était elle-même la forme si juste, si inflexible de la vérité que quand trois mois plus tard ma maîtresse, qui alors songeait à passer toute sa vie avec moi, m′avait quitté, ç′avait été d′une façon absolument identique à celle que j′avais imaginée la première fois. Une lettre vint ayant les mêmes particularités que j′avais faussement attribuées à la première lettre, mais cette fois-ci ayant bien le sens d′un signal.
“All this means nothing,” I told myself, “It is even better than I thought, for as she doesn′t mean a word of what she says she has obviously written her letter only to give me a severe shock, so that I shall take fright, and not be horrid to her again. I must make some arrangement at once: Albertine must be brought back this evening. It is sad to think that the Bontemps are no better than blackmailers who make use of their niece to extort money from me. But what does that matter? Even if, to bring Albertine back here this evening, I have to give half my fortune to Mme. Bontemps, we shall still have enough left, Albertine and I, to live in comfort.” And, at the same time, I calculated whether I had time to go out that morning and order the yacht and the Rolls-Royce which she coveted, quite forgetting, now that all my hesitation had vanished, that I had decided that it would be unwise to give her them. “Even if Mme. Bontemps′ support is not sufficient, if Albertine refuses to obey her aunt and makes it a condition of her returning to me that she shall enjoy complete independence, well, however much it may distress me, I shall leave her to herself; she shall go out by herself, whenever she chooses. One must be prepared to make sacrifices, however painful they may be, for the thing to which one attaches most importance, which is, in spite of everything that I decided this morning, on the strength of my scrupulous and absurd arguments, that Albertine shall continue to live here.” Can I say for that matter that to leave her free to go where she chose would have been altogether painful to me? I should be lying. Often already I had felt that the anguish of leaving her free to behave improperly out of my sight was perhaps even less than that sort of misery which I used to feel when I guessed that she was bored in my company, under my roof. No doubt at the actual moment of her asking me to let her go somewhere, the act of allowing her to go, with the idea of an organised orgy, would have been an appalling torment. But to say to her: “Take our yacht, or the train, go away for a month, to some place which I have never seen, where I shall know nothing of what you are doing,”— this had often appealed to me, owing to the thought that, by force of contrast, when she was away from me, she would prefer my society, and would be glad to return. “This return is certainly what she herself desires; she does not in the least insist upon that freedom upon which, moreover, by offering her every day some fresh pleasure, I should easily succeed in imposing, day by day, a further restriction. No, what Albertine has wanted is that I shall no longer make myself unpleasant to her, and most of all — like Odette with Swann — that I shall make up my mind to marry her. Once she is married, her independence will cease to matter; we shall stay here together, in perfect happiness.” No doubt this meant giving up any thought of Venice. But the places for which we have most longed, such as Venice (all the more so, the most agreeable hostesses, such as the Duchesse de Guermantes, amusements such as the theatre), how pale, insignificant, dead they become when we are tied to the heart of another person by a bond so painful that it prevents us from tearing ourselves away. “Albertine is perfectly right, for that matter, about our marriage. Mamma herself was saying that all these postponements were ridiculous. Marrying her is what I ought to have done long ago, it is what I shall have to do, it is what has made her write her letter without meaning a word of it; it is only to bring about our marriage that she has postponed for a few hours what she must desire as keenly as I desire it: her return to this house. Yes, that is what she meant, that is the purpose of her action,” my compassionate judgment assured me; but I felt that, in telling me this, my judgment was still maintaining the same hypothesis which it had adopted from the start. Whereas I felt that it was the other hypothesis which had invariably proved correct. No doubt this second hypothesis would never have been so bold as to formulate in so many words that Albertine could have had intimate relations with Mile. Vinteuil and her friend. And yet, when I was overwhelmed by the invasion of those terrible tidings, as the train slowed down before stopping at Parville station, it was the second hypothesis that had already been proved correct. This hypothesis had never, in the interval, conceived the idea that Albertine might leave me of her own accord, in this fashion, and without warning me and giving me time to prevent her departure. But all the same if, after the immense leap forwards which life had just made me take, the reality that confronted me was as novel as that which is presented by the discovery of a scientist, the inquiries of an examining magistrate or the researches of a historian into the mystery of a crime or a revolution, this reality while exceeding the meagre previsions of my second hypothesis nevertheless fulfilled them. This second hypothesis was not an intellectual feat, and the panic fear that I had felt on the evening when Albertine had refused to kiss me, the night when I had heard the sound of her window being opened, that fear was not based upon reason. But — and the sequel will shew this more clearly, as several episodes must have indicated it already — the fact that our intellect is not the most subtle, the most powerful, the most appropriate instrument for grasping the truth, is only a reason the more for beginning with the intellect, and not with a subconscious intuition, a ready-made faith in presentiments. It is life that, little by little, case by case, enables us to observe that what is most important to our heart, or to our mind, is learned not by reasoning but by other powers. And then it is the intellect itself which, taking note of their superiority, abdicates its sway to them upon reasoned grounds and consents to become their collaborator and their servant. It is faith confirmed by experiment. The unforeseen calamity with which I found myself engaged, it seemed to me that I had already known it also (as I had known of Albertine′s friendship with a pair of Lesbians), from having read it in so many signs in which (notwithstanding the contrary affirmations of my reason, based upon Albertine′s own statements) I had discerned the weariness, the horror that she felt at having to live in that state of slavery, signs traced as though in invisible ink behind her sad, submissive eyes, upon her cheeks suddenly inflamed with an unaccountable blush, in the sound of the window that had suddenly been flung open. No doubt I had not ventured to interpret them in their full significance or to form a definite idea of her immediate departure. I had thought, with a mind kept in equilibrium by Albertine′s presence, only of a departure arranged by myself at an undetermined date, that is to say a date situated in a non-existent time; consequently I had had merely the illusion of thinking of a departure, just as people imagine that they are not afraid of death when they think of it while they are in good health and actually do no more than introduce a purely negative idea into a healthy state which the approach of death would automatically destroy. Besides, the idea of Albertine′s departure on her own initiative might have occurred to my mind a thousand times over, in the clearest, the most sharply defined form, and I should no more have suspected what, in relation to myself, that is to say in reality, that departure would be, what an unprecedented, appalling, unknown thing, how entirely novel a calamity. Of her departure, had I foreseen it, I might have gone on thinking incessantly for years on end, and yet all my thoughts of it, placed end to end, would not have been comparable for an instant, not merely in intensity but in kind, with the unimaginable hell the curtain of which Françoise had raised for me when she said: “Mademoiselle Albertine has gone.” In order to form an idea of an unknown situation our imagination borrows elements that are already familiar and for that reason does not form any idea of it. But our sensibility, even in its most physical form, receives, as it were the brand of the lightning, the original and for long indelible imprint of the novel event. And I scarcely ventured to say to myself that, if I had foreseen this departure, I would perhaps have been incapable of picturing it to myself in all its horror, or indeed, with Albertine informing me of it, and myself threatening, imploring her, of preventing it! How far was any longing for Venice removed from me now! As far as, in the old days at Combray, was the longing to know Mme. de Guermantes when the time came at which I longed for one thing only, to have Mamma in my room. And it was indeed all these anxieties that I had felt ever since my childhood, which, at the bidding of this new anguish, had come hastening to reinforce it, to amalgamate themselves with it in a homogeneous mass that was stifling me. To be sure, the physical blow which such a parting strikes at the heart, and which, because of that terrible capacity for registering things with which the body is endowed, makes our suffering somehow contemporaneous with all the epochs in our life in which we have suffered; to be sure, this blow at the heart upon which the woman speculates a little perhaps — so little compunction do we shew for the sufferings of other people — who is anxious to give the maximum intensity to regret, whether it be that, merely hinting at an imaginary departure, she is seeking only to demand better terms, or that, leaving us for ever — for ever! — she desires to wound us, or, in order to avenge herself, or to continue to be loved, or to enhance the memory that she will leave behind her, to rend asunder the net of weariness, of indifference which she has felt being woven about her — to be sure, this blow at our heart, we had vowed that we would avoid it, had assured ourselves that we would make a good finish. But it is rarely indeed that we do finish well, for, if all was well, we would never finish! And besides, the woman to whom we shew the utmost indifference feels nevertheless in an obscure fashion that while we have been growing tired of her, by virtue of an identical force of habit, we have grown more and more attached to her, and she reflects that one of the essential elements in a good finish is to warn the other person before one goes. But she is afraid, if she warns us, of preventing her own departure. Every woman feels that, if her power over a man is great, the only way to leave him is sudden flight. A fugitive because a queen, precisely. To be sure, there is an unspeakable interval between the boredom which she inspired a moment ago and, because she has gone, this furious desire to have her back again. But for this, apart from those which have been furnished in the course of this work and others which will be furnished later on, there are reasons. For one thing, her departure occurs as often as not at the moment when our indifference — real or imagined — is greatest, at the extreme point of the oscillation of the pendulum. The woman says to herself: “No, this sort of thing cannot go on any longer,” simply because the man speaks of nothing but leaving her, or thinks of nothing else; and it is she who leaves him. Then, the pendulum swinging back to its other extreme, the interval is all the greater. In an instant it returns to this point; once more, apart from all the reasons that have been given, it is so natural. Our heart still beats; and besides, the woman who has gone is no longer the same as the woman who was with us. Her life under our roof, all too well known, is suddenly enlarged by the addition of the lives with which she is inevitably to be associated, and it is perhaps to associate herself with them that she has left us. So that this novel richness of the life of the woman who has gone reacts upon the woman who was with us and was perhaps planning her departure. To the series of psychological facts which we are able to deduce and which form part of her life with us, our too evident boredom in her company, our jealousy also (the effect of which is that the men who have been left by a number of women have been left almost always in the same manner because of their character and of certain always identical reactions which can be calculated: each man has his own way of being betrayed, as he has his own way of catching cold), to this series not too mysterious for us, there corresponds doubtless a series of facts of which we were unaware. She must for some tune past have been keeping up relations, written, or verbal or through messengers, with some man, or some woman, have been awaiting some signal which we may perhaps have given her ourselves, unconsciously, when we said: “X. called yesterday to see me,” if she had arranged with X. that on the eve of the day when she was to join him he was to call upon me. How many possible hypotheses! Possible only. I constructed the truth so well, but in the realm of possibility only, that, having one day opened, and then by mistake, a letter addressed to my mistress, from this letter which was written in a code, and said: “Go on waiting for a signal to go to the Marquis de Saint-Loup; let me know to-morrow by telephone,” I reconstructed a sort of projected flight; the name of the Marquis de Saint-Loup was there only as a substitute for some other name, for my mistress did not know Saint-Loup well enough, but had heard me speak of him, and moreover the signature was some sort of nickname, without any intelligible form. As it happened, the letter was addressed not to my mistress but to another person in the building who bore a different name which had been misread. The letter was written not in code, but in bad French, because it was written by an American woman, who was indeed a friend of Saint-Loup as he himself told me. And the odd way in which this American woman wrote certain letters had given the appearance of a nickname to a name which was quite genuine, only foreign. And so I had on that occasion been entirely at fault in my suspicions. But the intellectual structure which had in my mind combined these facts, all of them false, was itself so accurate, so inflexible form of the truth that when three months later my mistress, who had at that time been meaning to spend the rest of her life with me, left me, it was in a fashion absolutely identical with that which I had imagined on the former occasion. A letter arrived, containing the same peculiarities which I had wrongly attributed to the former letter, but this time it was indeed meant as a signal.
Ce malheur était le plus grand de toute ma vie. Et malgré tout, la souffrance qu′il me causait était peut-être dépassée encore par la curiosité de connaître les causes de ce malheur qu′Albertine avait désiré, retrouvé. Mais les sources des grands événements sont comme celles des fleuves, nous avons beau parcourir la surface de la terre, nous ne les retrouvons pas. Albertine avait-elle ainsi prémédité depuis longtemps sa fuite ? j′ai dit (et alors cela m′avait paru seulement du maniérisme et de la mauvaise humeur, ce que Françoise appelait faire la « tête ») que, du jour où elle avait cessé de m′embrasser, elle avait eu un air de porter le diable en terre, toute droite, figée, avec une voix triste dans les plus simples choses, lente en ses mouvements, ne souriant plus jamais. Je ne peux pas dire qu′aucun fait prouvât aucune connivence avec le dehors. Françoise me raconta bien ensuite qu′étant entrée l′avant-veille du départ dans sa chambre elle n′y avait trouvé personne, les rideaux fermés, mais sentant à l′odeur de l′air et au bruit que la fenêtre était ouverte. Et, en effet, elle avait trouvé Albertine sur le balcon. Mais on ne voit pas avec qui elle eût pu, de là, correspondre, et, d′ailleurs, les rideaux fermés sur la fenêtre ouverte s′expliquaient sans doute parce qu′elle savait que je craignais les courants d′air et que, même si les rideaux m′en protégeaient peu, ils eussent empêché Françoise de voir du couloir que les volets étaient ouverts aussi tôt. Non, je ne vois rien sinon un petit fait qui prouve seulement que la veille elle savait qu′elle allait partir. La veille, en effet, elle prit dans ma chambre sans que je m′en aperçusse une grande quantité de papier et de toile d′emballage qui s′y trouvait, et à l′aide desquels elle emballa ses innombrables peignoirs et sauts de lit toute la nuit afin de partir le matin ; c′est le seul fait, ce fut tout. Je ne peux pas attacher d′importance à ce qu′elle me rendit presque de force ce soir-là mille francs qu′elle me devait, cela n′a rien de spécial, car elle était d′un scrupule extrême dans les choses d′argent. Oui, elle prit les papiers d′emballage la veille, mais ce n′était pas de la veille seulement qu′elle savait qu′elle partirait ! Car ce n′est pas le chagrin qui la fit partir, mais la résolution prise de partir, de renoncer à la vie qu′elle avait rêvée qui lui donna cet air chagrin. Chagrin, presque solennellement froid avec moi, sauf le dernier soir, où, après être restée chez moi plus tard qu′elle ne voulait, dit-elle — remarque qui m′étonnait venant d′elle qui voulait toujours prolonger, — elle me dit de la porte : « Adieu, petit, adieu, petit. » Mais je n′y pris pas garde au moment. Françoise m′a dit que le lendemain matin, quand elle lui dit qu′elle partait (mais, du reste, c′est explicable aussi par la fatigue, car elle ne s′était pas déshabillée et avait passé toute la nuit à emballer, sauf les affaires qu′elle avait à demander à Françoise et qui n′étaient pas dans sa chambre et son cabinet de toilette), elle était encore tellement triste, tellement plus droite, tellement plus figée que les jours précédents que Françoise crut quand elle lui dit : « Adieu, Françoise » qu′elle allait tomber. Quand on apprend ces choses-là, on comprend que la femme qui vous plaisait tellement moins que toutes celles qu′on rencontre si facilement dans les plus simples promenades, à qui on en voulait de les sacrifier pour elle, soit au contraire celle qu′on préfèrerait maintenant mille fois. Car la question ne se pose plus entre un certain plaisir — devenu par l′usage, et peut-être par la médiocrité de l′objet, presque nul — et d′autres plaisirs, ceux-là tentants, ravissants, mais entre ces plaisirs-là et quelque chose de bien plus fort qu′eux, la pitié pour la douleur.
This calamity was the greatest that I had experienced in my life. And, when all was said, the suffering that it caused me was perhaps even exceeded by my curiosity to learn the causes of this calamity which Albertine had deliberately brought about. But the sources of great events are like those of rivers, in vain do we explore the earth′s surface, we can never find them. So Albertine had for a long time past been planning lier flight; I have said (and at the time it had seemed to me simply a sign of affectation and ill humour, what Françoise called ‘lifting her head′) that, from the day upon which she had ceased to kiss me, she had gone about as though tormented by a devil, stiffly erect, unbending, saying the simplest things in a sorrowful tone, slow in her movements, never once smiling. I cannot say that there was any concrete proof of conspiracy with the outer world. Françoise told me long afterwards that, having gone into Albertine′s room two days before her departure, she had found it empty, the curtains drawn, but had detected from the atmosphere of the room and the sounds that came in that the window was open. And indeed she had found Albertine on the balcony. But it is hard to say with whom she could have been communicating from there, and moreover the drawn curtains screening the open window could doubtless be explained by her knowing that I was afraid of draughts, and by the fact that, even if the curtains afforded me little protection, they would prevent Françoise from seeing from the passage that the shutters had been opened so early. No, I can see nothing save one trifling incident which proves merely that on the day before her departure she knew that she was going. For during the day she took from my room without my noticing it a large quantity of wrapping paper and cloth which I kept there, and in which she spent the whole night packing her innumerable wrappers and dressing-gowns so that she might leave the house in the morning; this was the only incident, it was more than enough. I cannot attach any importance to her having almost forced upon me that evening a thousand francs which she owed me, there is nothing peculiar in that, for she was extremely scrupulous about money. Yes, she took the wrapping paper overnight, but it was not only then that she knew that she was going to leave me! For it was not resentment that made her leave me, but her determination, already formed, to leave me, to abandon the life of which she had dreamed, that gave her that air of resentment. A resentful air, almost solemnly cold toward myself, except on the last evening when, after staying in my room longer than she had intended, she said — a remark which surprised me, coming from her who had always sought to postpone the moment of parting — she said to me from the door: “Good-bye, my dear; good-bye, my dear.” But I did not take any notice of this, at the moment. Françoise told me that next morning when Albertine informed her that she was going (but this, for that matter, may be explained also by exhaustion for she had spent the whole night in packing all her clothes, except the things for which she had to ask Françoise as they were not in her bedroom or her dressing-room), she was still so sad, so much more erect, so much stiffer than during the previous days that Françoise, when Albertine said to her: “Good-bye, Françoise,” almost expected to see her fall to the ground. When we are told anything like this, we realise that the woman who appealed to us so much less than any of the women whom we meet so easily in the course of the briefest outing, the woman who makes us resent our having to sacrifice them to herself, is on the contrary she whom now we would a thousand times rather possess. For the choice lies no longer between a certain pleasure — which has become by force of habit, and perhaps by the insignificance of its object, almost nothing — and other pleasures, which tempt and thrill us, but between these latter pleasures and something that is far stronger than they, compassion for suffering.
En me promettant à moi-même qu′Albertine serait ici ce soir, j′avais couru au plus pressé et pansé d′une croyance nouvelle l′arrachement de celle avec laquelle j′avais vécu jusqu′ici. Mais si rapidement qu′eût agi mon instinct de conservation, j′étais, quand Françoise m′avait parlé, resté une seconde sans secours, et j′avais beau savoir maintenant qu′Albertine serait là ce soir, la douleur que j′avais ressentie pendant l′instant où je ne m′étais pas encore appris à moi-même ce retour (l′instant qui avait suivi les mots : « Mademoiselle Albertine a demandé ses malles, Mademoiselle Albertine est partie »), cette douleur renaissait d′elle-même en moi pareille à ce qu′elle avait été, c′est-à-dire comme si j′avais ignoré encore le prochain retour d′Albertine. D′ailleurs il fallait qu′elle revînt, mais d′elle-même. Dans toutes les hypothèses, avoir l′air de faire faire une démarche, de la prier de revenir irait à l′encontre du but. Certes je n′avais pas la force de renoncer à elle comme je l′avais eue pour Gilberte. Plus même que revoir Albertine, ce que je voulais c′était mettre fin à l′angoisse physique que mon cœur plus mal portant que jadis ne pouvait plus tolérer. Puis à force de m′habituer à ne pas vouloir, qu′il s′agît de travail ou d′autre chose, j′étais devenu plus lâche. Mais surtout cette angoisse était incomparablement plus forte pour bien des raisons dont la plus importante n′était peut-être pas que je n′avais jamais goûté de plaisir sensuel avec Mme de Guermantes et avec Gilberte, mais que, ne les voyant pas chaque jour, à toute heure, n′en ayant pas la possibilité et par conséquent pas le besoin, il y avait en moins, dans mon amour pour elles, la force immense de l′Habitude. Peut-être, maintenant que mon cœur, incapable de vouloir et de supporter de son plein gré la souffrance, ne trouvait qu′une seule solution possible, le retour à tout prix d′Albertine, peut-être la solution opposée (le renoncement volontaire, la résignation progressive) m′eût-elle paru une solution de roman, invraisemblable dans la vie, si je n′avais moi-même autrefois opté pour celle-là quand il s′était agi de Gilberte. Je savais donc que cette autre solution pouvait être acceptée aussi, et par un même homme, car j′étais resté à peu près le même. Seulement le temps avait joué son rôle, le temps qui m′avait vieilli, le temps aussi qui avait mis Albertine perpétuellement auprès de moi quand nous menions notre vie commune. Mais du moins, sans renoncer à elle, ce qui me restait de ce que j′avais éprouvé pour Gilberte, c′était la fierté de ne pas vouloir être pour Albertine un jouet dégoûtant en lui faisant demander de revenir, je voulais qu′elle revînt sans que j′eusse l′air d′y tenir. Je me levai pour ne pas perdre de temps, mais la souffrance m′arrêta : c′était la première fois que je me levais depuis qu′Albertine était partie. Pourtant il fallait vite m′habiller afin d′aller m′informer chez son concierge.
When I vowed to myself that Albertine would be back in the house before night, I had proceeded in hot haste to cover with a fresh belief the open wound from which I had torn the belief that had been my mainstay until then. But however rapidly my instinct of self-preservation might have acted, I had, when Françoise spoke to me, been left for an instant without relief, and it was useless my knowing now that Albertine would return that same evening, the pain that I had felt in the instant in which I had not yet assured myself of her return (the instant that had followed the words: “Mademoiselle Albertine has asked for her boxes, Mademoiselle Albertine has gone”), this revived in me of its own accord as keen as it had been before, that is to say as if I had still been unaware of Albertine′s immediate return. However, it was essential that she should return, but of her own accord. Upon every hypothesis, to appear to be taking the first step, to be begging her to return would be to defeat my own object. To be sure, I had not the strength to give her up as I had given up Gilberte. Even more than to see Albertine again, what I wished was to put an end to the physical anguish which my heart, less stout than of old, could endure no longer. Then, by dint of accustoming myself to not wishing anything, whether it was a question of work or of anything else, I had become more cowardly. But above all, this anguish was incomparably keener for several reasons, the most important of which was perhaps not that I had never tasted any sensual pleasure with Mme. de Guermantes or with Gilberte, but that, not seeing them every day, and at every hour of the day, having no opportunity and consequently no need to see them, there had been less prominent, in my love for them, the immense force of Habit. Perhaps, now that my heart, incapable of wishing and of enduring of its own free will what I was suffering, found only one possible solution, that Albertine should return at all costs, perhaps the opposite solution (a deliberate renunciation, gradual resignation) would have seemed to me a novelist′s solution, improbable in real life, had I not myself decided upon it in the past when Gilberte was concerned. I knew therefore that this other solution might be accepted also and by the same man, for I had remained more or less the same. Only time had played its part, time which had made me older, time which moreover had kept Albertine perpetually in my company while we were living together. But I must add that, without my giving up the idea of that life, there survived in me of all that I had felt about Gilberte the pride which made me refuse to be to Albertine a repellent plaything by insisting upon her return; I wished her to come back without my appearing to attach any importance to her return. I got out of bed, so as to lose no more time, but was arrested by my anguish; this was the first time that I had got out of bed since Albertine had left me. Yet I must dress myself at once in order to go and make inquiries of her porter.
La souffrance, prolongement d′un choc moral imposé, aspire à changer de forme ; on espère la volatiliser en faisant des projets, en demandant des renseignements ; on veut qu′elle passe par ses innombrables métamorphoses, cela demande moins de courage que de garder sa souffrance franche ; ce lit paraît si étroit, si dur, si froid où l′on se couche avec sa douleur. Je me remis sur mes jambes ; je n′avançais dans la chambre qu′avec une prudence infinie, je me plaçais de façon à ne pas apercevoir la chaise d′Albertine, le pianola sur les pédales duquel elle appuyait ses mules d′or, un seul des objets dont elle avait usé et qui tous, dans le langage particulier que leur avaient enseigné mes souvenirs, semblaient vouloir me donner une traduction, une version différente, m′annoncer une seconde fois la nouvelle de son départ. Mais, sans les regarder, je les voyais, mes forces m′abandonnèrent, je tombai assis dans un de ces fauteuils de satin bleu dont, une heure plus tôt, dans le clair-obscur de la chambre anesthésiée par un rayon de jour, le glacis m′avait fait faire des rêves passionnément caressés alors, si loin de moi maintenant. Hélas ! je ne m′y étais jamais assis, avant cette minute, que quand Albertine était encore là. Aussi je ne pus y rester, je me levai ; et ainsi à chaque instant il y avait quelqu′un des innombrables et humbles « moi » qui nous composent qui était ignorant encore du départ d′Albertine et à qui il fallait le notifier ; il fallait — ce qui était plus cruel que s′ils avaient été des étrangers et n′avaient pas emprunté ma sensibilité pour souffrir — annoncer le malheur qui venait d′arriver à tous ces êtres, à tous ces « moi » qui ne le savaient pas encore ; il fallait que chacun d′eux à son tour entendît pour la première fois ces mots : « Albertine a demandé ses malles » — ces malles en forme de cercueil que j′avais vu charger à Balbec à côté de celles de ma mère, — « Albertine est partie ». À chacun j′avais à apprendre mon chagrin, le chagrin qui n′est nullement une conclusion pessimiste librement tirée d′un ensemble de circonstances funestes, mais la reviviscence intermittente et involontaire d′une impression spécifique, venue du dehors, et que nous n′avons pas choisie. Il y avait quelques-uns de ces « moi » que je n′avais pas revus depuis assez longtemps. Par exemple (je n′avais pas songé que c′était le jour du coiffeur) le « moi » que j′étais quand je me faisais couper les cheveux. J′avais oublié ce « moi »-là, son arrivée fit éclater mes sanglots, comme, à un enterrement, celle d′un vieux serviteur retraité qui a connu celle qui vient de mourir. Puis je me rappelai tout d′un coup que depuis huit jours j′avais par moments été pris de peurs paniques que je ne m′étais pas avouées. À ces moments-là je discutais pourtant en me disant : « Inutile, n′est-ce pas, d′envisager l′hypothèse où elle partirait brusquement. C′est absurde. Si je la confiais à un homme sensé et intelligent (et je l′aurais fait pour me tranquilliser si la jalousie ne m′eût empêché de faire des confidences), il me dirait sûrement : « Mais vous êtes fou. C′est impossible. » Et, en effet, ces derniers jours nous n′avions pas eu une seule querelle. On part pour un motif. On le dit. On vous donne le droit de répondre. On ne part pas comme cela. Non, c′est un enfantillage. C′est la seule hypothèse absurde. » Et pourtant tous les jours, en la retrouvant là le matin, quand je sonnais, j′avais poussé un immense soupir de soulagement. Et quand Françoise m′avait remis la lettre d′Albertine, j′avais tout de suite été sûr qu′il s′agissait de la chose qui ne pouvait pas être, de ce départ en quelque sorte perçu plusieurs jours d′avance, malgré les raisons logiques d′être rassuré. Je me l′étais dit presque avec une satisfaction de perspicacité dans mon désespoir, comme un assassin qui sait ne pouvoir être découvert, mais qui a peur et qui tout d′un coup voit le nom de sa victime écrit en tête d′un dossier chez le juge d′instruction qui l′a fait mander.
Suffering, the prolongation of a spiritual shock that has come from without, keeps on endeavouring to change its form; we hope to be able to dispel it by making plans, by seeking information; we wish it to pass through its countless metamorphoses, this requires less courage than retaining our suffering intact; the bed appears so narrow, hard and cold on which we lie down with our grief. I put my feet to the ground; I stepped across the room with endless precautions, took up a position from which I could not see Albertine′s chair, the pianola upon the pedals of which she used to press her golden slippers, nor a single one of the things which she had used and all of which, in the secret language that my memory had imparted to them, seemed to be seeking to give me a fresh translation, a different version, to announce to me for the second time the news of her departure. But even without looking at them I could see them, my strength left me, I sank down upon one of those blue satin armchairs, the glossy surface of which an hour earlier, in the dimness of my bedroom anaesthetised by a ray of morning light, had made me dream dreams which then I had passionately caressed, which were so far from me now. Alas, I had never sat down upon any of them until this minute save when Albertine was still with me. And so I could not remain sitting there, I rose; and thus, at every moment there was one more of those innumerable and humble ‘selves′ that compose our personality which was still unaware of Albertine′s departure and must be informed of it; I was obliged — and this was more cruel than if they had been strangers and had not borrowed my sensibility to pain — to describe to all these ‘selves′ who did not yet know of it, the calamity that had just occurred, it was necessary that each of them in turn should hear for the first time the words: “Albertine has asked for her boxes”— those coffin-shaped boxes which I had seen put on the train at Balbec with my mother′s —“Albertine has gone.” To each of them I had to relate my grief, the grief which is in no way a pessimistic conclusion freely drawn from a number of lamentable circumstances, but is the intermittent and involuntary revival of a specific impression, come to us from without and not chosen by us. There were some of these ‘selves′ which I had not encountered for a long time past. For instance (I had not remembered that it was the day on which the barber called) the ‘self that I was when I was having my hair cut. I had forgotten this ‘self,′ the barber′s arrival made me burst into tears, as, at a funeral, does the appearance of an old pensioned servant who has not forgotten the deceased. Then all of a sudden I recalled that, during the last week, I had from time to time been seized by panic fears which I had not confessed to myself. At such moments, however, I had debated the question, saying to myself: “Useless, of course, to consider the hypothesis of her suddenly leaving me. It is absurd. If I were to confess it to a sober, intelligent man” (and I should have done so to secure peace of mind, had not jealousy prevented me from making confidences) “he would be sure to say to me: ‘Why, you are mad. It is impossible.′ And, as a matter of fact, during these past days we have not quarrelled once. People separate for a reason. They tell you their reason. They give you a chance to reply. They do not run away like that. No, it is perfectly childish. It is the only hypothesis that is absurd.” And yet, every day, when I found that she was still there in the morning when I fang my bell, I had heaved a vast sigh of relief. And when Françoise handed me Albertine′s letter, I had at once been certain that it referred to the one thing that could not happen, to this departure which I had in a sense perceived many days in advance, in spite of the logical reasons for my feeling reassured. I had said this to myself almost with satisfaction at my own perspicacity in my despair, like a murderer who knows that his guilt cannot be detected, but is nevertheless afraid and all of a sudden sees his victim′s name written at the head of a document on the table of the police official who has sent for him.
Tout mon espoir était qu′Albertine fût partie en Touraine, chez sa tante où, en somme, elle était assez surveillée et ne pourrait faire grand′chose jusqu′à ce que je l′en ramenasse. Ma pire crainte avait été qu′elle fût restée à Paris, partie pour Amsterdam ou pour Montjouvain, c′est-à-dire qu′elle se fût échappée pour se consacrer à quelque intrigue dont les préliminaires m′avaient échappé. Mais, en réalité, en me disant Paris, Amsterdam, Montjouvain, c′est-à-dire plusieurs lieux, je pensais à des lieux qui n′étaient que possibles. Aussi, quand le concierge d′Albertine répondit qu′elle était partie en Touraine, cette résidence que je croyais désirer me sembla la plus affreuse de toutes, parce que celle-là était réelle et que pour la première fois, torturé par la certitude du présent et l′incertitude de l′avenir, je me représentais Albertine commençant une vie qu′elle avait voulue séparée de moi, peut-être pour longtemps, peut-être pour toujours, et où elle réaliserait cet inconnu qui autrefois m′avait si souvent troublé, alors que pourtant j′avais le bonheur de posséder, de caresser ce qui en était le dehors, ce doux visage impénétrable et capté. C′était cet inconnu qui faisait le fond de mon amour. Devant la porte d′Albertine, je trouvai une petite fille pauvre qui me regardait avec de grands yeux et qui avait l′air si bon que je lui demandai si elle ne voulait pas venir chez moi, comme j′eusse fait d′un chien au regard fidèle. Elle en eut l′air content. À la maison, je la berçai quelque temps sur mes genoux, mais bientôt sa présence, en me faisant trop sentir l′absence d′Albertine, me fut insupportable. Et je la priai de s′en aller, après lui avoir remis un billet de cinq cents francs. Et pourtant, bientôt après, la pensée d′avoir quelque autre petite fille près de moi, de ne jamais être seul, sans le secours d′une présence innocente, fut le seul rêve qui me permît de supporter l′idée que peut-être Albertine resterait quelque temps sans revenir.
My only hope was that Albertine had gone to Touraine, to her aunt′s house where, after all, she would be fairly well guarded and could not do anything very serious in the interval before I brought her back. My worst fear was that she might be remaining in Paris, or have gone to Amsterdam or to Montjouvain, in other words that she had escaped in order to involve herself in some intrigue the preliminaries of which I had failed to observe. But in reality when I said to myself Paris, Amsterdam, Montjouvain, that is to say various names of places, I was thinking of places which were merely potential. And so, when Albertine′s hall porter informed me that she had gone to Touraine, this place of residence which I supposed myself to desire seemed to me the most terrible of them all, because it was real, and because, tormented for the first time by the certainty of the present and the uncertainty of the future, I pictured to myself Albertine starting upon a life which she had deliberately chosen to lead apart from myself, perhaps for a long time, perhaps for ever, and in which she would realise that unknown element which in the past had so often distressed me when, nevertheless, I had enjoyed the happiness of possessing, of caressing what was its outer shell, that charming face impenetrable and captive. It was this unknown element that formed the core of my love. Outside the door of Albertine′s house I found a poor little girl who gazed at me open-eyed and looked so honest that I asked her whether she would care to come home with me, as I might have taken home a dog with faithful eyes. She seemed pleased by my suggestion. When I got home, I held her for some time on my knee, but very soon her presence, by making me feel too keenly Albertine′s absence, became intolerable. And I asked her to go away, giving her first a five-hundred franc note. And yet, a moment later, the thought of having some other little girl in the house with me, of never being alone, without the comfort of an innocent presence, was the only thing that enabled me to endure the idea that Albertine might perhaps remain away for some time before returning.
Pour Albertine elle-même, elle n′existait guère en moi que sous la forme de son nom, qui, sauf quelques rares répits au réveil, venait s′inscrire dans mon cerveau et ne cessait plus de le faire. Si j′avais pensé tout haut, je l′aurais répété sans cesse et mon verbiage eût été aussi monotone, aussi limité que si j′eusse été changé en oiseau, en un oiseau pareil à celui de la fable dont le chant redisait sans fin le nom de celle qu′homme, il avait aimée. On se le dit et, comme on le tait, il semble qu′on l′écrive en soi, qu′il laisse sa trace dans le cerveau et que celui-ci doive finir par être, comme un mur où quelqu′un s′est amusé à crayonner, entièrement recouvert par le nom, mille fois récrit, de celle qu′on aime. On le redit tout le temps dans sa pensée tant qu′on est heureux, plus encore quand on est malheureux. Et de redire ce nom, qui ne nous donne rien de plus que ce qu′on sait déjà, on éprouve le besoin sans cesse renaissant, mais à la longue, une fatigue. Au plaisir charnel je ne pensais même pas en ce moment ; je ne voyais même pas devant ma pensée l′image de cette Albertine, cause pourtant d′un tel bouleversement dans mon être, je n′apercevais pas son corps, et si j′avais voulu isoler l′idée qui était liée — car il y en a bien toujours quelqu′une — à ma souffrance, ç′aurait été alternativement, d′une part le doute sur les dispositions dans lesquelles elle était partie, avec ou sans esprit de retour, d′autre part les moyens de la ramener. Peut-être y a-t-il un symbole et une vérité dans la place infime tenue dans notre anxiété par celle à qui nous la rapportons. C′est qu′en effet sa personne même y est pour peu de chose ; pour presque tout le processus d′émotions, d′angoisses que tels hasards nous ont fait jadis éprouver à propos d′elle et que l′habitude a attachées à elle. Ce qui le prouve bien c′est, plus encore que l′ennui qu′on éprouve dans le bonheur, combien voir ou ne pas voir cette même personne, être estimé ou non d′elle, l′avoir ou non à notre disposition, nous paraîtra quelque chose d′indifférent quand nous n′aurons plus à nous poser le problème (si oiseux que nous ne nous le poserons même plus) que relativement à la personne elle-même — le processus d′émotions et d′angoisses étant oublié, au moins en tant que se rattachant à elle, car il a pu se développer à nouveau mais transféré à une autre. Avant cela, quand il était encore attaché à elle, nous croyions que notre bonheur dépendait de sa présence : il dépendait seulement de la terminaison de notre anxiété. Notre inconscient était donc plus clairvoyant que nous-même à ce moment-là en faisant si petite la figure de la femme aimée, figure que nous avions même peut-être oubliée, que nous pouvions connaître mal et croire médiocre, dans l′effroyable drame où de la retrouver pour ne plus l′attendre pourrait dépendre jusqu′à notre vie elle-même. Proportions minuscules de la figure de la femme, effet logique et nécessaire de la façon dont l′amour se développe, claire allégorie de la nature subjective de cet amour.
As for Albertine herself, she barely existed in me save under the form of her name, which, but for certain rare moments of respite when I awoke, came and engraved itself upon my brain and continued incessantly to do so. If I had thought aloud, I should have kept on repeating it, and my speech would have been as monotonous, as limited as if I had been transformed into a bird, a bird like that in the fable whose song repeated incessantly the name of her whom, when a man, it had loved. We say the name to ourselves, and as we remain silent it seems as though we inscribed it on ourselves, as though it left its trace on our brain which must end by being, like a wall upon which somebody has amused himself by scribbling, entirely covered with the name, written a thousand times over, of her whom we love. We repeat it all the time in our mind, even when we are happy, all the more when we are unhappy. And to repeat this name, which gives us nothing in addition to what we already know, we feel an incessantly renewed desire, but, in the course of time, it wearies us. To carnal pleasure I did not even give a thought at this moment; I did not even see, with my mind′s eye, the image of that Albertine, albeit she had been the cause of such an upheaval of my existence, I did not perceive her body and if I had wished to isolate the idea that was bound up — for there is always some idea bound up — with my suffering, it would have been alternately, on the one hand my doubt as to the intention with which she had left me, with or without any thought of returning, and on the other hand the means of bringing her back. Perhaps there is something symbolical and true in the minute place occupied in our anxiety by the person who is its cause. The fact is that the person counts for little or nothing; what is almost everything is the series of emotions, of agonies which similar mishaps have made us feel in the past in connexion with her and which habit has attached to her. What proves this clearly is, even more than the boredom which we feel in moments of happiness, that the fact of seeing or not seeing the person in question, of being or not being admired by her, of having or not having her at our disposal will seem to us utterly trivial when we shall no longer have to set ourselves the problem (so superfluous that we shall no longer take the trouble to consider it) save in relation to the person herself — the series of emotions and agonies being forgotten, at least in so far as she is concerned, for it may have developed afresh but in connexion with another person. Before this, when it was still attached to her, we supposed that our happiness was dependent upon her presence; it depended merely upon the cessation of our anxiety. Our subconscious was therefore more clairvoyant than ourselves at that moment, when it made the form of the beloved woman so minute, a form which we had indeed perhaps forgotten, which we might have failed to remember clearly and thought unattractive, in the terrible drama in which finding her again in order to cease from expecting her becomes an absolutely vital matter. Minute proportions of the woman′s form, a logical and necessary effect of the fashion in which love develops, a clear allegory of the subjective nature of that love.
L′esprit dans lequel Albertine était partie était semblable sans doute à celui des peuples qui font préparer par une démonstration de leur armée l′œuvre de leur diplomatie. Elle n′avait dû partir que pour obtenir de moi de meilleures conditions, plus de liberté, de luxe. Dans ce cas celui qui l′eût emporté de nous deux, c′eût été moi, si j′eusse eu la force d′attendre, d′attendre le moment où, voyant qu′elle n′obtenait rien, elle fût revenue d′elle-même. Mais si aux cartes, à la guerre, où il importe seulement de gagner, on peut résister au bluff, les conditions ne sont point les mêmes que font l′amour et la jalousie, sans parler de la souffrance. Si pour attendre, pour « durer », je laissais Albertine rester loin de moi plusieurs jours, plusieurs semaines peut-être, je ruinais ce qui avait été mon but pendant plus d′une année : ne pas la laisser libre une heure. Toutes mes précautions se trouvaient devenues inutiles si je lui laissais le temps, la facilité de me tromper tant qu′elle voudrait, et si à la fin elle se rendait je ne pourrais plus oublier le temps où elle aurait été seule et, même l′emportant à la fin, tout de même dans le passé, c′est-à-dire irréparablement, je serais le vaincu.
The spirit in which Albertine had left me was similar no doubt to that of the nations who pave the way by a demonstration of their armed force for the exercise of their diplomacy. She could not have left me save in the hope of obtaining from me better terms, greater freedom, more comfort. In that case the one of us who would have conquered would have been myself, had I had the strength to await the moment when, seeing that she could gain nothing, she would return of her own accord. But if at cards, or in war, where victory alone matters, we can hold out against bluff, the conditions are not the same that are created by love and jealousy, not to mention suffering. If, in order to wait, to ‘hold out,′ I allowed Albertine to remain away from me for several days, for several weeks perhaps, I was ruining what had been my sole purpose for more than a year, never to leave her by herself for a single hour. All my precautions were rendered fruitless, if I allowed her the time, the opportunity to betray me as often as she might choose, and if in the end she did return to me, I should never again be able to forget the time when she had been alone, and even if I won in the end, nevertheless in the past, that is to say irreparably, I should be the vanquished party.
Quant aux moyens de ramener Albertine, ils avaient d′autant plus de chance de réussir que l′hypothèse où elle ne serait partie que dans l′espoir d′être rappelée avec de meilleures conditions paraîtrait plus plausible. Et sans doute pour les gens qui ne croyaient pas à la sincérité d′Albertine, certainement pour Françoise par exemple, cette hypothèse l′était. Mais pour ma raison, à qui la seule explication de certaines mauvaises humeurs, de certaines attitudes avait paru, avant que je sache rien, le projet formé par elle d′un départ définitif, il était difficile de croire que, maintenant que ce départ s′était produit, il n′était qu′une simulation. Je dis pour ma raison, non pour moi. L′hypothèse de la simulation me devenait d′autant plus nécessaire qu′elle était plus improbable et gagnait en force ce qu′elle perdait en vraisemblance. Quand on se voit au bord de l′abîme et qu′il semble que Dieu vous ait abandonné, on n′hésite plus à attendre de lui un miracle.
As for the means of bringing Albertine back, they had all the more chance of success the more plausible the hypothesis appeared that she had left me only in the hope of being summoned back upon more favourable terms. And no doubt to the people who did not believe in Albertine′s sincerity, certainly to Françoise for instance, this was the more plausible hypothesis. But my reason, to which the only explanation of certain bouts of ill humour, of certain attitudes had appeared, before I knew anything, to be that she had planned a final departure, found it difficult to believe that, now that her departure had occurred, it was a mere feint. I say my reason, not myself. The hypothesis of a feint became all the more necessary to me the more improbable it was, and gained in strength what it lost in probability. When we find ourselves on the brink of the abyss, and it seems as though God has forsaken us, we no longer hesitate to expect a miracle of Him.
Je reconnais que dans tout cela je fus le plus apathique quoique le plus douloureux des policiers. Mais la fuite d′Albertine ne m′avait pas rendu les qualités que l′habitude de la faire surveiller par d′autres m′avait enlevées. Je ne pensais qu′à une chose : charger un autre de cette recherche. Cet autre fut Saint-Loup, qui consentit. L′anxiété de tant de jours remise à un autre me donna de la joie et je me trémoussai, sûr du succès, les mains redevenues brusquement sèches comme autrefois et n′ayant plus cette sueur dont Françoise m′avait mouillé en me disant : « Mademoiselle Albertine est partie. »
I realise that in all this I was the most apathetic, albeit the most anxious of detectives. But Albertine′s flight had not restored to myself the faculties of which the habit of having her watched by other people had deprived me. I could think of one thing only: how to employ some one else upon the search for her. This other person was Saint-Loup, who agreed. The transference of the anxiety of so many days to another person filled me with joy and I quivered with the certainty of success, my hands becoming suddenly dry again as in the past, and no longer moist with that sweat in which Françoise had bathed me when she said: “Mademoiselle Albertine has gone.”
On se souvient que quand je résolus de vivre avec Albertine et même de l′épouser, c′était pour la garder, savoir ce qu′elle faisait, l′empêcher de reprendre ses habitudes avec Mlle Vinteuil.
Ç′avait été, dans le déchirement atroce de sa révélation à Balbec, quand elle m′avait dit comme une chose toute naturelle et que je réussis, bien que ce fût le plus grand chagrin que j′eusse encore éprouvé dans ma vie, à sembler trouver toute naturelle, la chose que dans mes pires suppositions je n′aurais jamais été assez audacieux pour imaginer. (C′est étonnant comme la jalousie, qui passe son temps à faire des petites suppositions dans le faux, a peu d′imagination quand il s′agit de découvrir le vrai.) Or cet amour né surtout d′un besoin d′empêcher Albertine de faire le mal, cet amour avait gardé dans la suite la trace de son origine. Être avec elle m′importait peu pour peu que je pusse empêcher « l′être de fuite » d′aller ici ou là. Pour l′en empêcher je m′en étais remis aux yeux, à la compagnie de ceux qui allaient avec elle et pour peu qu′ils me fissent le soir un bon petit rapport bien rassurant mes inquiétudes s′évanouissaient en bonne humeur.
The reader may remember that when I decided to live with Albertine, and even to marry her, it was in order to guard her, to know what she was doing, to prevent her from returning to her old habits with Mlle. Vinteuil. It had been in the appalling anguish caused by her revelation at Balbec when she had told me, as a thing that was quite natural, and I succeeded, albeit it was the greatest grief that I had ever yet felt in my life, in seeming to find quite natural the thing which in my worst suppositions I had never had the audacity to imagine. (It is astonishing what a want of imagination jealousy, which spends its time in weaving little suppositions of what is untrue, shews when it is a question of discovering the truth.) Now this love, born first and foremost of a need to prevent Albertine from doing wrong, this love had preserved in the sequel the marks of its origin. Being with her mattered little to me so long as I could prevent her from “being on the run,” from going to this place or to that. In order to prevent her, I had had recourse to the vigilance, to the company of the people who went about with her, and they had only to give me at the end of the day a report that was fairly reassuring for my anxieties to vanish in good humour.
M′étant donné à moi-même l′affirmation que, quoi que je dusse faire, Albertine serait de retour à la maison le soir même, j′avais suspendu la douleur que Françoise m′avait causée en me disant qu′Albertine était partie (parce qu′alors mon être pris de court avait cru un instant que ce départ était définitif). Mais après une interruption, quand d′un élan de sa vie indépendante la souffrance initiale revenait spontanément en moi, elle était toujours aussi atroce parce que antérieure à la promesse consolatrice que je m′étais faite de ramener le soir même Albertine. Cette phrase qui l′eût calmée, ma souffrance l′ignorait. Pour mettre en œuvre les moyens d′amener ce retour, une fois encore, non pas qu′une telle attitude m′eût jamais très bien réussi, mais parce que je l′avais toujours prise depuis que j′aimais Albertine, j′étais condamné à faire comme si je ne l′aimais pas, ne souffrais pas de son départ, j′étais condamné à continuer de lui mentir. Je pourrais être d′autant plus énergique dans les moyens de la faire revenir que personnellement j′aurais l′air d′avoir renoncé à elle. Je me proposais d′écrire à Albertine une lettre d′adieux où je considèrerais son départ comme définitif, tandis que j′enverrais Saint-Loup exercer sur Mme Bontemps, et comme à mon insu, la pression la plus brutale pour qu′Albertine revînt au plus vite. Sans doute j′avais expérimenté avec Gilberte le danger des lettres d′une indifférence qui, feinte d′abord, finit par devenir vraie. Et cette expérience aurait dû m′empêcher d′écrire à Albertine des lettres du même caractère que celles que j′avais écrites à Gilberte. Mais ce qu′on appelle expérience n′est que la révélation à nos propres yeux d′un trait de notre caractère qui naturellement reparaît, et reparaît d′autant plus fortement que nous l′avons déjà mis en lumière pour nous-même une fois, de sorte que le mouvement spontané qui nous avait guidé la première fois se trouve renforcé par toutes les suggestions du souvenir. Le plagiat humain auquel il est le plus difficile d′échapper, pour les individus (et même pour les peuples qui persévèrent dans leurs fautes et vont les aggravant), c′est le plagiat de soi-même.
Having given myself the assurance that, whatever steps I might have to take, Albertine would be back in the house that same evening, I had granted a respite to the grief which Françoise had caused me when she told me that Albertine had gone (because at that moment my mind taken by surprise had believed for an instant that her departure was final). But after an interruption, when with an impulse of its own independent life the initial suffering revived spontaneously in me, it was just as keen as before, because it was anterior to the consoling promise that I had given myself to bring Albertine back that evening. This utterance, which would have calmed it, my suffering had not heard. To set in motion the means of bringing about her return, once again, not that such an attitude on my part would ever have proved very successful, but because I had always adopted it since I had been in love with Albertine, I was condemned to behave as though I did not love her, was not pained by her departure, I was condemned to continue to lie to her. I might be all the more energetic in my efforts to bring her back in that personally I should appear to have given her up for good. I decided to write Albertine a farewell letter in which I would regard her departure as final, while I would send Saint-Loup down to put upon Mme. Bontemps, as though without my knowledge, the most brutal pressure to make Albertine return as soon as possible. No doubt I had had experience with Gilberte of the danger of letters expressing an indifference which, feigned at first, ends by becoming genuine. And this experience ought to have restrained me from writing to Albertine letters of the same sort as those that I had written to Gilberte. But what we call experience is merely the revelation to our own eyes of a trait in our character which naturally reappears, and reappears all the more markedly because we have already brought it into prominence once of our own accord, so that the spontaneous impulse which guided us on the first occasion finds itself reinforced by all the suggestions of memory. The human plagiarism which it is most difficult to avoid, for individuals (and even for nations which persevere in their faults and continue to aggravate them) is the plagiarism of ourselves.
Saint-Loup que je savais à Paris avait été mandé par moi à l′instant même ; il accourut rapide et efficace comme il était jadis à Doncières et consentit à partir aussitôt pour la Touraine. Je lui soumis la combinaison suivante. Il devait descendre à Châtellerault, se faire indiquer la maison de Mme Bontemps, attendre qu′Albertine fût sortie, car elle aurait pu le reconnaître. « Mais la jeune fille dont tu parles me connaît donc ? » me dit-il. Je lui dis que je ne le croyais pas. Le projet de cette démarche me remplit d′une joie infinie. Elle était pourtant en contradiction absolue avec ce que je m′étais promis au début : m′arranger à ne pas avoir l′air de faire chercher Albertine ; et cela en aurait l′air inévitablement, mais elle avait sur « ce qu′il aurait fallu » l′avantage inestimable qu′elle me permettait de me dire que quelqu′un envoyé par moi allait voir Albertine, sans doute la ramener. Et si j′avais su voir clair dans mon cœur au début, c′est cette solution, cachée dans l′ombre et que je trouvais déplorable, que j′aurais pu prévoir qui prendrait le pas sur les solutions de patience et que j′étais décidé à vouloir, par manque de volonté. Comme Saint-Loup avait déjà l′air un peu surpris qu′une jeune fille eût habité chez moi tout un hiver sans que je lui en eusse rien dit, comme d′autre part il m′avait souvent reparlé de la jeune fille de Balbec et que je ne lui avais jamais répondu : « Mais elle habite ici », il eût pu être froissé de mon manque de confiance. Il est vrai que peut-être Mme Bontemps lui parlerait de Balbec. Mais j′étais trop impatient de son départ, de son arrivée, pour vouloir, pour pouvoir penser aux conséquences possibles de ce voyage. Quant à ce qu′il reconnût Albertine (qu′il avait d′ailleurs systématiquement évité de regarder quand il l′avait rencontrée à Doncières), elle avait, au dire de tous, tellement changé et grossi que ce n′était guère probable. Il me demanda si je n′avais pas un portrait d′Albertine. Je répondis d′abord que non, pour qu′il n′eût pas, d′après sa photographie, faite à peu près du temps de Balbec, le loisir de reconnaître Albertine, que pourtant il n′avait qu′entrevue dans le wagon. Mais je réfléchis que sur la dernière elle serait déjà aussi différente de l′Albertine de Balbec que l′était maintenant l′Albertine vivante, et qu′il ne la reconnaîtrait pas plus sur la photographie que dans la réalité. Pendant que je la lui cherchais, il me passait doucement la main sur le front, en manière de me consoler. J′étais ému de la peine que la douleur qu′il devinait en moi lui causait. D′abord il avait beau s′être séparé de Rachel, ce qu′il avait éprouvé alors n′était pas encore si lointain qu′il n′eût une sympathie, une pitié particulière pour ce genre de souffrances, comme on se sent plus voisin de quelqu′un qui a la même maladie que vous. Puis il avait tant d′affection pour moi que la pensée de mes souffrances lui était insupportable. Aussi en concevait-il pour celle qui me les causait un mélange de rancune et d′admiration. Il se figurait que j′étais un être si supérieur qu′il pensait que, pour que je fusse soumis à une autre créature, il fallait que celle-là fût tout à fait extraordinaire. Je pensais bien qu′il trouverait la photographie d′Albertine jolie, mais comme, tout de même, je ne m′imaginais pas qu′elle produirait sur lui l′impression d′Hélène sur les vieillards troyens, tout en cherchant je disais modestement : « Oh ! tu sais, ne te fais pas d′idées, d′abord la photo est mauvaise, et puis elle n′est pas étonnante, ce n′est pas une beauté, elle est surtout bien gentille. — Oh ! si, elle doit être merveilleuse », dit-il avec un enthousiasme naî¤ et sincère en cherchant à se représenter l′être qui pouvait me jeter dans un désespoir et une agitation pareils. « Je lui en veux de te faire mal, mais aussi c′était bien à supposer qu′un être artiste jusqu′au bout des ongles comme toi, toi qui aimes en tout la beauté et d′un tel amour, tu étais prédestiné à souffrir plus qu′un autre quand tu la rencontrerais dans une femme. » Enfin je venais de trouver la photographie. « Elle est sûrement merveilleuse », continuait à dire Robert, qui n′avait pas vu que je lui tendais la photographie. Soudain il l′aperçut, il la tint un instant dans ses mains. Sa figure exprimait une stupéfaction qui allait jusqu′à la stupidité. « C′est ça la jeune fille que tu aimes ? », finit-il par me dire d′un ton où l′étonnement était maté par la crainte de me fâcher. Il ne fit aucune observation, il avait pris l′air raisonnable, prudent, forcément un peu dédaigneux qu′on a devant un malade — eût-il été jusque là un homme remarquable et votre ami — mais qui n′est plus rien de tout cela car, frappé de folie furieuse, il vous parle d′un être céleste qui lui est apparu et continue à le voir à l′endroit où vous, homme sain, vous n′apercevez qu′un édredon. Je compris tout de suite l′étonnement de Robert, et que c′était celui où m′avait jeté la vue de sa maîtresse, avec la seule différence que j′avais trouvé en elle une femme que je connaissais déjà, tandis que lui croyait n′avoir jamais vu Albertine. Mais sans doute la différence entre ce que nous voyions l′un et l′autre d′une même personne était aussi grande. Le temps était loin où j′avais bien petitement commencé à Balbec par ajouter aux sensations visuelles quand je regardais Albertine, des sensations de saveur, d′odeur, de toucher. Depuis, des sensations plus profondes, plus douces, plus indéfinissables s′y étaient ajoutées, puis des sensations douloureuses. Bref Albertine n′était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé, que le centre générateur d′une immense construction qui passait par le plan de mon cœur. Robert, pour qui était invisible toute cette stratification de sensations, ne saisissait qu′un résidu qu′elle m′empêchait au contraire d′apercevoir. Ce qui avait décontenancé Robert quand il avait aperçu la photographie d′Albertine était non le saisissement des vieillards troyens voyant passer Hélène et disant : « Notre mal ne vaut pas un seul de ses regards », mais celui exactement inverse et qui fait dire : « Comment, c′est pour ça qu′il a pu se faire tant de bile, tant de chagrin, faire tant de folies ! » Il faut bien avouer que ce genre de réaction à la vue de la personne qui a causé les souffrances, bouleversé la vie, quelquefois amené la mort de quelqu′un que nous aimons, est infiniment plus fréquent que celui des vieillards troyens, et, pour tout dire, habituel. Ce n′est pas seulement parce que l′amour est individuel, ni parce que, quand nous ne le ressentons pas, le trouver évitable et philosopher sur la folie des autres nous est naturel. Non, c′est que, quand il est arrivé au degré où il cause de tels maux, la construction des sensations interposées entre le visage de la femme et les yeux de l′amant — l′énorme œuf douloureux qui l′engaîne et le dissimule autant qu′une couche de neige une fontaine — est déjà poussée assez loin pour que le point où s′arrêtent les regards de l′amant, point où il rencontre son plaisir et ses souffrances, soit aussi loin du point où les autres le voient qu′est loin le soleil véritable de l′endroit où sa lumière condensée nous le fait apercevoir dans le ciel. Et de plus, pendant ce temps, sous la chrysalide de douleurs et de tendresses qui rend invisibles à l′amant les pires métamorphoses de l′être aimé, le visage a eu le temps de vieillir et de changer. De sorte que si le visage que l′amant a vu la première fois est fort loin de celui qu′il voit depuis qu′il aime et souffre, il est, en sens inverse, tout aussi loin de celui que peut voir maintenant le spectateur indifférent. (Qu′aurait-ce été si, au lieu de la photographie de celle qui était une jeune fille, Robert avait vu la photographie d′une vieille maîtresse ?). Et même, nous n′avons pas besoin de voir pour la première fois celle qui a causé tant de ravages pour avoir cet étonnement. Souvent nous la connaissions comme mon grand-oncle connaissait Odette. Alors la différence d′optique s′étend non seulement à l′aspect physique, mais au caractère, à l′importance individuelle. Il y a beaucoup de chances pour que la femme qui fait souffrir celui qui l′aime ait toujours été bonne fille avec quelqu′un qui ne se souciait pas d′elle, comme Odette, si cruelle pour Swann, avait été la prévenante « dame en rose » de mon grand-oncle, ou bien que l′être dont chaque décision est supputée d′avance, avec autant de crainte que celle d′une Divinité, par celui qui l′aime, apparaisse comme une personne sans conséquence, trop heureuse de faire tout ce qu′on veut, aux yeux de celui qui ne l′aime pas, comme la maîtresse de Saint-Loup pour moi qui ne voyais en elle que cette « Rachel Quand du Seigneur » qu′on m′avait tant de fois proposée. Je me rappelais, la première fois que je l′avais vue avec Saint-Loup, ma stupéfaction à la pensée qu′on pût être torturé de ne pas savoir ce qu′une telle femme avait fait, de ne pas savoir ce qu′elle avait pu dire tout bas à quelqu′un, pourquoi elle avait eu un désir de rupture. Or je sentais que tout ce passé, mais d′Albertine, vers lequel chaque fibre de mon cœur, de ma vie, se dirigeait avec une souffrance, vibratile et maladroite, devait paraître tout aussi insignifiant à Saint-Loup qu′il me le deviendrait peut-être un jour à moi-même. Je sentais que je passerais peut-être peu à peu, touchant l′insignifiance ou la gravité du passé d′Albertine, de l′état d′esprit que j′avais en ce moment à celui qu′avait Saint-Loup, car je ne me faisais pas d′illusions sur ce que Saint-Loup pouvait penser, sur ce que tout autre que l′amant peut penser. Et je n′en souffrais pas trop. Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. Je me rappelais cette tragique explication de tant de nous qu′est un portrait génial et pas ressemblant comme celui d′Odette par Elstir et qui est moins le portrait d′une amante que du déformant amour. Il n′y manquait — ce que tant de portraits ont — que d′être à la fois d′un grand peintre et d′un amant (et encore disait-on qu′Elstir l′avait été d′Odette). Cette dissemblance, toute la vie d′un amant — d′un amant dont personne ne comprend les folies — toute la vie d′un Swann la prouve. Mais que l′amant se double d′un peintre comme Elstir et alors le mot de l′énigme est proféré, vous avez enfin sous les yeux ces lèvres que le vulgaire n′a jamais aperçues dans cette femme, ce nez que personne ne lui a connu, cette allure insoupçonnée. Le portrait dit : « Ce que j′ai aimé, ce qui m′a fait souffrir, ce que j′ai sans cesse vu, c′est ceci. » Par une gymnastique inverse, moi qui avais essayé par la pensée d′ajouter à Rachel tout ce que Saint-Loup lui avait ajouté de lui-même, j′essayais d′ôter mon apport cardiaque et mental dans la composition d′Albertine et de me la représenter telle qu′elle devait apparaître à Saint-Loup, comme à moi Rachel. Ces différences-là, quand même nous les verrions nous-mêmes, quelle importance y ajouterions-nous ? Quand autrefois à Balbec Albertine m′attendait sous les arcades d′Incarville et sautait dans ma voiture, non seulement elle n′avait pas encore « épaissi », mais à la suite d′excès d′exercice elle avait trop fondu ; maigre, enlaidie par un vilain chapeau qui ne laissait dépasser qu′un petit bout de vilain nez et voir de côté que des joues blanches comme des vers blancs, je retrouvais bien peu d′elle, assez cependant pour qu′au saut qu′elle faisait dans ma voiture je susse que c′était elle, qu′elle avait été exacte au rendez-vous et n′était pas allée ailleurs ; et cela suffit ; ce qu′on aime est trop dans le passé, consiste trop dans le temps perdu ensemble pour qu′on ait besoin de toute la femme ; on veut seulement être sûr que c′est elle, ne pas se tromper sur l′identité, autrement importante que la beauté pour ceux qui aiment ; les joues peuvent se creuser, le corps s′amaigrir, même pour ceux qui ont été d′abord le plus orgueilleux, aux yeux des autres, de leur domination sur une beauté, ce petit bout de museau, ce signe où se résume la personnalité permanente d′une femme, cet extrait algébrique, cette constante, cela suffit pour qu′un homme attendu dans le plus grand monde, et qui l′aimerait, ne puisse disposer d′une seule de ses soirées parce qu′il passe son temps à peigner et à dépeigner, jusqu′à l′heure de s′endormir, la femme qu′il aime, ou simplement à rester auprès d′elle, pour être avec elle, ou pour qu′elle soit avec lui, ou seulement pour qu′elle ne soit pas avec d′autres.
Knowing that Saint-Loup was in Paris I had sent for him immediately; he came in haste to my rescue, swift and efficient as he had been long ago at Doncières, and agreed to set off at once for Touraine. I suggested to him the following arrangement. He was to take the train to Chatellerault, find out where Mme. Bontemps lived, and wait until Albertine should have left the house, since there was a risk of her recognising him. “But does the girl you are speaking of know me, then?” he asked. I told him that I did not think so. This plan of action filled me with indescribable joy. It was nevertheless diametrically opposed to my original intention: to arrange things so that I should not appear to be seeking Albertine′s return; whereas by so acting I must inevitably appear to be seeking it, but this plan had inestimable advantage over ‘the proper thing to do′ that it enabled me to say to myself that some one sent by me was going to see Albertine, and would doubtless bring her back with him. And if I had been able to read my own heart clearly at the start, I might have foreseen that it was this solution, hidden in the darkness, which I felt to be deplorable, that would ultimately prevail over the alternative course of patience which I had decided to choose, from want of will-power. As Saint-Loup already appeared slightly surprised to learn that a girl had been living with me through the whole winter without my having said a word to him about her, as moreover he had often spoken to me of the girl who had been at Balbec and I had never said in reply: “But she is living here,” he might be annoyed by my want of confidence. There was always the risk of Mme. Bontemps′s mentioning Balbec to him. But I was too impatient for his departure, for his arrival at the other end, to wish, to be able to think of the possible consequences of his journey. As for the risk of his recognising Albertine (at whom he had resolutely refrained from looking when he had met her at Doncières), she had, as everyone admitted, so altered and had grown so much stouter that it was hardly likely. He asked me whether I had not a picture of Albertine. I replied at first that I had not, so that he might not have a chance, from her photograph, taken about the time of our stay at Balbec, of recognising Albertine, though he had had no more than a glimpse of her in the railway carriage. But then I remembered that in the photograph she would be already as different from the Albertine of Balbec as the living Albertine now was, and that he would recognise her no better from her photograph than in the flesh. While I was looking for it, he laid his hand gently upon my brow, by way of consoling me. I was touched by the distress which the grief that he guessed me to be feeling was causing him. For one thing, however final his rupture with Rachel, what he had felt at that time was not yet so remote that he had not a special sympathy, a special pity for this sort of suffering, as we feel ourselves more closely akin to a person who is afflicted with the same malady as ourselves. Besides, he had so strong an affection for myself that the thought of my suffering was intolerable to him. And so he conceived, towards her who was the cause of my suffering, a rancour mingled with admiration. He regarded me as so superior a being that he supposed that if I were to subject myself to another person she must be indeed extraordinary. I quite expected that he would think Albertine, in her photograph, pretty, but as at the same time I did not imagine that it would produce upon him the impression that Helen made upon the Trojan elders, as I continued to look for it, I said modestly: “Oh! you know, you mustn′t imagine things, for one thing it is a bad photograph, and besides there′s nothing startling about her, she is not a beauty, she is merely very nice.” “Oh, yes, she must be wonderful,” he said with a simple, sincere enthusiasm as he sought to form a mental picture of the person who was capable of plunging me in such despair and agitation. “I am angry with her because she has hurt you, but at the same time one can′t help seeing that a man who is an artist to his fingertips like you, that you, who love beauty in everything and with so passionate a love, were predestined to suffer more than the ordinary person when you found it in a woman.” At last I managed to find her photograph. “She is bound to be wonderful,” still came from Robert, who had not seen that I was holding out the protograph to him. All at once he caught sight of it, he held it for a moment between his hands. His face expressed a stupefaction which amounted to stupidity. “Is this the girl you are in love with?” he said at length in a tone from which astonishment was banished by his fear of making me angry. He made no remark upon it, he had assumed the reasonable, prudent, inevitably somewhat disdainful air which we assume before a sick person — even if he has been in the past a man of outstanding gifts, and our friend — who is now nothing of the sort, for, raving mad, he speaks to us of a celestial being who has appeared to him, and continues to behold this being where we, the sane man, can see nothing but a quilt on the bed. I at once understood Robert′s astonishment and that it was the same in which the sight of his mistress had plunged me, with this difference only that I had recognised in her a woman whom I already knew, whereas he supposed that he had never seen Albertine. But no doubt the difference between our respective impressions of the same person was equally great. The time was past when I had timidly begun at Balbec by adding to my visual sensations when I gazed at Albertine sensations of taste, of smell, of touch. Since then, other more profound, more pleasant, more indefinable sensations had been added to them, and afterwards painful sensations. In short, Albertine was merely, like a stone round which snow has gathered, the generating centre of an immense structure which rose above the plane of my heart. Robert, to whom all this stratification of sensations was invisible, grasped only a residue of it which it prevented me, on the contrary, from perceiving. What had disconcerted Robert when his eyes fell upon Albertine′s photograph was not the consternation of the Trojan elders when they saw Helen go by and said: “All our misfortunes are not worth a single glance from her eyes,” but the exactly opposite impression which may be expressed by: “What, it is for this that he has worked himself into such a state, has grieved himself so, has done so many idiotic things!” It must indeed be admitted that this sort of reaction at the sight of the person who has caused the suffering, upset the life, sometimes brought about the death of some one whom we love, is infinitely more frequent than that felt by the Trojan elders, and is in short habitual. This is not merely because love is individual, nor because, when we do not feel it, finding it avoidable and philosophising upon the folly of other people come naturally to us. No, it is because, when it has reached the stage at which it causes such misery, the structure composed of the sensations interposed between the face of the woman and the eyes of her lover — the huge egg of pain which encases it and conceals it as a mantle of snow conceals a fountain — is already raised so high that the point at which the lover′s gaze comes to rest, the point at which he finds his pleasure and his sufferings, is as far from the point which other people see as is the real sun from the place in which its condensed light enables us to see it in the sky. And what is more, during this time, beneath the chrysalis of griefs and affections which render invisible to the lover the worst metamorphoses of the beloved object, her face has had time to grow old and to change. With the result that if the face which the lover saw on the first occasion is very far removed from that which he has seen since he has been in love and has been made to suffer, it is, in the opposite direction, equally far from the face which may now be seen by the indifferent onlooker. (What would have happened if, instead of the photograph of one who was still a girl, Robert had seen the photograph of an elderly mistress?) And indeed we have no need to see for the first time the woman who has caused such an upheaval, in order to feel this astonishment. Often we know her already, as my great-uncle knew Odette. Then the optical difference extends not merely to the bodily aspect, but to the character, to the individual importance. It is more likely than not that the woman who is causing the man who is in love with her to suffer has already behaved perfectly towards some one who was not interested in her, just as Odette who was so cruel to Swann had been the sedulous ‘lady in pink′ to my great-uncle, or indeed that the person whose every decision is calculated in advance with as much dread as that of a deity by the man who is in love with her, appears as a person of no importance, only too glad to do anything that he may require of her, in the eyes of the man who is not in love with her, as Saint-Loup′s mistress appeared to me who saw in her nothing more than that ‘Rachel, when from the Lord′ who had so repeatedly been offered me. I recalled my own stupefaction, that first time that I met her with Saint-Loup, at the thought that anybody could be tormented by not knowing what such a woman had been doing, by the itch to know what she might have said in a whisper to some other man, why she had desired a rupture. And I felt that all this past existence — but, in this case, Albertine′s — toward which every fibre of my heart, of my life was directed with a throbbing, clumsy pain, must appear just as insignificant to Saint-Loup as it would one day, perhaps, appear to myself. I felt that I would pass perhaps gradually, so far as the insignificance or gravity of Albertine′s past was concerned, from the state of mind in which I was at the moment to that of Saint-Loup, for I was under no illusion as to what Saint-Loup might be thinking, as to what anyone else than the lover himself might think. And I was not unduly distressed. Let us leave pretty women to men devoid of imagination. I recalled that tragic explanation of so many of us which is furnished by an inspired but not lifelike portrait, such as Elstir′s portrait of Odette, which is a portrait not so much of a mistress as of our degrading love for her. There was lacking only what we find in so many portraits — that the painter should have been at once a great artist and a lover (and even then it was said that Elstir had been in love with Odette). This disparity, the whole life of a lover — of a lover whose acts of folly nobody understands — the whole life of a Swann goes to prove. But let the lover be embodied in a painter like Elstir and then we have the clue to the enigma, we have at length before our eyes those lips which the common herd have never perceived, that nose which nobody has ever seen, that unsuspected carriage. The portrait says: “What I have loved, what has made me suffer, what I have never ceased to behold is this.” By an inverse gymnastic, I who had made a mental effort to add to Rachel all that Saint-Loup had added to her of himself, I attempted to subtract the support of my heart and mind from the composition of Albertine and to picture her to myself as she must appear to Saint-Loup, as Rachel had appeared to me. Those differences, even though we were to observe them ourselves, what importance would we attach to them? When, in the summer at Balbec, Albertine used to wait for me beneath the arcades of Incarville and spring into my carriage, not only had she not yet put on weight, she had, as a result of too much exercise, begun to waste; thin, made plainer by an ugly hat which left visible only the tip of an ugly nose, and a side-view, pale cheeks like white slugs, I recognised very little of her, enough however to know, when she sprang into the carriage, that it was she, that she had been punctual in keeping our appointment and had not gone somewhere else; and this was enough; what we love is too much in the past, consists too much in the time that we have spent together for us to require the whole woman; we wish only to be sure that it is she, not to be mistaken as to her identity, a thing far more important than beauty to those who are in love; her cheeks may grow hollow, her body thin, even to those who were originally most proud, in the eyes of the world, of their domination over beauty, that little tip of a nose, that sign in which is summed up the permanent personality of a woman, that algebraical formula, that constant, is sufficient to prevent a man who is courted in the highest society and is in love with her from being free upon a single evening because he is spending his evenings in brushing and entangling, until it is time to go to bed, the hair of the woman whom he loves, or simply in staying by her side, so that he may be with her or she with him, or merely that she may not be with other people.
« Tu es sûr, me dit Robert, que je peux offrir comme cela à cette femme trente mille francs pour le comité électoral de son mari ? Elle est malhonnête à ce point-là ? Si tu ne te trompes pas, trois mille francs suffiraient. — Non, je t′en prie, n′économise pas pour une chose qui me tient tant à cœur. Tu dois dire ceci, où il y a du reste une part de vérité : « Mon ami avait demandé ces trente mille francs à un parent pour le comité de l′oncle de sa fiancée. C′est à cause de cette raison de fiançailles qu′on les lui avait donnés. Et il m′avait prié de vous les porter pour qu′Albertine n′en sût rien. Et puis voici qu′Albertine le quitte. Il ne sait plus que faire. Il est obligé de rendre les trente mille francs s′il n′épouse pas Albertine. Et s′il l′épouse, il faudrait qu′au moins pour la forme elle revînt immédiatement, parce que cela ferait trop mauvais effet si la fugue se prolongeait ». Tu crois que c′est inventé exprès ? — Mais non, me répondit Saint-Loup par bonté, par discrétion et puis parce qu′il savait que les circonstances sont souvent plus bizarres qu′on ne croit. Après tout, il n′y avait aucune impossibilité à ce que dans cette histoire des trente mille francs il y eût, comme je le lui disais, une grande part de vérité. C′était possible, mais ce n′était pas vrai et cette part de vérité était justement un mensonge. Mais nous nous mentions, Robert et moi, comme dans tous les entretiens où un ami désire sincèrement aider son ami en proie à un désespoir d′amour. L′ami conseil, appui, consolateur, peut plaindre la détresse de l′autre, non la ressentir, et meilleur il est pour lui, plus il ment. Et l′autre lui avoue ce qui est nécessaire pour être aidé, mais, justement peut-être pour être aidé, cache bien des choses. Et l′heureux est tout de même celui qui prend de la peine, qui fait un voyage, qui remplit une mission, mais qui n′a pas de souffrance intérieure. J′étais en ce moment celui qu′avait été Robert à Doncières quand il s′était cru quitté par Rachel. « Enfin, comme tu voudras ; si j′ai une avanie, je l′accepte d′avance pour toi. Et puis cela a beau me paraître un peu drôle, ce marché si peu voilé, je sais bien que dans notre monde il y a des duchesses, et même des plus bigotes, qui feraient pour trente mille francs des choses plus difficiles que de dire à leur nièce de ne pas rester en Touraine. Enfin je suis doublement content de te rendre service, puisqu′il faut cela pour que tu consentes à me voir. Si je me marie, ajouta-t-il, est-ce que nous ne nous verrons pas davantage, est-ce que tu ne feras pas un peu de ma maison la tienne ?Â… » Il s′arrêta, ayant tout à coup pensé, supposai-je alors, que si moi aussi je me mariais Albertine ne pourrait pas être pour sa femme une relation intime. Et je me rappelai ce que les Cambremer m′avaient dit de son mariage probable avec la fille du prince de Guermantes. L′indicateur consulté, il vit qu′il ne pourrait partir que le soir. Françoise me demanda : « Faut-il ôter du cabinet de travail le lit de Mlle Albertine ? — Au contraire, dis-je, il faut le faire. » J′espérais qu′elle reviendrait d′un jour à l′autre et je ne voulais même pas que Françoise pût supposer qu′il y avait doute. Il fallait que le départ d′Albertine eût l′air d′une chose convenue entre nous, qui n′impliquait nullement qu′elle m′aimât moins. Mais Françoise me regarda avec un air sinon d′incrédulité, du moins de doute. Elle aussi avait ses deux hypothèses. Ses narines se dilataient, elle flairait la brouille, elle devait la sentir depuis longtemps. Et si elle n′en était pas absolument sûre, c′est peut-être seulement parce que, comme moi, elle se défiait de croire entièrement ce qui lui aurait fait trop de plaisir. Maintenant le poids de l′affaire ne reposait plus sur mon esprit surmené mais sur Saint-Loup. Une allégresse me soulevait parce que j′avais pris une décision, parce que je me disais : « J′ai répondu du tac au tac, j′ai agi. » Saint-Loup devait être à peine dans le train que je me croisai dans mon antichambre avec Bloch que je n′avais pas entendu sonner, de sorte que force me fut de le recevoir un instant. Il m′avait dernièrement rencontré avec Albertine (qu′il connaissait de Balbec) un jour où elle était de mauvaise humeur. « J′ai dîné avec M. Bontemps, me dit-il, et comme j′ai une certaine influence sur lui, je lui ai dit que je m′étais attristé que sa nièce ne fût pas plus gentille avec toi, qu′il fallait qu′il lui adressât des prières en ce sens. » J′étouffais de colère, ces prières et ces plaintes détruisaient tout l′effet de la démarche de Saint-Loup et me mettaient directement en cause auprès d′Albertine que j′avais l′air d′implorer. Pour comble de malheur Françoise restée dans l′antichambre entendit tout cela. Je fis tous les reproches possibles à Bloch, lui disant que je ne l′avais nullement chargé d′une telle commission et que, du reste, le fait était faux. Bloch à partir de ce moment-là ne cessa plus de sourire, moins, je crois, de joie que de gêne de m′avoir contrarié. Il s′étonnait en riant de soulever une telle colère. Peut-être le disait-il pour ôter à mes yeux de l′importance à son indiscrète démarche, peut-être parce qu′il était d′un caractère lâche et vivant gaiement et paresseusement dans les mensonges, comme les méduses à fleur d′eau, peut-être parce que, même eût-il été d′une autre race d′hommes, les autres, ne pouvant se placer au même point de vue que nous, ne comprennent pas l′importance du mal que les paroles dites au hasard peuvent nous faire. Je venais de le mettre à la porte, ne trouvant aucun remède à apporter à ce qu′il avait fait, quand on sonna de nouveau et Françoise me remit une convocation chez le chef de la Sûreté. Les parents de la petite fille que j′avais amenée une heure chez moi avaient voulu déposer contre moi une plainte en détournement de mineure. Il y a des moments de la vie où une sorte de beauté naît de la multiplicité des ennuis qui nous assaillent, entrecroisés comme des leitmotiv wagnériens, de la notion aussi, émergente alors, que les événements ne sont pas situés dans l′ensemble des reflets peints dans le pauvre petit miroir que porte devant elle l′intelligence et qu′elle appelle l′avenir, qu′ils sont en dehors et surgissent aussi brusquement que quelqu′un qui vient constater un flagrant délit. Déjà, laissé à lui-même, un événement se modifie, soit que l′échec nous l′amplifie ou que la satisfaction le réduise. Mais il est rarement seul. Les sentiments excités par chacun se contrarient, et c′est dans une certaine mesure, comme je l′éprouvai en allant chez le chef de la Sûreté, un révulsif au moins momentané et aussi agissant des tristesses sentimentales que la peur. Je trouvai à la Sûreté les parents qui m′insultèrent en me disant : « Nous ne mangeons pas de ce pain-là », me rendirent les cinq cents francs que je ne voulais pas reprendre, et le chef de la Sûreté qui, se proposant comme inimitable exemple la facilité des présidents d′assises à « reparties », prélevait un mot de chaque phrase que je disais, mot qui lui servait à en faire une spirituelle et accablante réponse. De mon innocence dans le fait il ne fut même pas question, car c′est la seule hypothèse que personne ne voulut admettre un instant. Néanmoins les difficultés de l′inculpation firent que je m′en tirai avec un savon extrêmement violent, tant que les parents furent là. Mais dès qu′ils furent partis, le chef de la Sûreté, qui aimait les petites filles, changea de ton et me réprimanda comme un compère : « Une autre fois, il faut être plus adroit. Dame, on ne fait pas des levages aussi brusquement que ça, ou ça rate. D′ailleurs vous trouverez partout des petites filles mieux que celle-là et pour bien moins cher. La somme était follement exagérée. » Je sentais tellement qu′il ne me comprendrait pas si j′essayais de lui expliquer la vérité que je profitai sans mot dire de la permission qu′il me donna de me retirer. Tous les passants, jusqu′à ce que je fusse rentré, me parurent des inspecteurs chargés d′épier mes faits et gestes. Mais ce leitmotiv-là, de même que celui de la colère contre Bloch, s′éteignirent pour ne plus laisser place qu′à celui du départ d′Albertine. Or celui-là reprenait, mais sur un mode presque joyeux depuis que Saint-Loup était parti. Depuis qu′il s′était chargé d′aller voir Mme Bontemps, mes souffrances avaient été dispersées. Je croyais que c′était pour avoir agi, je le croyais de bonne foi, car on ne sait jamais ce qui se cache dans notre âme. Au fond, ce qui me rendait heureux, ce n′était pas de m′être déchargé de mes indécisions sur Saint-Loup, comme je le croyais. Je ne me trompais pas du reste absolument ; le spécifique pour guérir un événement malheureux (les trois quarts des événements le sont) c′est une décision ; car elle a pour effet, par un brusque renversement de nos pensées, d′interrompre le flux de celles qui viennent de l′événement passé et en prolongent la vibration, de le briser par un flux inverse de pensées inverses, venu du dehors, de l′avenir. Mais ces pensées nouvelles nous sont surtout bienfaisantes (et c′était le cas pour celles qui m′assiégeaient en ce moment) quand du fond de cet avenir c′est une espérance qu′elles nous apportent. Ce qui au fond me rendait si heureux, c′était la certitude secrète que, la mission de Saint-Loup ne pouvant échouer, Albertine ne pouvait manquer de revenir. Je le compris ; car n′ayant pas reçu dès le premier jour de réponse de Saint-Loup, je recommençai à souffrir. Ma décision, ma remise à lui de mes pleins pouvoirs, n′étaient donc pas la cause de ma joie qui sans cela eût duré, mais le « la réussite est sûre » que j′avais pensé quand je disais : « Advienne que pourra. » Et la pensée, éveillée par son retard, qu′en effet autre chose que la réussite pouvait advenir, m′était si odieuse que j′avais perdu ma gaîté. C′est en réalité notre prévision, notre espérance d′événements heureux qui nous gonfle d′une joie que nous attribuons à d′autres causes et qui cesse pour nous laisser retomber dans le chagrin si nous ne sommes plus si assurés que ce que nous désirons se réalisera. C′est toujours cette invisible croyance qui soutient l′édifice de notre monde sensitif, et privé de quoi il chancelle. Nous avons vu qu′elle faisait pour nous la valeur ou la nullité des êtres, l′ivresse ou l′ennui de les voir. Elle fait de même la possibilité de supporter un chagrin qui nous semble médiocre simplement parce que nous sommes persuadés qu′il va y être mis fin, ou son brusque agrandissement jusqu′à ce qu′une présence vaille autant, presque même plus que notre vie. Une chose, du reste, acheva de rendre ma douleur au cœur aussi aiguë qu′elle avait été la première minute et qu′il faut bien avouer qu′elle n′était plus. Ce fut de relire une phrase de la lettre d′Albertine. Nous avons beau aimer les êtres, la souffrance de les perdre, quand dans l′isolement nous ne sommes plus qu′en face d′elle, à qui notre esprit donne dans une certaine mesure la forme qu′il veut, cette souffrance est supportable et différente de celle moins humaine, moins nôtre, aussi imprévue et bizarre qu′un accident dans le monde moral et dans la région du cœur, — qui a pour cause moins directement les êtres eux-mêmes que la façon dont nous avons appris que nous ne les verrions plus. Albertine, je pouvais penser à elle en pleurant doucement, en acceptant de ne pas plus la voir ce soir qu′hier ; mais relire : « ma décision est irrévocable », c′était autre chose, c′était comme prendre un médicament dangereux, qui m′eût donné une crise cardiaque à laquelle on peut ne pas survivre. Il y a dans les choses, dans les événements, dans les lettres de rupture, un péril particulier qui amplifie et dénature la douleur même que les êtres peuvent nous causer. Mais cette souffrance dura peu. J′étais malgré tout si sûr du succès, de l′habileté de Saint-Loup, le retour d′Albertine me paraissait une chose si certaine que je me demandais si j′avais eu raison de le souhaiter. Pourtant je m′en réjouissais. Malheureusement pour moi qui croyais l′affaire de la Sûreté finie, Françoise vint m′annoncer qu′un inspecteur était venu s′informer si je n′avais pas l′habitude d′avoir des jeunes filles chez moi ; que le concierge, croyant qu′on parlait d′Albertine, avait répondu que si, et que depuis ce moment la maison semblait surveillée. Dès lors il me serait à jamais impossible de faire venir une petite fille dans mes chagrins pour me consoler, sans risquer d′avoir la honte devant elle qu′un inspecteur surgît et qu′elle me prît pour un malfaiteur. Et du même coup je compris combien on vit plus pour certains rêves qu′on ne croit, car cette impossibilité de bercer jamais une petite fille me parut ôter à la vie toute valeur, mais de plus je compris combien il est compréhensible que les gens aisément refusent la fortune et risquent la mort, alors qu′on se figure que l′intérêt et la peur de mourir mènent le monde. Car si j′avais pensé que même une petite fille inconnue pût avoir, par l′arrivée d′un homme de la police, une idée honteuse de moi, combien j′aurais mieux aimé me tuer. Il n′y avait même pas de comparaison possible entre les deux souffrances. Or dans la vie les gens ne réfléchissent jamais que ceux à qui ils offrent de l′argent, qu′ils menacent de mort, peuvent avoir une maîtresse, ou même simplement un camarade, à l′estime de qui ils tiennent, même si ce n′est pas à la leur propre. Mais tout à coup, par une confusion dont je ne m′avisai pas (je ne songeai pas, en effet, qu′Albertine, étant majeure, pouvait habiter chez moi et même être ma maîtresse), il me sembla que le détournement de mineures pouvait s′appliquer aussi à Albertine. Alors la vie me parut barrée de tous les côtés. Et en pensant que je n′avais pas vécu chastement avec elle, je trouvai, dans la punition qui m′était infligée pour avoir forcé une petite fille inconnue à accepter de l′argent, cette relation qui existe presque toujours dans les châtiments humains et qui fait qu′il n′y a presque jamais ni condamnation juste, ni erreur judiciaire, mais une espèce d′harmonie entre l′idée fausse que se fait le juge d′un acte innocent et les faits coupables qu′il a ignorés. Mais alors, en pensant que le retour d′Albertine pouvait amener pour moi une condamnation infamante qui me dégraderait à ses yeux et peut-être lui ferait à elle-même un tort qu′elle ne me pardonnerait pas, je cessai de souhaiter ce retour, il m′épouvanta. J′aurais voulu lui télégraphier de ne pas revenir. Et aussitôt, noyant tout le reste, le désir passionné qu′elle revînt m′envahit. C′est qu′ayant envisagé un instant la possibilité de lui dire de ne pas revenir et de vivre sans elle, tout d′un coup je me sentis au contraire prêt à sacrifier tous les voyages, tous les plaisirs, tous les travaux, pour qu′Albertine revînt ! Ah ! combien mon amour pour Albertine, dont j′avais cru que je pourrais prévoir le destin d′après celui que j′avais eu pour Gilberte, s′était développé en parfait contraste avec ce dernier ! Combien rester sans la voir m′était impossible ! Et pour chaque acte, même le plus minime, mais qui baignait auparavant dans l′atmosphère heureuse qu′était la présence d′Albertine, il me fallait chaque fois, à nouveaux frais, avec la même douleur, recommencer l′apprentissage de la séparation. Puis la concurrence des autres formes de la vie rejeta dans l′ombre cette nouvelle douleur, et pendant ces jours-là, qui furent les premiers du printemps, j′eus même, en attendant que Saint-Loup pût voir Mme Bontemps, à imaginer Venise et de belles femmes inconnues, quelques moments de calme agréable. Dès que je m′en aperçus, je sentis en moi une terreur panique. Ce calme que je venais de goûter, c′était la première apparition de cette grande force intermittente, qui allait lutter en moi contre la douleur, contre l′amour, et finirait par en avoir raison. Ce dont je venais d′avoir l′avant-goût et d′apprendre le présage, c′était pour un instant seulement ce qui plus tard serait chez moi un état permanent, une vie où je ne pourrais plus souffrir pour Albertine, où je ne l′aimerais plus. Et mon amour qui venait de reconnaître le seul ennemi par lequel il pût être vaincu, l′Oubli, se mit à frémir, comme un lion qui dans la cage où on l′a enfermé a aperçu tout d′un coup le serpent python qui le dévorera.
“You are sure,” Robert asked me, “that I can begin straight away by offering this woman thirty thousand francs for her husband′s constituency? She is as dishonest as all that? You′re sure you aren′t exaggerating and that three thousand francs wouldn′t be enough?” “No, I beg of you, don′t try to be economical about a thing that matters so much to me. This is what you are to say to her (and it is to some extent true): ‘My friend borrowed these thirty thousand francs from a relative for the election expenses of the uncle of the girl he was engaged to marry. It was because of this engagement that the money was given him. And he asked me to bring it to you so that Albertine should know nothing about it. And now Albertine goes and leaves him. He doesn′t know what to do. He is obliged to pay back the thirty thousand francs if he does not marry Albertine. And if he is going to marry her, then if only to keep up appearances she ought to return immediately, because it will look so bad if she stays away for long.′ You think I′ve made all this up?” “Not at all,” Saint-Loup assured me out of consideration for myself, out of discretion, and also because he knew that truth is often stranger than fiction. After all, it was by no means impossible that in this tale of the thirty thousand francs there might be, as I had told him, a large element of truth. It was possible, but it was not true and this element of truth was in fact a lie. But we lied to each other, Robert and I, as in every conversation when one friend is genuinely anxious to help another who is desperately in love. The friend who is being counsellor, prop, comforter, may pity the other′s distress but cannot share it, and the kinder he is to him the more he has to lie. And the other confesses to him as much as is necessary in order to secure his help, but, simply perhaps in order to secure that help, conceals many things from him. And the happy one of the two is, when all is said, he who takes trouble, goes on a journey, executes a mission, but feels no anguish in his heart. I was at this moment the person that Robert had been at Doncières when he thought that Rachel had abandoned him. “Very well, just as you like; if I get my head bitten off, I accept the snub in advance for your sake. And even if it does seem a bit queer to make such an open bargain, I know that in our own set there are plenty of duchesses, even the most stuffy of them, who if you offered them thirty thousand francs Would do things far more difficult than telling their nieces not to stay in Touraine. Anyhow I am doubly glad to be doing you a service, since that is the only reason that will make you consent to see me. If I marry,” he went on, “don′t you think we might see more of one another, won′t you look upon my house as your own. . . . ” He stopped short, the thought having suddenly occurred to him (as I supposed at the time) that, if I too were to marry, his wife would not be able to make an intimate friend of Albertine. And I remembered what the Cambremers had said to me as to the probability of his marrying a niece of the Prince de Guermantes. He consulted the time-table, and found that he could not leave Paris until the evening. Françoise inquired: “Am I to take Mlle. Albertine′s bed out of the study?” “Not at all,” I said, “you must leave everything ready for her.” I hoped that she would return any day and did not wish Françoise to suppose that there could be any doubt of her return. Albertine′s departure must appear to have been arranged between ourselves, and not in any way to imply that she loved me less than before. But Françoise looked at me with an air, if not of incredulity, at any rate of doubt. She too had her alternative hypotheses. Her nostrils expanded, she could scent the quarrel, she must have felt it in the air for a long time past. And if she was not absolutely sure of it, this was perhaps because, like myself, she would hesitate to believe unconditionally what would have given her too much pleasure. Now the burden of the affair rested no longer upon my overwrought mind, but upon Saint-Loup. I became quite light-hearted because I had made a decision, because I could say to myself: “I haven′t lost any time, I have acted.” Saint-Loup can barely have been in the train when in the hall I ran into Bloch, whose ring I had not heard, and so was obliged to let him stay with me for a minute. He had met me recently with Albertine (whom he had known at Balbec) on a day when she was in bad humour. “I met M. Bontemps at dinner,” he told me, “and as I have a certain influence over him, I told him that I was grieved that his niece was not nicer to you, that he must make entreaties to her in that connexion.” I boiled with rage; these entreaties, this compassion destroyed the whole effect of Saint-Loup′s intervention and brought me into direct contact with Albertine herself whom I now seemed to be imploring to return. To make matters worse, Françoise, who was lingering in the hall, could hear every word. I heaped every imaginable reproach upon Bloch, telling him that I had never authorised him to do anything of the sort and that, besides, the whole thing was nonsense. Bloch, from that moment, continued to smile, less, I imagine, from joy than from self-consciousness at having made me angry. He laughingly expressed his surprise at having provoked such anger. Perhaps he said this hoping to minimise in my mind the importance of his indiscreet intervention, perhaps it Was because he was of a cowardly nature, and lived gaily and idly in an atmosphere of falsehood, as jelly-fish float upon the surface of the sea, perhaps because, even if he had not been of a different race, as other people can never place themselves at our point of view, they do not realise the magnitude of the injury that words uttered at random can do us. I had barely shewn him out, unable to think of any remedy for the mischief that he had done, when the bell rang again and Françoise brought me a summons from the head of the Sûreté. The parents of the little girl whom I had brought into the house for an hour had decided to lodge a complaint against me for corruption of a child under the age of consent. There are moments in life when a sort of beauty is created by the multiplicity of the troubles that assail us, intertwined like Wagnerian leitmotiv, from the idea also, which then emerges, that events are not situated in the content of the reflexions portrayed in the wretched little mirror which the mind holds in front of it and which is called the future, that they are somewhere outside, and spring up as suddenly as a person who comes to accuse us of a crime. Even when left to itself, an event becomes modified, whether frustration amplifies it for us or satisfaction reduces it. But it is rarely unaccompanied. The feelings aroused by each event contradict one another, and there comes to a certain extent, as I felt when on my way to the head of the Sûreté, an at least momentary revulsion which is as provocative of sentimental misery as fear. I found at the Sûreté the girl′s parents who insulted me by saying: “We don′t eat this sort of bread,” and handed me back the five hundred francs which I declined to take, and the head of the Sûreté who, setting himself the inimitable example of the judicial facility in repartee, took hold of a word from each sentence that I uttered, a word which enabled him to make a witty and crushing retort. My innocence of the alleged crime was never taken into consideration, for that was the sole hypothesis which nobody was willing to accept for an instant. Nevertheless the difficulty of a conviction enabled me to escape with an extremely violent reprimand, while the parents were in the room. But as soon as they had gone, the head of the Sûreté, who had a weakness for little girls, changed his tone and admonished me as one man to another: “Next time, you must be more careful. Gad, you can′t pick them up as easily as that, or you′ll get into trouble. Anyhow, you can find dozens of girls better than that one, and far cheaper. It was a perfectly ridiculous amount to pay.” I felt him to be so incapable of understanding me if I attempted to tell him the truth that without saying a word I took advantage of his permission to withdraw. Every passer-by, until I was safely at home, seemed to me an inspector appointed to spy upon my behaviour. But this leitmotiv, like that of my anger with Bloch, died away, leaving the field clear for that of Albertine′s departure. And this took its place once more, but in an almost joyous tone now that Saint-Loup had started. Now that he had undertaken to go and see Mme. Bontemps, my sufferings had been dispelled. I believed that this was because I had taken action, I believed it sincerely, for we never know what we conceal in our heart of hearts. What really made me happy was not, as I supposed, that I had transferred my load of indecisions to Saint-Loup. I was not, for that matter, entirely wrong; the specific remedy for an unfortunate event (and three events out of four are unfortunate) is a decision; for its effect is that, by a sudden reversal of our thoughts, it interrupts the flow of those that come from the past event and prolong its vibration, and breaks that flow with a contrary flow of contrary thoughts, come from without, from the future. But these new thoughts are most of all beneficial to us when (and this was the case with the thoughts that assailed me at this moment), from the heart of that future, it is a hope that they bring us. What really made me so happy was the secret certainty that Saint-Loup′s mission could not fail, Albertine was bound to return, I realised this; for not having received, on the following day, any answer from Saint-Loup, I began to suffer afresh. My decision, my transference to him of full power of action, were not therefore the cause of my joy, which, in that case, would have persisted; but rather the ‘Success is certain′ which had been in my mind when I said: “Come what may.” And the thought aroused by his delay, that, after all, his mission might not prove successful, was so hateful to me that I had lost my gaiety. It is in reality our anticipation, our hope of happy events that fills us with a joy which we ascribe to other causes and which ceases, letting us relapse into misery, if we are no longer so assured that what we desire will come to pass. It is always this invisible belief that sustains the edifice of our world of sensation, deprived of which it rocks from its foundations. We have seen that it created for us the merit or unimportance of other people, our excitement or boredom at seeing them. It creates similarly the possibility of enduring a grief which seems to us trivial, simply because we are convinced that it will presently be brought to an end, or its sudden enlargement until the presence of a certain person matters as much as, possibly more than our life itself. One thing however succeeded in making my heartache as keen as it had been at the first moment and (I am bound to admit) no longer was. This was when I read over again a passage in Albertine′s letter. It is all very well our loving people, the pain of losing them, when in our isolation we are confronted with it alone, to which our mind gives, to a certain extent, whatever form it chooses, this pain is endurable and different from that other pain less human, less our own, as unforeseen and unusual as an accident in the moral world and in the region of our heart, which is caused not so much by the people themselves as by the manner in which we have learned that we are not to see them again. Albertine, I might think of her with gentle tears, accepting the fact that I should not be able to see her again this evening as I had seen her last night, but when I read over again: “my decision is irrevocable,” that was another matter, it was like taking a dangerous drug which might give me a heart attack which I could not survive. There is in inanimate objects, in events, in farewell letters a special danger which amplifies and even alters the nature of the grief that people are capable of causing us. But this pain did not last long. I was, when all was said, so sure of Saint-Loup′s skill, of his eventual success, Albertine′s return seemed to me so certain that I asked myself whether I had had any reason to hope for it. Nevertheless, I rejoiced at the thought. Unfortunately for myself, who supposed the business with the Sûreté to be over and done with, Françoise came in to tell me that an inspector had called to inquire whether I was in the habit of having girls in the house, that the porter, supposing him to refer to Albertine, had replied in the affirmative, and that from that moment it had seemed that the house was being watched. In future it would be impossible for me ever to bring a little girl into the house to console me in my grief, without the risk of being put to shame in her eyes by the sudden intrusion of an inspector, and of her regarding me as a criminal. And at the same instant I realised how far more we live for certain ideas than we suppose, for this impossibility of my ever taking a little girl on my knee again seemed to me to destroy all the value of my life, but what was more I understood how comprehensible it is that people will readily refuse wealth and risk their lives, whereas we imagine that pecuniary interest and the fear of death rule the world. For if I had thought that even a little girl who was a complete stranger might by the arrival of a policeman, be given a bad impression of myself, how much more readily would I have committed suicide. And yet there was no possible comparison between the two degrees of suffering. Now in everyday life we never bear in mind that the people to whom we offer money, whom we threaten to kill, may have mistresses or merely friends, to whose esteem they attach importance, not to mention their own self-respect. But, all of a sudden, by a confusion of which I was not aware (I did not in fact remember that Albertine, being of full age, was free to live under my roof and even to be my mistress), it seemed to me that the charge of corrupting minors might include Albertine also. Thereupon my life appeared to me to be hedged in on every side. And when I thought that I had not lived chastely with her, I found in the punishment that had been inflicted upon me for having forced an unknown little girl to accept money, that relation which almost always exists in human sanctions, the effect of which is that there is hardly ever either a fair sentence or a judicial error, but a sort of compromise between the false idea that the judge forms of an innocent action and the culpable deeds of which he is unaware. But then when I thought that Albertine′s return might involve me in the scandal of a sentence which would degrade me in her eyes and would perhaps do her, too, an injury which she would not forgive me, I ceased to look forward to her return, it terrified me. I would have liked to telegraph to her not to come back. And immediately, drowning everything else, the passionate desire for her return overwhelmed me. The fact was that having for an instant considered the possibility of telling her not to return and of living without her, all of a sudden, I felt myself on the contrary ready to abandon all travel, all pleasure, all work, if only Albertine might return! Ah, how my love for Albertine, the course of which I had supposed that I could foretell, on the analogy of my previous love for Gilberte, had developed in an entirely opposite direction! How impossible it was for me to live without seeing her! And with each of my actions, even the most trivial, since they had all been steeped before in the blissful atmosphere which was Albertine′s presence, I was obliged in turn, with a fresh expenditure of energy, with the same grief, to begin again the apprenticeship of separation. Then the competition of other forms of life thrust this latest grief into the background, and, during those days which were the first days of spring, I even found, as I waited until Saint-Loup should have seen Mme. Bontemps, in imagining Venice and beautiful, unknown women, a few moments of pleasing calm. As soon as I was conscious of this, I felt in myself a panic terror. This calm which I had just enjoyed was the first apparition of that great occasional force which was to wage war in me against grief, against love, and would in the end prove victorious. This state of which I had just had a foretaste and had received the warning, was, for a moment only, what would in time to come be my permanent state, a life in which I should no longer be able to suffer on account of Albertine, in which I should no longer be in love with her. And my love, which had just seen and recognised the one enemy by whom it could be conquered, forgetfulness, began to tremble, like a lion which in the cage in which it has been confined has suddenly caught sight of the python that is about to devour it.
Je pensais tout le temps à Albertine, et jamais Françoise en entrant dans ma chambre ne me disait assez vite : « Il n′y a pas de lettres », pour abréger l′angoisse. Mais de temps en temps je parvenais, en faisant passer tel ou tel courant d′idées au travers de mon chagrin, à renouveler, à aérer un peu l′atmosphère viciée de mon cœur ; mais le soir, si je parvenais à m′endormir, alors c′était comme si le souvenir d′Albertine avait été le médicament qui m′avait procuré le sommeil, et dont l′influence en cessant m′éveillerait. Je pensais tout le temps à Albertine en dormant. C′était un sommeil spécial à elle, qu′elle me donnait et où, du reste, je n′aurais plus été libre comme pendant la veille de penser à autre chose. Le sommeil, son souvenir, c′étaient les deux substances mêlées qu′on nous fait prendre à la fois pour dormir. Réveillé, du reste, ma souffrance allait en augmentant chaque jour au lieu de diminuer, non que l′oubli n′accomplît son œuvre, mais, là même, il favorisait l′idéalisation de l′image regrettée et par là l′assimilation de ma souffrance initiale à d′autres souffrances analogues qui la renforçaient. Encore cette image était-elle supportable. Mais si tout d′un coup je pensais à sa chambre, à sa chambre où le lit restait vide, à son piano, à son automobile, je perdais toute force, je fermais les yeux, j′inclinais ma tête sur l′épaule comme ceux qui vont défaillir. Le bruit des portes me faisait presque aussi mal parce que ce n′était pas elle qui les ouvrait.
I thought of Albertine all the time and never was Françoise, when she came into my room, quick enough in saying: “There are no letters,” to curtail my anguish. From time to time I succeeded, by letting some current or other of ideas flow through my grief, in refreshing, in aerating to some slight extent the vitiated atmosphere of my heart, but at night, if I succeeded in going to sleep, then it was as though the memory of Albertine had been the drug that had procured my sleep, whereas the cessation of its influence would awaken me. I thought all the time of Albertine while I was asleep. It was a special sleep of her own that she gave me, and one in which, moreover, I should no longer have been at liberty, as when awake, to think of other things. Sleep and the memory of her were the two substances which I must mix together and take at one draught in order to put myself to sleep. When I was awake, moreover, my suffering went on increasing day by day instead of diminishing, not that oblivion was not performing its task, but because by the very fact of its doing so it favoured the idealisation of the regretted image and thereby the assimilation of my initial suffering to other analogous sufferings which intensified it. Still this image was endurable. But if all of a sudden I thought of her room, of her room in which the bed stood empty, of her piano, her motor-car, I lost all my strength, I shut my eyes, let my head droop upon my shoulder like a person who is about to faint. The sound of doors being opened hurt me almost as much because it was not she that was opening them.
Quand il put y avoir un télégramme de Saint-Loup, je n′osai pas demander : « Est-ce qu′il y a un télégramme ? » Il en vint un enfin, mais qui ne faisait que tout reculer, me disant : « Ces dames sont parties pour trois jours. » Sans doute, si j′avais supporté les quatre jours qu′il y avait déjà depuis qu′elle était partie, c′était parce que je me disais : « Ce n′est qu′une affaire de temps, avant la fin de la semaine elle sera là. » Mais cette raison n′empêchait pas que pour mon cœur, pour mon corps, l′acte à accomplir était le même : vivre sans elle, rentrer chez moi sans la trouver, passer devant la porte de sa chambre — l′ouvrir, je n′en avais pas encore le courage — en sachant qu′elle n′y était pas, me coucher sans lui avoir dit bonsoir, voilà des choses que mon cœur avait dû accomplir dans leur terrible intégralité et tout de même que si je n′avais pas dû revoir Albertine. Or qu′il l′eût accompli déjà quatre fois prouvait qu′il était maintenant capable de continuer à l′accomplir. Et bientôt peut-être la raison qui m′aidait à continuer ainsi à vivre — le prochain retour d′Albertine — je cesserais d′en avoir besoin (je pourrais me dire : « Elle ne reviendra jamais », et vivre tout de même comme j′avais déjà fait pendant quatre jours) comme un blessé qui a repris l′habitude de la marche et peut se passer de ses béquilles. Sans doute le soir en rentrant je trouvais encore, m′ôtant la respiration, m′étouffant du vide de la solitude, les souvenirs, juxtaposés en une interminable série, de tous les soirs où Albertine m′attendait ; mais déjà je trouvais ainsi le souvenir de la veille, de l′avant-veille et des deux soirs précédents, c′est-à-dire le souvenir des quatre soirs écoulés depuis le départ d′Albertine, pendant lesquels j′étais resté sans elle, seul, où cependant j′avais vécu, quatre soirs déjà, faisant une bande de souvenirs bien mince à côté de l′autre, mais que chaque jour qui s′écoulerait allait peut-être étoffer. Je ne dirai rien de la lettre de déclaration que je reçus à ce moment-là d′une nièce de Mme de Guermantes, qui passait pour la plus jolie jeune fille de Paris, ni de la démarche que fit auprès de moi le duc de Guermantes de la part des parents résignés pour le bonheur de leur fille à l′inégalité du parti, à une semblable mésalliance. De tels incidents qui pourraient être sensibles à l′amour-propre sont trop douloureux quand on aime. On aurait le désir et on n′aurait pas l′indélicatesse de les faire connaître à celle qui porte sur nous un jugement moins favorable, qui ne serait du reste pas modifié si elle apprenait qu′on peut être l′objet d′un tout différent. Ce que m′écrivait la nièce du duc n′eût pu qu′impatienter Albertine. Comme depuis le moment où j′étais éveillé et où je reprenais mon chagrin à l′endroit où j′en étais resté avant de m′endormir, comme un livre un instant fermé et qui ne me quitterait plus jusqu′au soir, ce ne pouvait jamais être qu′à une pensée concernant Albertine que venait se raccorder pour moi toute sensation, qu′elle me vînt du dehors ou du dedans. On sonnait : c′est une lettre d′elle, c′est elle-même peut-être ! Si je me sentais bien portant, pas trop malheureux, je n′étais plus jaloux, je n′avais plus de griefs contre elle, j′aurais voulu vite la revoir, l′embrasser, passer gaiement toute ma vie avec elle. Lui télégraphier : « Venez vite » me semblait devenu une chose toute simple comme si mon humeur nouvelle avait changé non pas seulement mes dispositions, mais les choses hors de moi, les avait rendues plus faciles. Si j′étais d′humeur sombre, toutes mes colères contre elle renaissaient, je n′avais plus envie de l′embrasser, je sentais l′impossibilité d′être jamais heureux par elle, je ne voulais plus que lui faire du mal et l′empêcher d′appartenir aux autres. Mais de ces deux humeurs opposées le résultat était identique, il fallait qu′elle revînt au plus tôt. Et pourtant, quelque joie que pût me donner au moment même ce retour, je sentais que bientôt les mêmes difficultés se présenteraient et que la recherche du bonheur dans la satisfaction du désir moral était quelque chose d′aussi naî¤ que l′entreprise d′atteindre l′horizon en marchant devant soi. Plus le désir avance, plus la possession véritable s′éloigne. De sorte que si le bonheur, ou du moins l′absence de souffrances, peut être trouvé, ce n′est pas la satisfaction, mais la réduction progressive, l′extinction finale du désir qu′il faut chercher. On cherche à voir ce qu′on aime, on devrait chercher à ne pas le voir, l′oubli seul finit par amener l′extinction du désir. Et j′imagine que si un écrivain émettait des vérités de ce genre, il dédierait le livre qui les contiendrait à une femme, dont il se plairait ainsi à se rapprocher, lui disant : ce livre est le tien. Et ainsi, disant des vérités dans son livre, il mentirait dans sa dédicace, car il ne tiendra à ce que le livre soit à cette femme que comme à cette pierre qui vient d′elle et qui ne lui sera chère qu′autant qu′il aimera la femme. Les liens entre un être et nous n′existent que dans notre pensée. La mémoire en s′affaiblissant les relâche, et malgré l′illusion dont nous voudrions être dupes, et dont par amour, par amitié, par politesse, par respect humain, par devoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L′homme est l′être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu′en soi, et, en disant le contraire, ment. Et j′aurais eu si peur, si on avait été capable de le faire, qu′on m′ôtât ce besoin d′elle, cet amour d′elle, que je me persuadais qu′il était précieux pour ma vie. Pouvoir entendre prononcer sans charme et sans souffrance les noms des stations par où le train passait pour aller en Touraine m′eût semblé une diminution de moi-même (simplement au fond parce que cela eût prouvé qu′Albertine me devenait indifférente) ; il était bien, me disais-je, qu′en me demandant sans cesse ce qu′elle pouvait faire, penser, vouloir à chaque instant, si elle comptait, si elle allait revenir, je tinsse ouverte cette porte de communication que l′amour avait pratiquée en moi, et sentisse la vie d′une autre submerger par des écluses ouvertes le réservoir qui n′aurait pas voulu redevenir stagnant.
When it was possible that a telegram might have come from Saint-Loup, Idared not ask: “Is there a telegram?” At length one did come, but brought with it only a postponement of any result, with the message: “The ladies have gone away for three days.” No doubt, if I had endured the four days that had already elapsed since her departure, it was because I said to myself: “It is only a matter of time, by the end of the week she will be here.” But this argument did not alter the fact that for my heart, for my body, the action to be performed was the same: living without her, returning home and not finding her in the house, passing the door of her room — as for opening it, I had not yet the courage to do that — knowing that she was not inside, going to bed without having said good night to her, such were the tasks that my heart had been obliged to accomplish in their terrible entirety, and for all the world as though I had not been going to see Albertine. But the fact that my heart had already performed this daily task four times proved that it was now capable of continuing to perform it. And soon, perhaps, the consideration which helped me to go on living in this fashion — the prospect of Albertine′s return — I should cease to feel any need of it (I should be able to say to myself: “She is never coming back,” and remain alive all the same as I had already been living for the last four days), like a cripple who has recovered the use of his feet and can dispense with his crutches. No doubt when I came home at night I still found, taking my breath away, stifling me in the vacuum of solitude, the memories placed end to end in an interminable series of all the evenings upon which Albertine had been waiting for me; but already I found in this series my memory of last night, of the night before and of the two previous evenings, that is to say the memory of the four nights that had passed since Albertine′s departure, during which I had remained without her, alone, through which nevertheless I had lived, four nights already, forming a string of memories that was very slender compared with the other, but to which every new day would perhaps add substance. I shall say nothing of the letter conveying a declaration of affection which I received at this time from a niece of Mme. de Guermantes, considered the prettiest girl in Paris, nor of the overtures made to me by the Duc de Guermantes on behalf of her parents, resigned, in their anxiety to secure their daughter′s happiness, to the inequality of the match, to an apparent misalliance. Such incidents which might prove gratifying to our self-esteem are too painful when we are in love. We feel a desire, but shrink from the indelicacy of communicating them to her who has a less flattering opinion of us, nor would that opinion be altered by the knowledge that we are able to inspire one that is very different. What the Duke′s niece wrote to me could only have made Albertine angry. From the moment of waking, when I picked my grief up again at the point which I had reached when I fell asleep, like a book which had been shut for a while but which I would keep before my eyes until night, it could be only with some thought relating to Albertine that all my sensation would be brought into harmony, whether it came to me from without or from within. The bell rang: it is a letter from her, it is she herself perhaps! If I felt myself in better health, not too miserable, I was no longer jealous, I no longer had any grievance against her, I would have liked to see her at once, to kiss her, to live happily with her ever after. The act of telegraphing to her: “Come at once” seemed to me to have become a perfectly simple thing, as though my fresh mood had changed not merely my inclinations but things external to myself, had made them more easy. If I was in a sombre mood, all my anger with her revived, I no longer felt any desire to kiss her, I felt how impossible it was that she could ever make me happy, I sought only to do her harm and to prevent her from belonging to other people. But these two opposite moods had an identical result: it was essential that she should return as soon as possible. And yet, however keen my joy at the moment of her return, I felt that very soon the same difficulties would crop up again and that to seek happiness in the satisfaction of a moral desire was as fatuous as to attempt to reach the horizon by walking straight ahead. The farther the desire advances, the farther does true possession withdraw. So that if happiness or at least freedom from suffering can be found it is not the satisfaction, but the gradual reduction, the eventual extinction of our desire that we must seek. We attempt to see the person whom we love, we ought to attempt not to see her, oblivion alone brings about an ultimate extinction of desire. And I imagine that if an author were to publish truths of this sort he would dedicate the book that contained them to a woman to whom he would thus take pleasure in returning, saying to her: “This book is yours.” And thus, while telling the truth in his book, he would be lying in his dedication, for he will attach to the book′s being hers only the importance that he attaches to the stone that came to him from her which will remain precious to him only so long as he is in love with her. The bonds that unite another person to ourselves exist only in our mind. Memory as it grows fainter relaxes them, and notwithstanding the illusion by which we would fain be cheated and with which, out of love, friendship, politeness, deference, duty, we cheat other people, we exist alone. Man is the creature that cannot emerge from himself, that knows his fellows only in himself; when he asserts the contrary, he is lying. And I should have been in such terror (had there been anyone capable of taking it) of somebody′s robbing me of this need of her, this love for her, that I convinced myself that it had a value in my life. To be able to hear uttered, without being either fascinated or pained by them, the names of the stations through which the train passed on its way to Touraine, would have seemed to me a diminution of myself (for no other reason really than that it would have proved that Albertine was ceasing to interest me); it was just as well, I told myself, that by incessantly asking myself what she could be doing, thinking, longing, at every moment, whether she intended, whether she was going to return, I should be keeping open that communicating door which love had installed in me, and feeling another person′s mind flood through open sluices the reservoir which must not again become stagnant.
Bientôt, le silence de Saint-Loup se prolongeant, une anxiété secondaire — l′attente d′un nouveau télégramme, d′un téléphonage de Saint-Loup — masqua la première, l′inquiétude du résultat, savoir si Albertine reviendrait. Épier chaque bruit dans l′attente du télégramme me devenait si intolérable qu′il me semblait que, quel qu′il fût, l′arrivée de ce télégramme, qui était la seule chose à laquelle je pensais maintenant, mettrait fin à mes souffrances. Mais quand j′eus reçu enfin un télégramme de Robert où il me disait qu′il avait vu Mme Bontemps, mais, malgré toutes ses précautions, avait été vu par Albertine, que cela avait fait tout manquer, j′éclatai de fureur et de désespoir, car c′était là ce que j′aurais voulu avant tout éviter. Connu d′Albertine, le voyage de Saint-Loup me donnait un air de tenir à elle qui ne pouvait que l′empêcher de revenir et dont l′horreur d′ailleurs était tout ce que j′avais gardé de la fierté que mon amour avait au temps de Gilberte et qu′il avait perdue. Je maudissais Robert. Puis je me dis que si ce moyen avait échoué, j′en prendrais un autre. Puisque l′homme peut agir sur le monde extérieur, comment, en faisant jouer la ruse, l′intelligence, l′intérêt, l′affection, n′arriverais-je pas à supprimer cette chose atroce : l′absence d′Albertine ? On croit que selon son désir on changera autour de soi les choses, on le croit parce que, hors de là, on ne voit aucune solution favorable. On ne pense pas à celle qui se produit le plus souvent et qui est favorable aussi : nous n′arrivons pas à changer les choses selon notre désir, mais peu à peu notre désir change. La situation que nous espérions changer parce qu′elle nous était insupportable nous devient indifférente. Nous n′avons pas pu surmonter l′obstacle, comme nous le voulions absolument, mais la vie nous l′a fait tourner, dépasser, et c′est à peine alors si en nous retournant vers le lointain du passé nous pouvons l′apercevoir, tant il est devenu imperceptible. J′entendis à l′étage au-dessus du nôtre des airs joués par une voisine. J′appliquais leurs paroles que je connaissais à Albertine et à moi et je fus rempli d′un sentiment si profond que je me mis à pleurer. C′était :
Presently, as Saint-Loup remained silent, a subordinate anxiety — my expectation of a further telegram, of a telephone call from him — masked the other, my uncertainty as to the result, whether Albertine was going to return. Listening for every sound in expectation of the telegram became so intolerable that I felt that, whatever might be its contents, the arrival of the telegram, which was the only thing of which I could think at the moment, would put an end to my sufferings. But when at length I had received a telegram from Robert in which he informed me that he had seen Mme. Bontemps, but that, notwithstanding all his precautions, Albertine had seen him, and that this had upset everything, I burst out in a torrent of fury and despair, for this was what I would have done anything in the world to prevent. Once it came to Albertine′s knowledge, Saint-Loup′s mission gave me an appearance of being dependent upon her which could only dissuade her from returning, my horror of which was, as it happened, all that I had retained of the pride that my love had boasted in Gilberte′s day and had since lost. I cursed Robert. Then I told myself that, if this attempt had failed, I would try another. Since man is able to influence the outer world, how, if I brought into play cunning, intelligence, pecuniary advantage, affection, should I fail to succeed in destroying this appalling fact: Albertine′s absence. We believe that according to our desire we are able to change the things around about us, we believe this because otherwise we can see no favourable solution. We forget the solution that generally comes to pass and is also favourable: we do not succeed in changing things according to our desire, but gradually our desire changes. The situation that we hoped to change because it was intolerable becomes unimportant. We have not managed to surmount the obstacle, as we were absolutely determined to do, but life has taken us round it, led us past it, and then if we turn round to gaze at the remote past, we can barely catch sight of it, so imperceptible has it become. In the flat above ours, one of the neighbours was strumming songs. I applied their words, which I knew, to Albertine and myself, and was stirred by so profound a sentiment that I began to cry. The words were:
Hélas, l′oiseau qui fuit ce qu′il croit l′esclavage, D′un vol désespéré revient battre au vitrage
Hélas, l′oiseau qui fuit ce qu′il croit l′esclavage, D′un vol désespéré revient battre au vitrage
et la mort de Manon :
and the death of Manon:
Manon, réponds-moi donc, seul amour de mon âme, Je n′ai su qu′aujourd′hui la bonté de ton cœur.
Manon, réponds-moi donc, seul amour de mon âme, Je n′ai su qu′aujourd′hui la bonté de ton cœur.
Puisque Manon revenait à Des Grieux, il me semblait que j′étais pour Albertine le seul amour de sa vie. Hélas, il est probable que si elle avait entendu en ce moment le même air, ce n′eût pas été moi qu′elle eût chéri sous le nom de Des Grieux, et si elle en avait eu seulement l′idée, mon souvenir l′eût empêchée de s′attendrir en écoutant cette musique qui rentrait pourtant bien, quoique mieux écrite et plus fine, dans le genre de celle qu′elle aimait. Pour moi je n′eus pas le courage de m′abandonner à la douceur, de penser qu′Albertine m′appelait « seul amour de mon âme » et avait reconnu qu′elle s′était méprise sur ce qu′elle « avait cru l′esclavage ». Je savais qu′on ne peut lire un roman sans donner à l′héroî¥ les traits de celle qu′on aime. Mais le dénouement a beau en être heureux, notre amour n′a pas fait un pas de plus et, quand nous avons fermé le livre, celle que nous aimons et qui est enfin venue à nous dans le roman ne nous aime pas davantage dans la vie. Furieux, je télégraphiai à Saint-Loup de revenir au plus vite à Paris, pour éviter au moins l′apparence de mettre une insistance aggravante dans une démarche que j′aurais tant voulu cacher. Mais avant même qu′il fût revenu selon mes instructions, c′est d′Albertine elle-même que je reçus cette lettre :
Since Manon returned to Des Grieux, it seemed to me that I was to Albertine the one and only love of her life. Alas, it is probable that, if she had been listening at that moment to the same air, it would not have been myself that she would have cherished under the name of Des Grieux, and, even if the idea had occurred to her, the memory of myself would have checked her emotion on hearing this music, albeit it was, although better and more distinguished, just the sort of music that she admired. As for myself, I had not the courage to abandon myself to so pleasant a train of thought, to imagine Albertine calling me her ‘heart′s only love′ and realising that she had been mistaken over what she ‘had thought to be bondage.′ I knew that we can never read a novel without giving its heroine the form and features of the woman with whom we are in love. But be the ending as happy as it may, our love has not advanced an inch and, when we have shut the book, she whom we love and who has come to us at last in its pages, loves us no better in real life. In a fit of fury, I telegraphed to Saint-Loup to return as quickly as possible to Paris, so as to avoid at least the appearance of an aggravating insistence upon a mission which I had been so anxious to keep secret. But even before he had returned in obedience to my instructions it was from Albertine herself that I received the following letter:
« Mon ami, vous avez envoyé votre ami Saint-Loup à ma tante, ce qui était insensé. Mon cher ami, si vous aviez besoin de moi pourquoi ne pas m′avoir écrit directement ? J′aurais été trop heureuse de revenir ; ne recommencez plus ces démarches absurdes. » « J′aurais été trop heureuse de revenir ! » Si elle disait cela, c′est donc qu′elle regrettait d′être partie, qu′elle ne cherchait qu′un prétexte pour revenir. Donc je n′avais qu′à faire ce qu′elle me disait, à lui écrire que j′avais besoin d′elle, et elle reviendrait.
“My dear, you have sent your friend Saint-Loup to my aunt, which was foolish. My dear boy, if you needed me why did you not write to me myself, I should have been only too delighted to come back, do not let us have any more of these absurd complications.” “I should have been only too delighted to come back!” If she said this, it must mean that she regretted her departure, and was only seeking an excuse to return. So that I had merely to do what she said, to write to her that I needed her, and she would return.
J′allais donc la revoir, elle, l′Albertine de Balbec (car, depuis son départ, elle l′était redevenue pour moi ; comme un coquillage auquel on ne fait plus attention quand on l′a toujours sur sa commode, une fois qu′on s′en est séparé pour le donner, ou l′ayant perdu, et qu′on pense à lui, ce qu′on ne faisait plus, elle me rappelait toute la beauté joyeuse des montagnes bleues de la mer). Et ce n′est pas seulement elle qui était devenue un être d′imagination, c′est-à-dire désirable, mais la vie avec elle qui était devenue une vie imaginaire, c′est-à-dire affranchie de toutes difficultés, de sorte que je me disais : « Comme nous allons être heureux ! » Mais du moment que j′avais l′assurance de ce retour, il ne fallait pas avoir l′air de le hâter, mais au contraire effacer le mauvais effet de la démarche de Saint-Loup que je pourrais toujours plus tard désavouer en disant qu′il avait agi de lui-même parce qu′il avait toujours été partisan de ce mariage. Cependant, je relisais sa lettre et j′étais tout de même déçu du peu qu′il y a d′une personne dans une lettre. Sans doute les caractères tracés expriment notre pensée, ce que font aussi nos traits : c′est toujours en présence d′une pensée que nous nous trouvons. Mais tout de même, dans la personne, la pensée ne nous apparaît qu′après s′être diffusée dans cette corolle du visage épanouie comme un nymphéa. Cela la modifie tout de même beaucoup. Et c′est peut-être une des causes de nos perpétuelles déceptions en amour que ces perpétuelles déviations qui font qu′à l′attente de l′être idéal que nous aimons, chaque rendez-vous nous apporte, en réponse, une personne de chair qui tient déjà si peu de notre rêve. Et puis quand nous réclamons quelque chose de cette personne nous recevons d′elle une lettre où même de la personne il reste très peu, comme, dans les lettres de l′algèbre, il ne reste plus la détermination des chiffres de l′arithmétique, lesquels déjà ne contiennent plus les qualités des fruits ou des fleurs additionnés. Et pourtant, l′amour, l′être aimé, ses lettres, sont peut-être tout de même des traductions (si insatisfaisant qu′il soit de passer de l′un à l′autre) de la même réalité, puisque la lettre ne nous semble insuffisante qu′en la lisant, mais que nous suons mort et passion tant qu′elle n′arrive pas, et qu′elle suffit à calmer notre angoisse, sinon à remplir, avec ses petits signes noirs, notre désir qui sait qu′il n′y a là tout de même que l′équivalence d′une parole, d′un sourire, d′un baiser, non ces choses mêmes.
I was going, then, to see her again, her, the Albertine of Balbec (for since her departure this was what she had once more become to me; like a sea-shell to which we cease to pay any attention while we have it on the chest of drawers in our room, once we have parted with it, either by giving it away or by losing it, and begin to think about it, a thing which we had ceased to do, she recalled to me all the joyous beauty of the blue mountains of the sea). And it was not only she that had become a creature of the imagination, that is to say desirable, life with her had become an imaginary life, that is to a life set free from all difficulties, so that I said to myself: “How happy we are going to be!” But, now that I was assured of her return, I must not appear to be seeking to hasten it, but must on the contrary efface the bad impression left by Saint-Loup′s intervention, which I could always disavow later on by saying that he had acted upon his own initiative, because he had always been in favour of our marriage. Meanwhile, I read her letter again, and was nevertheless disappointed when I saw how little there is of a person in a letter. Doubtless the characters traced on the paper express our thoughts, as do also our features: it is still a thought of some kind that we see before us. But all the same, in the person, the thought is not apparent to us until it has been diffused through the expanded water-lily of her face. This modifies it considerably. And it is perhaps one of the causes of our perpetual disappointments in love, this perpetual deviation which brings it about that, in response to our expectation of the ideal person with whom we are in love, each meeting provides us with a person in flesh and blood in whom there is already so little trace of our dream. And then when we demand something of this person, we receive from her a letter in which even of the person very little remains, as in the letters of an algebraical formula there no longer remains the precise value of the arithmetical ciphers, which themselves do not contain the qualities of the fruit or flowers that they enumerate. And yet love, the beloved object, her letters, are perhaps nevertheless translations (unsatisfying as it may be to pass from one to the other) of the same reality, since the letter seems to us inadequate only while we are reading it, but we have been sweating blood until its arrival, and it is sufficient to calm our anguish, if not to appease, with its tiny black symbols, our desire which knows that it contains after all only the equivalent of a word, a smile, a kiss, not the things themselves.
J′écrivis à Albertine : « Mon amie, j′allais justement vous écrire, et je vous remercie de me dire que si j′avais eu besoin de vous, vous seriez accourue ; c′est bien de votre part de comprendre d′une façon aussi élevée le dévouement à un ancien ami, et mon estime pour vous ne peut qu′en être accrue. Mais non, je ne vous l′avais pas demandé et ne vous le demanderai pas ; nous revoir, au moins d′ici bien longtemps, ne vous serait peut-être pas pénible, jeune fille insensible. À moi que vous avez cru parfois si indifférent, cela le serait beaucoup. La vie nous a séparés. Vous avez pris une décision que je crois très sage et que vous avez prise au moment voulu, avec un pressentiment merveilleux, car vous êtes partie le jour où je venais de recevoir l′assentiment de ma mère à demander votre main. Je vous l′aurais dit à mon réveil, quand j′ai eu sa lettre (en même temps que la vôtre). Peut-être auriez-vous eu peur de me faire de la peine en partant là-dessus. Et nous aurions peut-être lié nos vies par ce qui aurait été pour nous, qui sait ? le pire malheur. Si cela avait dû être, soyez bénie pour votre sagesse. Nous en perdrions tout le fruit en nous revoyant. Ce n′est pas que ce ne serait pas pour moi une tentation. Mais je n′ai pas grand mérite à y résister. Vous savez l′être inconstant que je suis et comme j′oublie vite. Vous me l′avez dit souvent, je suis surtout un homme d′habitudes. Celles que je commence à prendre sans vous ne sont pas encore bien fortes. Évidemment, en ce moment, celles que j′avais avec vous et que votre départ a troublées sont encore les plus fortes. Elles ne le seront plus bien longtemps. Même, à cause de cela, j′avais pensé à profiter de ces quelques derniers jours où nous voir ne serait pas encore pour moi ce que ce sera dans une quinzaine, plus tôt peut-être (pardonnez-moi ma franchise) : un dérangement, — j′avais pensé à en profiter, avant l′oubli final, pour régler avec vous de petites questions matérielles où vous auriez pu, bonne et charmante amie, rendre service à celui qui s′est cru cinq minutes votre fiancé. Comme je ne doutais pas de l′approbation de ma mère, comme, d′autre part, je désirais que nous ayons chacun toute cette liberté dont vous m′aviez trop gentiment et abondamment fait un sacrifice qui se pouvait admettre pour une vie en commun de quelques semaines, mais qui serait devenu aussi odieux à vous qu′à moi maintenant que nous devions passer toute notre vie ensemble (cela me fait presque de la peine en vous écrivant de penser que cela a failli être, qu′il s′en est fallu de quelques secondes), j′avais pensé à organiser notre existence de la façon la plus indépendante possible, et pour commencer j′avais voulu que vous eussiez ce yacht où vous auriez pu voyager pendant que, trop souffrant, je vous eusse attendue au port (j′avais écrit à Elstir pour lui demander conseil, comme vous aimez son goût), et pour la terre j′avais voulu que vous eussiez votre automobile à vous, rien qu′à vous, dans laquelle vous sortiriez, vous voyageriez à votre fantaisie. Le yacht était déjà presque prêt, il s′appelle, selon votre désir exprimé à Balbec, le Cygne. Et me rappelant que vous préfériez à toutes les autres les voitures Rolls, j′en avais commandé une. Or maintenant que nous ne nous verrons plus jamais, comme je n′espère pas vous faire accepter le bateau ni la voiture (pour moi ils ne pourraient servir à rien), j′avais pensé — comme je les avais commandés à un intermédiaire, mais en donnant votre nom — que vous pourriez peut-être en les décommandant, vous, m′éviter le yacht et cette voiture devenus inutiles. Mais pour cela, et pour bien d′autres choses, il aurait fallu causer. Or je trouve que tant que je suis susceptible de vous réaimer, ce qui ne durera plus longtemps, il serait fou, pour un bateau à voiles et une Rolls Royce, de nous voir et de jouer le bonheur de votre vie puisque vous estimez qu′il est de vivre loin de moi. Non, je préfère garder la Rolls et même le yacht. Et comme je ne me servirai pas d′eux et qu′ils ont chance de rester toujours, l′un au port, désarmé, l′autre à l′écurie, je ferai graver sur le Â… (mon Dieu, je n′ose pas mettre un nom de pièce inexact et commettre une hérésie qui vous choquerait) du yacht ces vers de Mallarmé que vous aimiez :
I wrote to Albertine: “My dear, I was just about to write to you, and I thank you for telling me that if I had been in need of you you would have come at once; it is like you to have so exalted a sense of devotion to an old friend, which can only increase my regard for you. But no, I did not ask and I shall not ask you to return; our meeting — for a long time to come — might not be painful, perhaps, to you, a heartless girl. To me whom at times you have thought so cold, it would be most painful. Life has driven us apart. You have made a decision which I consider very wise, and which you have made at the right moment, with a marvellous presentiment, for you left me on the day on which I had just received my mother′s consent to my asking you to marry me. I would have told you this when I awoke, when I received her letter (at the same moment as yours). Perhaps you would have been afraid of distressing me by leaving immediately after that. And we should perhaps have united our lives in what would have been for us (who knows?) misery. If this is what was in store for us, then I bless you for your wisdom. We should lose all the fruit of it were we to meet again. This is not to say that I should not find it a temptation. But I claim no great credit for resisting it. You know what an inconstant person I am and how quickly I forget. You have told me often, I am first and foremost a man of habit. The habits which I am beginning to form in your absence are not as yet very strong. Naturally, at this moment, the habits that I had when you were with me, habits which your departure has upset, are still the stronger. They will not remain so for very long. For that reason, indeed, I had thought of taking advantage of these last few days in which our meeting would not yet be for me what it will be in a fortnight′s time, perhaps even sooner (forgive my frankness): a disturbance — I had thought of taking advantage of them, before the final oblivion, in order to settle certain little material questions with you, in which you might, as a good and charming friend, have rendered a service to him who for five minutes imagined himself your future husband. As I never expected that my mother would approve, as on the other hand I desired that we should each of us enjoy all that liberty of which you had too generously and abundantly made a sacrifice which might be admissible had we been living together for a few weeks, but would have become as hateful to you as to myself now that we were to spend the rest of our lives together (it almost hurts me to think as I write to you that this nearly happened, that the news came only a moment too late), I had thought of organising our existence in the most independent manner possible, and, to begin with, I wished you to have that yacht in which you could go cruising while I, not being well enough to accompany you, would wait for you at the port (I had written to Elstir to ask for his advice, since you admire his taste), and on land I wished you to have a motor-car to yourself, for your very own, in which you could go out, could travel wherever you chose. The yacht was almost ready; it is named, after a wish that you expressed at Balbec, le Cygne. And remembering that your favourite make of car was the Rolls, I had ordered one. But now that we are never to meet again, as I have no hope of persuading you to accept either the vessel or the car (to me they would be quite useless), I had thought — as I had ordered them through an agent, but in your name — that you might perhaps by countermanding them, yourself, save me the expense of the yacht and the car which are no longer required. But this, and many other matters, would need to be discussed. Well, I find that so long as I am capable of falling in love with you again, which will not be for long, it would be madness, for the sake of a sailing-vessel and a Rolls-Royce, to meet again and to risk the happiness of your life since you have decided that it lies in your living apart from myself. No, I prefer to keep the Rolls and even the yacht. And as I shall make no use of them and they are likely to remain for ever, one in its dock, dismantled, the other in its garage, I shall have engraved upon the yacht (Heavens, I am afraid of misquoting the title and committing a heresy which would shock you) those lines of Mallarmé which you used to like:
Un cygne d′autrefois se souvient que c′est lui Magnifique mais qui sans espoir se délivre Pour n′avoir pas chanté la région où vivre Quand du stérile hiver a resplendi l′ennui.
Un cygne d′autrefois se souvient que c′est lui Magnifique mais qui sans espoir se délivre Pour n′avoir pas chanté la région où vivre Quand du stérile hiver a resplendi l′ennui.
» Vous vous rappelez — c′est le poème qui commence par :
You remember — it is the poem that begins:
Le vierge, le vivace et le bel aujourd′huiÂ…
Hélas, « aujourd′hui » n′est plus ni vierge, ni beau. Mais ceux qui comme moi savent qu′ils en feront bien vite un « demain » supportable ne sont guère supportables. Quant à la Rolls, elle eût mérité plutôt ces autres vers du même poète que vous disiez ne pouvoir comprendre :
Le vierge, le vivace et le bel aujourd′hui . . .
Alas, to-day is no longer either virginal or fair. But the men who know, as I know, that they will very soon make of it an endurable ‘to-morrow′ are seldom endurable themselves. As for the Rolls, it would deserve rather those other lines of the same poet which you said you could not understand:
Dis si je ne suis pas joyeux Tonnerre et rubis aux moyeux De voir en l′air que ce feu troue
Avec des royaumes épars Comme mourir pourpre la roue Du seul vespéral de mes chars.
Dis si je ne suis pas joyeux Tonnerre et rubis aux moyeux De voir en l′air que ce feu troue
Avec des royaumes épars Comme mourir pourpre la roue Du seul vespéral de mes chars.
» Adieu pour toujours, ma petite Albertine, et merci encore de la bonne promenade que nous fîmes ensemble la veille de notre séparation. J′en garde un bien bon souvenir. »
“Farewell for ever, my little Albertine, and thanks once again for the charming drive which we took on the eve of our parting. I retain a very pleasant memory of it.
« P.-S. — Je ne réponds pas à ce que vous me dites de prétendues propositions que Saint-Loup (que je ne crois d′ailleurs nullement en Touraine) aurait faites à votre tante. C′est du Sherlock Holmes. Quelle idée vous faites-vous de moi ? »
“P.S. I make no reference to what you tell me of the alleged suggestions which Saint-Loup (whom I do not for a moment believe to be in Touraine) may have made to your aunt. It is just like a Sherlock Holmes story. For what do you take me?”
Sans doute, de même que j′avais dit autrefois à Albertine : « Je ne vous aime pas », pour qu′elle m′aimât ; « J′oublie quand je ne vois pas les gens », pour qu′elle me vît très souvent ; « J′ai décidé de vous quitter », pour prévenir toute idée de séparation, maintenant c′était parce que je voulais absolument qu′elle revînt dans les huit jours que je lui disais : « Adieu pour toujours » ; c′est parce que je voulais la revoir que je lui disais : « Je trouverais dangereux de vous voir » ; c′est parce que vivre séparé d′elle me semblait pire que la mort que je lui écrivais : « Vous avez eu raison, nous serions malheureux ensemble. » Hélas, cette lettre feinte, en l′écrivant pour avoir l′air de ne pas tenir à elle et aussi pour la douceur de dire certaines choses qui ne pouvaient émouvoir que moi et non elle, j′aurais dû d′abord prévoir qu′il était possible qu′elle eût pour effet une réponse négative, c′est-à-dire consacrant ce que je disais ; qu′il était même probable que ce serait, car Albertine eût-elle été moins intelligente qu′elle n′était, elle n′eût pas douté un instant que ce que je disais était faux. Sans s′arrêter, en effet, aux intentions que j′énonçais dans cette lettre, le seul fait que je l′écrivisse, n′eût-il même pas succédé à la démarche de Saint-Loup, suffisait pour lui prouver que je désirais qu′elle revînt et pour lui conseiller de me laisser m′enferrer dans l′hameçon de plus en plus. Puis, après avoir prévu la possibilité d′une réponse négative, j′aurais dû toujours prévoir que brusquement cette réponse me rendrait dans sa plus extrême vivacité mon amour pour Albertine. Et j′aurais dû, toujours avant d′envoyer ma lettre, me demander si, au cas où Albertine répondrait sur le même ton et ne voudrait pas revenir, je serais assez maître de ma douleur pour me forcer à rester silencieux, à ne pas lui télégraphier : « Revenez » ou à ne pas lui envoyer quelque autre émissaire, ce qui, après lui avoir écrit que nous ne nous reverrions pas, était lui montrer avec la dernière évidence que je ne pouvais me passer d′elle, et aboutirait à ce qu′elle refusât plus énergiquement encore, à ce que, ne pouvant plus supporter mon angoisse, je partisse chez elle, qui sait ? peut-être à ce que je n′y fusse pas reçu. Et sans doute c′eût été, après trois énormes maladresses, la pire de toutes, après laquelle il n′y avait plus qu′à me tuer devant sa maison. Mais la manière désastreuse dont est construit l′univers psycho-pathologique veut que l′acte maladroit, l′acte qu′il faudrait avant tout éviter, soit justement l′acte calmant, l′acte qui, ouvrant pour nous, jusqu′à ce que nous en sachions le résultat, de nouvelles perspectives d′espérance, nous débarrasse momentanément de la douleur intolérable que le refus a fait naître en nous. De sorte que, quand la douleur est trop forte, nous nous précipitons dans la maladresse qui consiste à écrire, à faire prier par quelqu′un, à aller voir, à prouver qu′on ne peut se passer de celle qu′on aime. Mais je ne prévis rien de tout cela. Le résultat de cette lettre me paraissait être au contraire de faire revenir Albertine au plus vite. Aussi en pensant à ce résultat, avais-je eu une grande douceur à écrire. Mais en même temps je n′avais cessé en écrivant de pleurer ; d′abord un peu de la même manière que le jour où j′avais joué la fausse séparation, parce que, ces mots me représentant l′idée qu′ils m′exprimaient quoiqu′ils tendissent à un but contraire (prononcés mensongèrement pour ne pas, par fierté, avouer que j′aimais), ils portaient en eux leur tristesse, mais aussi parce que je sentais que cette idée avait de la vérité.
No doubt, just as I had said in the past to Albertine: “I am not in love with you,” in order that she might love me; “I forget people when I do not see them,” in order that she might come often to see me; “I have decided to leave you,” in order to forestall any idea of a parting, now it was because I was absolutely determined that she must return within a week that′I said to her: “Farewell for ever”; it was because I wished to see her again that I said to her: “I think it would be dangerous to see you”; it was because living apart from her seemed to me worse than death that I wrote to her: “You were right, we should be wretched together.” Alas, this false letter, when I wrote it in order to appear not to be dependent upon her and also to enjoy the pleasure of saying certain things which could arouse emotion only in myself and not in her, I ought to have foreseen from the start that it was possible that it would result in a negative response, that is to say one which confirmed what I had said; that this was indeed probable, for even had Albertine been less intelligent than she was, she would never have doubted for an instant that what I said to her was untrue. Indeed without pausing to consider the intentions that I expressed in this letter, the mere fact of my writing it, even if it had not been preceded by Saint-Loup′s intervention, was enough to prove to her that I desired her return and to prompt her to let me become more and more inextricably ensnared. Then, having foreseen the possibility of a reply in the negative, I ought also to have foreseen that this reply would at once revive in its fullest intensity my love for Albertine. And I ought, still before posting my letter, to have asked myself whether, in the event of Albertine′s replying in the same tone and refusing to return, I should have sufficient control over my grief to force myself to remain silent, not to telegraph to her: “Come back,” not to send her some other messenger, which, after I had written to her that we would not meet again, would make it perfectly obvious that I could not get on without her, and would lead to her refusing more emphatically than ever, whereupon I, unable to endure my anguish for another moment, would go down to visit her and might, for all I knew, be refused admission. And, no doubt, this would have been, after three enormous blunders, the worst of all, after which there would be nothing left but to take my life in front of her house. But the disastrous manner in which the psychopathic universe is constructed has decreed that the clumsy action, the action which we ought most carefully to have avoided, should be precisely the action that will calm us, the action that, opening before us, until we learn its result, fresh avenues of hope, relieves us for the moment of the intolerable pain which a refusal has aroused in us. With the result that, when the pain is too keen, we dash headlong into the blunder that consists in writing, sending somebody to intercede, going in person, proving that we cannot get on without the woman we love. But I foresaw nothing of all this. The probable result of my letter seemed to me on the contrary to be that of making Albertine return to me at once. And so, as I thought of this result, I greatly enjoyed writing the letter. But at the same time I had not ceased, while writing it, from shedding tears; partly, at first, in the same way as upon the day when I had acted a pretence of separation, because, as the words represented for me the idea which they expressed to me, albeit they were aimed in the opposite direction (uttered mendaciously because my pride forbade me to admit that I was in love), they carried their own load of sorrow. But also because I felt that the idea contained a grain of truth.
Le résultat de cette lettre me paraissant certain, je regrettai de l′avoir envoyée. Car en me représentant le retour, en somme si aisé, d′Albertine, brusquement toutes les raisons qui rendaient notre mariage une chose mauvaise pour moi revinrent avec toute leur force. J′espérais qu′elle refuserait de revenir. J′étais en train de calculer que ma liberté, tout l′avenir de ma vie étaient suspendus à son refus ; que j′avais fait une folie d′écrire ; que j′aurais dû reprendre ma lettre hélas partie, quand Françoise en me donnant aussi le journal qu′elle venait de monter me la rapporta. Elle ne savait pas avec combien de timbres elle devait l′affranchir. Mais aussitôt je changeai d′avis ; je souhaitais qu′Albertine ne revînt pas, mais je voulais que cette décision vînt d′elle pour mettre fin à mon anxiété, et je résolus de rendre la lettre à Françoise. J′ouvris le journal, il annonçait une représentation de la Berma. Alors je me souvins des deux façons différentes dont j′avais écouté Phèdre, et ce fut maintenant d′une troisième que je pensai à la scène de la déclaration. Il me semblait que ce que je m′étais si souvent récité à moi-même, et que j′avais écouté au théâtre, c′était l′énoncé des lois que je devais expérimenter dans ma vie. Il y a dans notre âme des choses auxquelles nous ne savons pas combien nous tenons. Ou bien si nous vivons sans elles, c′est parce que nous remettons de jour en jour, par peur d′échouer, ou de souffrir, d′entrer en leur possession. C′est ce qui m′était arrivé pour Gilberte quand j′avais cru renoncer à elle. Qu′avant le moment où nous sommes tout à fait détachés de ces choses — moment bien postérieur à celui où nous nous en croyons détachés — la jeune fille que nous aimons, par exemple, se fiance, nous sommes fous, nous ne pouvons plus supporter la vie qui nous paraissait si mélancoliquement calme. Ou bien si la chose est en notre possession, nous croyons qu′elle nous est à charge, que nous nous en déferions volontiers. C′est ce qui m′était arrivé pour Albertine. Mais que par un départ l′être indifférent nous soit retiré, et nous ne pouvons plus vivre. Or l′« argument » de Phèdre ne réunissait-il pas les deux cas ? Hippolyte va partir. Phèdre qui jusque-là a pris soin de s′offrir à son inimitié, par scrupule, dit-elle, ou plutôt lui fait dire le poète, parce qu′elle ne voit pas à quoi elle arriverait et qu′elle ne se sent pas aimée, Phèdre n′y tient plus. Elle vient lui avouer son amour, et c′est la scène que je m′étais si souvent récitée :
As this letter seemed to me to be certain of its effect, I began to regret that I had sent it. For as I pictured to myself the return (so natural, after all), of Albertine, immediately all the reasons which made our marriage a thing disastrous to myself returned in their fullest force. I hoped that she would refuse to come back. I was engaged in calculating that my liberty, my whole future depended upon her refusal, that I had been mad to write to her, that I ought to have retrieved my letter which, alas, had gone, when Françoise, with the newspaper which she had just brought upstairs, handed it back to me. She was not certain how many stamps it required. But immediately I changed my mind; I hoped that Albertine would not return, but I wished the decision to come from her, so as to put an end to my anxiety, and I handed the letter back to Françoise. I opened the newspaper; it announced a performance by Berma. Then I remembered the two different attitudes in which I had listened to Phèdre, and it was now in a third attitude that I thought of the declaration scene. It seemed to me that what I had so often repeated to myself, and had heard recited in the theatre, was the statement of the laws of which I must make experience in my life. There are in our soul things to which we do not realise how strongly we are attached. Or else, if we live without them, it is because we put off from day to day, from fear of failure, or of being made to suffer, entering into possession of them. This was what had happened to me in the case of Gilberte when I thought that I had given her up. If before the moment in which we are entirely detached from these things — a moment long subsequent to that in which we suppose ourselves to have been detached from them — the girl with whom we are in love becomes, for instance, engaged to some one else, we are mad, we can no longer endure the life which appeared to us to be so sorrowfully calm. Or else, if we are in control of the situation, we feel that she is a burden, we would gladly be rid of her. Which was what had happened to me in the case of Albertine. But let a sudden departure remove the unloved creature from us, we are unable to survive. But did not the plot of Phèdre combine these two cases? Hippolyte is about to leave. Phèdre, who until then has taken care to court his hostility, from a scruple of conscience, she says, or rather the poet makes her say, because she is unable to foresee the consequences and feels that she is not loved, Phèdre can endure the situation no longer. She comes to him to confess her love, and this was the scene which I had so often repeated to myself:
« On dit qu′un prompt départ vous éloigne de nous. »
On dit qu′un prompt départ vous éloigne de nous. . . .
Sans doute cette raison du départ d′Hippolyte est accessoire, peut-on penser, à côté de celle de la mort de Thésée. Et de même quand, quelques vers plus loin, Phèdre fait un instant semblant d′avoir été mal comprise :
Doubtless this reason for the departure of Hippolyte is less decisive, we may suppose, than the death of Thésée. And similarly when, a few lines farther on, Phèdre pretends for a moment that she has been misunderstood:
« Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire »,
Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire?
on peut croire que c′est parce qu′Hippolyte a repoussé sa déclaration :
we may suppose that it is because Hippolyte has repulsed her declaration.
« Madame, oubliez-vous que Thésée est mon père, et qu′il est votre époux ? »
Madame, oubliez-vous Que Thésée est mon père, et qu′il est votre époux?
Mais il n′aurait pas eu cette indignation, que, devant le bonheur atteint, Phèdre aurait pu avoir le même sentiment qu′il valait peu de chose. Mais dès qu′elle voit qu′il n′est pas atteint, qu′Hippolyte croit avoir mal compris et s′excuse, alors, comme moi voulant rendre à Françoise ma lettre, elle veut que le refus vienne de lui, elle veut pousser jusqu′au bout sa chance :
But there would not have been this indignation unless, in the moment of a consummated bliss, Phèdre could have had the same feeling that it amounted to little or nothing. Whereas, as soon as she sees that it is not to be consummated, that Hippolyte thinks that he has misunderstood her and makes apologies, then, like myself when I decided to give my letter back to Françoise, she decides that the refusal must come from him, decides to stake everything upon his answer:
« Ah ! cruel, tu m′as trop entendue. »
Ah! cruel, tu m′as trop entendue.
Et il n′y a pas jusqu′aux duretés qu′on m′avait racontées de Swann envers Odette, ou de moi à l′égard d′Albertine, duretés qui substituèrent à l′amour antérieur un nouvel amour, fait de pitié, d′attendrissement, de besoin d′effusion et qui ne fait que varier le premier, qui ne se trouvent aussi dans cette scène :
And there is nothing, not even the harshness with which, as I had been told, Swann had treated Odette, or I myself had treated Albertine, a harshness which substituted for the original love a new love composed of pity, emotion, of the need of effusion, which is only a variant of the former love, that is not to be found also in this scene:
« Tu me haî²³ais plus, je ne t′aimais pas moins. Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes. »
Tu me haî²³ais plus, je ne t′aimais pas moins. Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
La preuve que le « soin de sa gloire » n′est pas ce à quoi tient le plus Phèdre, c′est qu′elle pardonnerait à Hippolyte et s′arracherait aux conseils d′Œnone si elle n′apprenait à ce moment qu′Hippolyte aime Aricie. Tant la jalousie, qui en amour équivaut à la perte de tout bonheur, est plus sensible que la perte de la réputation. C′est alors qu′elle laisse Œnone (qui n′est que le nom de la pire partie d′elle-même) calomnier Hippolyte sans se charger « du soin de le défendre » et envoie ainsi celui qui ne veut pas d′elle à un destin dont les calamités ne la consolent d′ailleurs nullement elle-même, puisque sa mort volontaire suit de près la mort d′Hippolyte. C′est du moins ainsi, en réduisant la part de tous les scrupules « jansénistes », comme eût dit Bergotte, que Racine a donnés à Phèdre pour la faire paraître moins coupable, que m′apparaissait cette scène, sorte de prophétie des épisodes amoureux de ma propre existence. Ces réflexions n′avaient d′ailleurs rien changé à ma détermination, et je tendis ma lettre à Françoise pour qu′elle la mît enfin à la poste, afin de réaliser auprès d′Albertine cette tentative qui me paraissait indispensable depuis que j′avais appris qu′elle ne s′était pas effectuée. Et sans doute, nous avons tort de croire que l′accomplissement de notre désir soit peu de chose, puisque dès que nous croyons qu′il peut ne pas se réaliser nous y tenons de nouveau, et ne trouvons qu′il ne valait pas la peine de le poursuivre que quand nous sommes bien sûrs de ne le pas manquer. Et pourtant on a raison aussi. Car si cet accomplissement, si le bonheur ne paraissent petits que par la certitude, cependant ils sont quelque chose d′instable d′où ne peuvent sortir que des chagrins. Et les chagrins seront d′autant plus forts que le désir aura été plus complètement accompli, plus impossibles à supporter que le bonheur aura été, contre la loi de nature, quelque temps prolongé, qu′il aura reçu la consécration de l′habitude. Dans un autre sens aussi, les deux tendances, dans l′espèce celle qui me faisait tenir à ce que ma lettre partît, et, quand je la croyais partie, à la regretter, ont l′une et l′autre en elles leur vérité. Pour la première, il est trop compréhensible que nous courrions après notre bonheur — ou notre malheur — et qu′en même temps nous souhaitions de placer devant nous, par cette action nouvelle qui va commencer à dérouler ses conséquences, une attente qui ne nous laisse pas dans le désespoir absolu, en un mot que nous cherchions à faire passer par d′autres formes que nous nous imaginons devoir nous être moins cruelles le mal dont nous souffrons. Mais l′autre tendance n′est pas moins importante, car, née de la croyance au succès de notre entreprise, elle est tout simplement le commencement anticipé de la désillusion que nous éprouverions bientôt en présence de la satisfaction du désir, le regret d′avoir fixé pour nous, aux dépens des autres qui se trouvent exclues, cette forme du bonheur. J′avais donné la lettre à Françoise en lui demandant d′aller vite la mettre à la poste. Dès que ma lettre fut partie je conçus de nouveau le retour d′Albertine comme imminent. Il ne laissait pas de mettre dans ma pensée de gracieuses images qui neutralisaient bien un peu par leur douceur les dangers que je voyais à ce retour. La douceur, perdue depuis si longtemps, de l′avoir auprès de moi m′enivrait.
What proves that it is not to the ‘thought of her own fame′ that Phèdre attaches most importance is that she would forgive Hippolyte and turn a deaf ear to the advice of Oenone had she not learned at the same instant that Hippolyte was in love with Aricie. So it is that jealousy, which in love is equivalent to the loss of all happiness, outweighs any loss of reputation. It is then that she allows Oenone (which is merely a name for the baser part of herself) to slander Hippolyte without taking upon herself the ‘burden of his defence′ and thus sends the man who will have none of her to a fate the calamities of which are no consolation, however, to herself, since her own suicide follows immediately upon the death of Hippolyte. Thus at least it was, with a diminution of the part played by all the ‘Jansenist scruples,′ as Bergotte would have said, which Racine ascribed to Phèdre to make her less guilty, that this scene appeared to me, a sort of prophecy of the amorous episodes in my own life. These reflexions had, however, altered nothing of my determination, and I handed my letter to Françoise so that she might post it after all, in order to carry into effect that appeal to Albertine which seemed to me to be indispensable, now that I had learned that my former attempt had failed. And no doubt we are wrong when we suppose that the accomplishment of our desire is a small matter, since as soon as we believe that it cannot be realised we become intent upon it once again, and decide that it was not worth our while to pursue it only when we are quite certain that our attempt will not fail. And yet we are right also. For if this accomplishment, if our happiness appear of small account only in the light of certainty, nevertheless they are an unstable element from which only trouble can arise. And our trouble will be all the greater the more completely our desire will have been accomplished, all the more impossible to endure when our happiness has been, in defiance of the law of nature, prolonged for a certain period, when it has received the consecration of habit. In another sense as well, these two tendencies, by which I mean that which made me anxious that my letter should be posted, and, when I thought that it had gone, my regret that I had written it, have each of them a certain element of truth. In the case of the first, it is easily comprehensible that we should go in pursuit of our happiness — or misery — and that at the same time we should hope to keep before us, by this latest action which is about to involve us in its consequences, a state of expectancy which does not leave us in absolute despair, in a word that we should seek to convert into other forms, which, we imagine, must be less painful to us, the malady from which we are suffering. But the other tendency is no less important, for, born of our belief in the success of our enterprise, it is simply an anticipation of the disappointment which we should very soon feel in the presence of a satisfied desire, our regret at having fixed for ourselves, at the expense of other forms which are necessarily excluded, this form of happiness. I had given my letter to Françoise and had asked her to go out at once and post it. As soon as the letter had gone, I began once more to think of Albertine′s return as imminent. It did not fail to introduce into my mind certain pleasing images which neutralised somewhat by their attractions the dangers that I foresaw in her return. The pleasure, so long lost, of having her with me was intoxicating.
Le temps passe, et peu à peu tout ce qu′on disait par mensonge devient vrai, je l′avais trop expérimenté avec Gilberte ; l′indifférence que j′avais feinte quand je ne cessais de sangloter avait fini par se réaliser ; peu à peu la vie, comme je le disais à Gilberte en une formule mensongère et qui rétrospectivement était devenue vraie, la vie nous avait séparés. Je me le rappelais, je me disais : « Si Albertine laisse passer quelque temps, mes mensonges deviendront une vérité. Et maintenant que le plus dur est passé, ne serait-il pas à souhaiter qu′elle laissât passer ce mois ? Si elle revient, je renoncerai à la vie véritable que, certes, je ne suis pas en état de goûter encore, mais qui progressivement pourra commencer à présenter pour moi des charmes tandis que le souvenir d′Albertine ira en s′affaiblissant. »
Time passes, and gradually everything that we have said in falsehood becomes true; I had learned this only too well with Gilberte; the indifference that I had feigned when I could never restrain my tears had ended by becoming real; gradually life, as I told Gilberte in a lying formula which retrospectively had become true, life had driven us apart. I recalled this, I said to myself: “If Albertine allows an interval to elapse, my lies will become the truth. And now that the worst moments are over, ought I not to hope that she will allow this month to pass without returning? If she returns, I shall have to renounce the true life which certainly I am not in a fit state to enjoy as yet, but which as time goes on may begin to offer me attractions while my memory of Albertine grows fainter.”
J′ai dit que l′oubli commençait à faire son œuvre. Mais un des effets de l′oubli était précisément — en faisant que beaucoup des aspects déplaisants d′Albertine, des heures ennuyeuses que je passais avec elle, ne se représentaient plus à ma mémoire, cessaient donc d′être des motifs à désirer qu′elle ne fût plus là comme je le souhaitais quand elle y était encore — de me donner d′elle une image sommaire, embellie de tout ce que j′avais éprouvé d′amour pour d′autres. Sous cette forme particulière, l′oubli, qui pourtant travaillait à m′habituer à la séparation, me faisait, en me montrant Albertine plus douce, souhaiter davantage son retour.
I have said that oblivion was beginning to perform its task. But one of the effects of oblivion was precisely — since it meant that many of Albertine′s less pleasing aspects, of the boring hours that I had spent with her, no longer figured in my memory, ceased therefore to be reasons for my desiring that she should not be with me as I used to wish when she was still in the house — that it gave me a curtailed impression of her, enhanced by all the love that I had ever felt for other women. In this novel aspect of her, oblivion which nevertheless was engaged upon making me accustomed to our separation, made me, by shewing me a more attractive Albertine, long all the more for her return.
Depuis qu′elle était partie, bien souvent, quand il me semblait qu′on ne pouvait pas voir que j′avais pleuré, je sonnais Françoise et je lui disais : « Il faudra voir si Mademoiselle Albertine n′a rien oublié. Pensez à faire sa chambre, pour qu′elle soit bien en état quand elle viendra. » Ou simplement : « Justement l′autre jour Mademoiselle Albertine me disait, tenez justement la veille de son départÂ… » Je voulais diminuer chez Françoise le détestable plaisir que lui causait le départ d′Albertine en lui faisant entrevoir qu′il serait court. Je voulais aussi montrer à Françoise que je ne craignais pas de parler de ce départ, le montrer — comme font certains généraux qui appellent des reculs forcés une retraite stratégique et conforme à un plan préparé — comme voulu, comme constituant un épisode dont je cachais momentanément la vraie signification, nullement comme la fin de mon amitié avec Albertine. En la nommant sans cesse, je voulais enfin faire rentrer, comme un peu d′air, quelque chose d′elle dans cette chambre où son départ avait fait le vide et où je ne respirais plus. Puis on cherche à diminuer les proportions de sa douleur en la faisant entrer dans le langage parlé entre la commande d′un costume et des ordres pour le dîner.
Since her departure, very often, when I was confident that I shewed no trace of tears, I would ring for Françoise and say to her: “We must make sure that Mademoiselle Albertine hasn′t left anything behind her. Don′t forget to do her room, it must be ready for her when she comes.” Or merely: “Only the other day Mademoiselle Albertine said to me, let me think now, it was the day before she left. . . . ” I was anxious to diminish Françoise′s abominable pleasure at Albertine′s departure by letting her see that it was not to be prolonged. I was anxious also to let Françoise see that I was not afraid to speak of this departure, to proclaim it — like certain generals who describe a forced retreat as a strategic withdrawal in conformity with a prearranged plan — as intended by myself, as constituting an episode the true meaning of which I concealed for the moment, but in no way implying the end of my friendship with Albertine. By repeating her name incessantly I sought in short to introduce, like a breath of air, something of herself into that room in which her departure had left a vacuum, in which I could no longer breathe. Then, moreover, we seek to reduce the dimensions of our grief by making it enter into our everyday speech between ordering a suit of clothes and ordering dinner.
En faisant la chambre d′Albertine, Françoise, curieuse, ouvrit le tiroir d′une petite table en bois de rose où mon amie mettait les objets intimes qu′elle ne gardait pas pour dormir. « Oh ! Monsieur, Mademoiselle Albertine a oublié de prendre ses bagues, elles sont restées dans le tiroir. » Mon premier mouvement fut de dire : « Il faut les lui renvoyer. » Mais cela avait l′air de ne pas être certain qu′elle reviendrait. « Bien, répondis-je après un instant de silence, cela ne vaut guère la peine de les lui renvoyer pour le peu de temps qu′elle doit être absente. Donnez-les-moi, je verrai. » Françoise me les remit avec une certaine méfiance. Elle détestait Albertine, mais, me jugeant d′après elle-même, elle se figurait qu′on ne pouvait me remettre une lettre écrite par mon amie sans crainte que je l′ouvrisse. Je pris les bagues. « Que Monsieur y fasse attention de ne pas les perdre, dit Françoise, on peut dire qu′elles sont belles ! Je ne sais pas qui les lui a données, si c′est Monsieur ou un autre, mais je vois bien que c′est quelqu′un de riche et qui a du goût ! - Ce n′est pas moi, répondis-je à Françoise, et d′ailleurs ce n′est pas de la même personne que viennent les deux, l′une lui a été donnée par sa tante et elle a acheté l′autre. - Pas de la même personne ! s′écria Françoise, Monsieur veut rire, elles sont pareilles, sauf le rubis qu′on a ajouté sur l′une, il y a le même aigle sur les deux, les mêmes initiales à l′intérieurÂ… » Je ne sais pas si Françoise sentait le mal qu′elle me faisait, mais elle commença à ébaucher un sourire qui ne quitta plus ses lèvres. « Comment, le même aigle ? Vous êtes folle. Sur celle qui n′a pas de rubis il y a bien un aigle, mais sur l′autre c′est une espèce de tête d′homme qui est ciselée. - Une tête d′homme ? où Monsieur a vu ça ? Rien qu′avec mes lorgnons j′ai tout de suite vu que c′était une des ailes de l′aigle ; que Monsieur prenne sa loupe, il verra l′autre aile sur l′autre côté, la tête et le bec au milieu. On voit chaque plume. Ah ! c′est un beau travail. » L′anxieux besoin de savoir si Albertine m′avait menti me fit oublier que j′aurais dû garder quelque dignité envers Françoise et lui refuser le plaisir méchant qu′elle avait, sinon à me torturer, du moins à nuire à mon amie. Je haletais tandis que Françoise allait chercher ma loupe, je la pris, je demandai à Françoise de me montrer l′aigle sur la bague au rubis, elle n′eut pas de peine à me faire reconnaître les ailes, stylisées de la même façon que dans l′autre bague, le relief de chaque plume, la tête. Elle me fit remarquer aussi des inscriptions semblables, auxquelles, il est vrai, d′autres étaient jointes dans la bague au rubis. Et à l′intérieur des deux le chiffre d′Albertine. « Mais cela m′étonne que Monsieur ait eu besoin de tout cela pour voir que c′était la même bague, me dit Françoise. Même sans les regarder de près on sent bien la même façon, la même manière de plisser l′or, la même forme. Rien qu′à les apercevoir j′aurais juré qu′elles venaient du même endroit.
Ça se reconnaît comme la cuisine d′une bonne cuisinière. » Et en effet, à sa curiosité de domestique attisée par la haine et habituée à noter des détails avec une effrayante précision, s′était joint, pour l′aider dans cette expertise, ce goût qu′elle avait, ce même goût en effet qu′elle montrait dans la cuisine et qu′avivait peut-être, comme je m′en étais aperçu, en partant pour Balbec, dans sa manière de s′habiller, sa coquetterie de femme qui a été jolie, qui a regardé les bijoux et les toilettes des autres. Je me serais trompé de boîte de médicament et, au lieu de prendre quelques cachets de véronal un jour où je sentais que j′avais bu trop de tasses de thé, j′aurais pris autant de cachets de caféine, que mon cœur n′eût pas pu battre plus violemment. Je demandai à Françoise de sortir de la chambre. J′aurais voulu voir Albertine immédiatement. À l′horreur de son mensonge, à la jalousie pour l′inconnu, s′ajoutait la douleur qu′elle se fût laissé ainsi faire des cadeaux. Je lui en faisais plus, il est vrai, mais une femme que nous entretenons ne nous semble pas une femme entretenue tant que nous ne savons pas qu′elle l′est par d′autres. Et pourtant, puisque je n′avais cessé de dépenser pour elle tant d′argent, je l′avais prise malgré cette bassesse morale ; cette bassesse je l′avais maintenue en elle, je l′avais peut-être accrue, peut-être créée. Puis, comme nous avons le don d′inventer des contes pour bercer notre douleur, comme nous arrivons, quand nous mourons de faim, à nous persuader qu′un inconnu va nous laisser une fortune de cent millions, j′imaginai Albertine dans mes bras, m′expliquant d′un mot que c′était à cause de la ressemblance de la fabrication qu′elle avait acheté l′autre bague, que c′était elle qui y avait fait mettre ses initiales. Mais cette explication était encore fragile, elle n′avait pas encore eu le temps d′enfoncer dans mon esprit ses racines bienfaisantes, et ma douleur ne pouvait être si vite apaisée. Et je songeais que tant d′hommes qui disent aux autres que leur maîtresse est bien gentille souffrent de pareilles tortures. C′est ainsi qu′ils mentent aux autres et à eux-mêmes. Ils ne mentent pas tout à fait ; ils ont avec cette femme des heures vraiment douces ; mais songez à tout ce que cette gentillesse qu′elles ont pour eux devant leurs amis et qui leur permet de se glorifier, et à tout ce que cette gentillesse qu′elles ont seules avec leurs amants et qui leur permet de les bénir, recouvrent d′heures inconnues où l′amant a souffert, douté, fait partout d′inutiles recherches pour savoir la vérité ! C′est à de telles souffrances qu′est liée la douceur d′aimer, de s′enchanter des propos les plus insignifiants d′une femme qu′on sait insignifiants, mais qu′on parfume de son odeur. En ce moment, je ne pouvais plus me délecter à respirer par le souvenir celle d′Albertine. Atterré, les deux bagues à la main, je regardais cet aigle impitoyable dont le bec me tenaillait le cœur, dont les ailes aux plumes en relief avaient emporté la confiance que je gardais dans mon amie, et sous les serres duquel mon esprit meurtri ne pouvait pas échapper un instant aux questions posées sans cesse relativement à cet inconnu dont l′aigle symbolisait sans doute le nom sans pourtant me le laisser lire, qu′elle avait aimé sans doute autrefois, et qu′elle avait revu sans doute il n′y avait pas longtemps, puisque c′est le jour si doux, si familial, de la promenade ensemble au Bois, que j′avais vu, pour la première fois, la seconde bague, celle où l′aigle avait l′air de tremper son bec dans la nappe de sang clair du rubis.
While she was doing Albertine′s room, Françoise, out of curiosity, opened the drawer of a little rosewood table in which my mistress used to put away the ornaments which she discarded when she went to bed. “Oh! Monsieur, Mademoiselle Albertine has forgotten to take her rings, she has left them in the drawer.” My first impulse was to say: “We must send them after her.” But this would make me appear uncertain of her return. “Very well,” I replied after a moment of silence, “it is hardly worth while sending them to her as she is coming back so soon. Give them to me, I shall think about it.” Françoise handed me the rings with a distinct misgiving. She loathed Albertine, but, regarding me in her own image, supposed that one could not hand me a letter in the handwriting of my mistress without the risk of my opening it. I took the rings. “Monsieur must take care not to lose them,” said Françoise, “such beauties as they are! I don′t know who gave them to her, if it was Monsieur or some one else, but I can see that it was some one rich, who had good taste!” “It was not I,” I assured her, “besides, they don′t both come from the same person, one was given her by her aunt and the other she bought for herself.” “Not from the same person!” Françoise exclaimed, “Monsieur must be joking, they are just alike, except that one of them has had a ruby added to it, there′s the same eagle on both, the same initials inside. . . . ” I do not know whether Françoise was conscious of the pain that she was causing me, but she began at this point to curve her lips in a smile which never left them. “What, the same eagle? You are talking nonsense. It is true that the one without the ruby has an eagle upon it, but on the other it is a sort of man′s head.” “A man′s head, where did Monsieur discover that? I had only to put on my spectacles to see at once that it was one of the eagle′s wings; if Monsieur will take his magnifying glass, he will see the other wing on the other side, the head and the beak in the middle. You can count the feathers. Oh, it′s a fine piece of work.” My intense anxiety to know whether Albertine had lied to me made me forget that I ought to maintain a certain dignity in Françoise′s presence and deny her the wicked pleasure that she felt, if not in torturing me, at least in disparaging my mistress. I remained breathless while Françoise went to fetch my magnifying glass, I took it from her, asked her to shew me the eagle upon the ring with the ruby, she had no difficulty in making me see the wings, conventionalised in the same way as upon the other ring, the feathers, cut separately in relief, the head. She pointed out to me also the similar inscriptions, to which, it is true, others were added upon the ring with the ruby. And on the inside of both was Albertine′s monogram. “But I′m surprised that it should need all this to make Monsieur see that the rings are the same,” said Françoise. “Even without examining them, you can see that it is the same style, the same way of turning the gold, the same form. As soon as I looked at them I could have sworn that they came from the same place. You can tell it as you can tell the dishes of a good cook.” And indeed, to the curiosity of a servant, whetted by hatred and trained to observe details with a startling precision, there had been added, to assist her in this expert criticism, the taste that she had, that same taste in fact which she shewed in her cookery and which was intensified perhaps, as I had noticed when we left Paris for Balbec, in her attire, by the coquetry of a woman who was once good-looking, who has studied the jewels and dresses of other women. I might have taken the wrong box of medicine and, instead of swallowing a few capsules of veronal on a day when I felt that I had drunk too many cups of tea, might have swallowed as many capsules of caffeine; my heart would not have throbbed more violently. I asked Françoise to leave the room. I would have liked to see Albertine immediately. To my horror at her falsehood, to my jealousy of the unknown donor, was added grief that she should have allowed herself to accept such presents. I made her even more presents, it is true, but a woman whom we are keeping does not seem to us to be a kept woman so long as we do not know that she is being kept by other men. And yet since I had continued to spend so much money upon her, I had taken her notwithstanding this moral baseness; this baseness I had maintained in her, I had perhaps increased, perhaps created it. Then, just as we have the faculty of inventing fairy tales to soothe our grief, just as we manage, when we are dying of hunger, to persuade ourselves that a stranger is going to leave us a fortune of a hundred millions, I imagined Albertine in my arms, explaining to me in a few words that it was because of the similarity of its workmanship that she had bought the second ring, that it was she who had had her initials engraved on it. But this explanation was still feeble, it had not yet had time to thrust into my mind its beneficent roots, and my grief could not be so quickly soothed. And I reflected that many men who tell their friends that their mistresses are very kind to them must suffer similar torments. Thus it is that they lie to others and to themselves. They do not altogether lie; they do spend in the woman′s company hours that are really pleasant; but think of all that the kindness which their mistresses shew them before their friends and which enables them to boast, and of all that the kindness which their mistresses shew when they are alone with them, and which enables their lovers to bless them, conceal of unrecorded hours in which the lover has suffered, doubted, sought everywhere in vain to discover the truth! It is to such sufferings that we attach the pleasure of loving, of delighting in the most insignificant remarks of a woman, which we know to be insignificant, but which we perfume with her scent. At this moment I could no longer find any delight in inhaling, by an act of memory, the scent of Albertine. Thunderstruck, holding the two rings in my hand, I stared at that pitiless eagle whose beak was rending my heart, whose wings, chiselled in high relief, had borne away the confidence that I retained in my mistress, in whose claws my tortured mind was unable to escape for an instant from the incessantly recurring questions as to the stranger whose name the eagle doubtless symbolised, without however allowing me to decipher it, whom she had doubtless loved in the past, and whom she had doubtless seen again not so long ago, since it was upon that day so pleasant, so intimate, of our drive together through the Bois that I had seen, for the first time, the second ring, that upon which the eagle appeared to be dipping his beak in the bright blood of the ruby.
Du reste si, du matin au soir, je ne cessais de souffrir du départ d′Albertine, cela ne signifiait pas que je ne pensais qu′à elle. D′une part, son charme ayant depuis longtemps gagné de proche en proche des objets qui finissaient par en être très éloignés, mais n′étaient pas moins électrisés par la même émotion qu′elle me donnait, si quelque chose me faisait penser à Incarville, ou aux Verdurin, ou à un nouveau rôle de Léa, un flux de souffrance venait me frapper. D′autre part, moi-même, ce que j′appelais penser à Albertine, c′était penser aux moyens de la faire revenir, de la rejoindre, de savoir ce qu′elle faisait. De sorte que, si, pendant ces heures de martyre incessant, un graphique avait pu représenter les images qui accompagnaient mes souffrances, on eût aperçu celles de la gare d′Orsay, des billets de banque offerts à Mme Bontemps, de Saint-Loup penché sur le pupitre incliné d′un bureau de télégraphe où il remplissait une formule de dépêche pour moi, jamais l′image d′Albertine. De même que dans tout le cours de notre vie notre égoî²e voit tout le temps devant lui les buts précieux pour notre moi, mais ne regarde jamais ce Je lui-même qui ne cesse de les considérer, de même le désir qui dirige nos actes descend vers eux, mais ne remonte pas à soi, soit que, trop utilitaire, il se précipite dans l′action et dédaigne la connaissance, soit que nous recherchions l′avenir pour corriger les déceptions du présent, soit que la paresse de l′esprit le pousse à glisser sur la pente aisée de l′imagination plutôt qu′à remonter la pente abrupte de l′introspection. En réalité, dans ces heures de crise où nous jouerions toute notre vie, au fur et à mesure que l′être dont elle dépend révèle mieux l′immensité de la place qu′il occupe pour nous, en ne laissant rien dans le monde qui ne soit bouleversé par lui, proportionnellement l′image de cet être décroît jusqu′à ne plus être perceptible. En toutes choses nous trouvons l′effet de sa présence par l′émotion que nous ressentons ; lui-même, la cause, nous ne le trouvons nulle part. Je fus pendant ces jours-là si incapable de me représenter Albertine que j′aurais presque pu croire que je ne l′aimais pas, comme ma mère, dans les moments de désespoir où elle fut incapable de se représenter jamais ma grand′mère (sauf une fois dans la rencontre fortuite d′un rêve dont elle sentait tellement le prix, quoique endormie, qu′elle s′efforçait, avec ce qui lui restait de forces dans le sommeil, de le faire durer), aurait pu s′accuser et s′accusait en effet de ne pas regretter sa mère, dont la mort la tuait mais dont les traits se dérobaient à son souvenir.
If, however, morning, noon and night, I never ceased to grieve over Albertine′s departure, this did not mean that I was thinking only of her. For one thing, her charm having acquired a gradual ascendancy over things which, in course of time, were entirely detached from her, but were nevertheless electrified by the same emotion that she used to give me, if something made me think of Incarville or of the Verdurins, or of some new part that Léa was playing, a flood of suffering would overwhelm me. For another thing, what I myself called thinking of Albertine, was thinking of how I might bring her back, of how I might join her, might know what she was doing. With the result that if, during those hours of incessant martyrdom, there had been an illustrator present to represent the images which accompanied my sufferings, you would have seen pictures of the Gare d′Orsay, of the bank notes offered to Mme. Bontemps, of Saint-Loup stooping over the sloping desk of a telegraph office at which he was writing out a telegram for myself, never the picture of Albertine. Just as, throughout the whole course of our life, our egoism sees before it all the time the objects that are of interest to ourselves, but never takes in that Ego itself which is incessantly observing them, so the desire which directs our actions descends towards them, but does not reascend to itself, whether because, being unduly utilitarian, it plunges into the action and disdains all knowledge of it, or because we have been looking to the future to compensate for the disappointments of the past, or because the inertia of our mind urges it down the easy slope of imagination, rather than make it reascend the steep slope of introspection. As a matter of fact, in those hours of crisis in which we would stake our whole life, in proportion as the person upon whom it depends reveals more clearly the immensity of the place that she occupies in our life, leaving nothing in the world which is not overthrown by her, so the image of that person diminishes until it is not longer perceptible. In everything we find the effect of her presence in the emotion that we feel; herself, the cause, we do not find anywhere. I was during these days so incapable of forming any picture of Albertine that I could almost have believed that I was not in love with her, just as my mother, in the moments of desperation in which she was incapable of ever forming any picture of my grandmother (save once in the chance encounter of a dream the importance of which she felt so intensely that she employed all the strength that remained to her in her sleep to make it last), might have accused and did in fact accuse herself of not regretting her mother, whose death had been a mortal blow to her but whose features escaped her memory.
Pourquoi eussé-je cru qu′Albertine n′aimait pas les femmes ? Parce qu′elle avait dit, surtout les derniers temps, ne pas les aimer : mais notre vie ne reposait-elle pas sur un perpétuel mensonge ? Jamais elle ne m′avait dit une fois : « Pourquoi est-ce que je ne peux pas sortir librement ? pourquoi demandez-vous aux autres ce que je fais ? » Mais c′était, en effet, une vie trop singulière pour qu′elle ne me l′eût pas demandé si elle n′avait pas compris pourquoi. Et à mon silence sur les causes de sa claustration, n′était-il pas compréhensible que correspondît de sa part un même et constant silence sur ses perpétuels désirs, ses souvenirs innombrables, ses innombrables désirs et espérances ? Françoise avait l′air de savoir que je mentais quand je faisais allusion au prochain retour d′Albertine. Et sa croyance semblait fondée sur un peu plus que sur cette vérité qui guidait d′habitude notre domestique, que les maîtres n′aiment pas à être humiliés vis-à-vis de leurs serviteurs et ne leur font connaître de la réalité que ce qui ne s′écarte pas trop d′une action flatteuse, propre à entretenir le respect. Cette fois-ci la croyance de Françoise avait l′air fondée sur autre chose, comme si elle eût elle-même déjà entretenu la méfiance dans l′esprit d′Albertine, surexcité sa colère, bref l′eût poussée au point où elle aurait pu prédire comme inévitable son départ. Si c′était vrai, ma version d′un départ momentané, connu et approuvé par moi, n′avait pu rencontrer qu′incrédulité chez Françoise. Mais l′idée qu′elle se faisait de la nature intéressée d′Albertine, l′exaspération avec laquelle, dans sa haine, elle grossissait le « profit » qu′Albertine était censée tirer de moi, pouvaient dans une certaine mesure faire échec à sa certitude. Aussi quand devant elle je faisais allusion, comme à une chose toute naturelle, au retour prochain d′Albertine, Françoise regardait-elle ma figure pour voir si je n′inventais pas, de la même façon que, quand le maître d′hôtel pour l′ennuyer lui lisait, en changeant les mots, une nouvelle politique qu′elle hésitait à croire, par exemple la fermeture des églises et la déportation des curés, même du bout de la cuisine et sans pouvoir lire, elle fixait instinctivement et avidement le journal, comme si elle eût pu voir si c′était vraiment écrit.
Why should I have supposed that Albertine did not care for women? Because she had said, especially of late, that she did not care for them: but did not our life rest upon a perpetual lie? Never once had she said to me: “Why is it that I cannot go out when and where I choose, why do you always ask other people what I have been doing?” And yet, after all, the conditions of her life were so unusual that she must have asked me this had she not herself guessed the reason. And to my silence as to the causes of her claustration, was it not comprehensible that she should correspond with a similar and constant silence as to her perpetual desires, her innumerable memories and hopes? Françoise looked as though she knew that I was lying when I made an allusion to the imminence of Albertine′s return. And her belief seemed to be founded upon something more than that truth which generally guided our old housekeeper, that masters do not like to be humiliated in front of their servants, and allow them to know only so much of the truth as does not depart too far from a flattering fiction, calculated to maintain respect for themselves. This time, Françoise′s belief seemed to be founded upon something else, as though she had herself aroused, kept alive the distrust in Albertine′s mind, stimulated her anger, driven her in short to the point at which she could predict her departure as inevitable. If this was true, my version of a temporary absence, of which I had known and approved, could be received with nothing but incredulity by Françoise. But the idea that she had formed of Albertine′s venal nature, the exasperation with which, in her hatred, she multiplied the ‘profit′ that Albertine was supposed to be making out of myself, might to some extent give a check to that certainty. And so when in her hearing I made an allusion, as if to something that was altogether natural, to Albertine′s immediate return, Françoise would look me in the face, to see whether I was not inventing, in the same way in which, when the butler, to make her angry, read out to her, changing the words, some political news which she hesitated to believe, as for instance the report of the closing of the churches and expulsion of the clergy, even from the other end of the kitchen, and without being able to read it, she would fix her gaze instinctively and greedily upon the paper, as though she had been able to see whether the report was really there.
Quand Françoise vit qu′après avoir écrit une longue lettre j′y mettais l′adresse de Mme Bontemps, cet effroi jusque-là si vague qu′Albertine revînt grandit chez elle. Il se doubla d′une véritable consternation quand, un matin, elle dut me remettre dans mon courrier une lettre sur l′enveloppe de laquelle elle avait reconnu l′écriture d′Albertine. Elle se demandait si le départ d′Albertine n′avait pas été une simple comédie, supposition qui la désolait doublement, comme assurant définitivement pour l′avenir la vie d′Albertine à la maison et comme constituant pour moi, c′est-à-dire, en tant que j′étais le maître de Françoise, pour elle-même l′humiliation d′avoir été joué par Albertine. Quelque impatience que j′eusse de lire la lettre de celle-ci, je ne pus m′empêcher de considérer un instant les yeux de Françoise d′où tous les espoirs s′étaient enfuis, en induisant de ce présage l′imminence du retour d′Albertine, comme un amateur de sports d′hiver conclut avec joie que les froids sont proches en voyant le départ des hirondelles. Enfin Françoise partit, et quand je me fus assuré qu′elle avait refermé la porte, j′ouvris sans bruit, pour n′avoir pas l′air anxieux, la lettre que voici :
When Françoise saw that after writing a long letter I put on the envelope the address of Mme. Bontemps, this alarm, hitherto quite vague, that Albertine might return, increased in her. It grew to a regular consternation when one morning she had to bring me with the rest of my mail a letter upon the envelope of which she had recognised Albertine′s handwriting. She asked herself whether Albertine′s departure had not been a mere make-believe, a supposition which distressed her twice over as making definitely certain for the future Albertine′s presence in the house, and as bringing upon myself, and thereby, in so far as I was Françoise′s master, upon herself, the humiliation of having been tricked by Albertine. However great my impatience to read her letter, I could not refrain from studying for a moment Françoise′s eyes from which all hope had fled, inducing from this presage the imminence of Albertine′s return, as a lover of winter sports concludes with joy that the cold weather is at hand when he sees the swallows fly south. At length Françoise left me, and when I had made sure that she had shut the door behind her, I opened, noiselessly so as not to appear anxious, the letter which ran as follows:
« Mon ami, merci de toutes les bonnes choses que vous me dites, je suis à vos ordres pour décommander la Rolls si vous croyez que j′y puisse quelque chose, et je le crois. Vous n′avez qu′à m′écrire le nom de votre intermédiaire. Vous vous laisseriez monter le cou par ces gens qui ne cherchent qu′une chose, c′est à vendre ; et que feriez-vous d′une auto, vous qui ne sortez jamais ? Je suis très touchée que vous ayez gardé un bon souvenir de notre dernière promenade. Croyez que de mon côté je n′oublierai pas cette promenade deux fois crépusculaire (puisque la nuit venait et que nous allions nous quitter) et qu′elle ne s′effacera de mon esprit qu′avec la nuit complète. »
“My dear, thank you for all the nice things that you say to me, I am at your orders to countermand the Rolls, if you think that I can help in any way, as I am sure I can. You have only to let me know the name of your agent. You would let yourself be taken in by these people whose only thought is of selling things, and what would you do with a motorcar, you who never stir out of the house? I am deeply touched that you have kept a happy memory of our last drive together. You may be sure that for my part I shall never forget that drive in a twofold twilight (since night was falling and we were about to part) and that it will be effaced from my memory only when the darkness is complete.”
Je sentis que cette dernière phrase n′était qu′une phrase et qu′Albertine n′aurait pas pu garder, pour jusqu′à sa mort, un si doux souvenir de cette promenade où elle n′avait certainement eu aucun plaisir puisqu′elle était impatiente de me quitter. Mais j′admirai aussi comme la cycliste, la golfeuse de Balbec, qui n′avait rien lu qu′Esther avant de me connaître, était douée et combien j′avais eu raison de trouver qu′elle s′était chez moi enrichie de qualités nouvelles qui la faisaient différente et plus complète. Et ainsi, la phrase que je lui avais dite à Balbec : « Je crois que mon amitié vous serait précieuse, que je suis justement la personne qui pourrait vous apporter ce qui vous manque » — je lui avais mis comme dédicace sur une photographie : « avec la certitude d′être providentiel », — cette phrase, que je disais sans y croire et uniquement pour lui faire trouver bénéfice à me voir et passer sur l′ennui qu′elle y pouvait avoir, cette phrase se trouvait, elle aussi, avoir été vraie. De même, en somme, quand je lui avais dit que je ne voulais pas la voir par peur de l′aimer, j′avais dit cela parce qu′au contraire je savais que dans la fréquentation constante mon amour s′amortissait et que la séparation l′exaltait, mais en réalité la fréquentation constante avait fait naître un besoin d′elle infiniment plus fort que l′amour des premiers temps de Balbec.
I felt that this final phrase was merely a phrase and that Albertine could not possibly retain until her death any such pleasant memory of this drive from which she had certainly derived no pleasure since she had been impatient to leave me. But I was impressed also, when I thought of the bicyclist, the golfer of Balbec, who had read nothing but Esther before she made my acquaintance, to find how richly endowed she was and how right I had been in thinking that she had in my house enriched herself with fresh qualities which made her different and more complete. And thus, the words that I had said to her at Balbec: “I feel that my friendship would be of value to you, that I am just the person who could give you what you lack”— I had written this upon a photograph which I gave her —“with the certainty that I was being providential”— these words, which I uttered without believing them and simply that she might find some advantage in my society which would outweigh any possible boredom, these words turned out to have been true as well. Similarly, for that matter, when I said to her that I did not wish to see her for fear of falling in love with her, I had said this because on the contrary I knew that in frequent intercourse my love grew cold and that separation kindled it, but in reality our frequent intercourse had given rise to a need of her that was infinitely stronger than my love in the first weeks at Balbec.
La lettre d′Albertine n′avançait en rien les choses. Elle ne me parlait que d′écrire à l′intermédiaire. Il fallait sortir de cette situation, brusquer les choses, et j′eus l′idée suivante. Je fis immédiatement porter à Andrée une lettre où je lui disais qu′Albertine était chez sa tante, que je me sentais bien seul, qu′elle me ferait un immense plaisir en venant s′installer chez moi pour quelques jours et que, comme je ne voulais faire aucune cachotterie, je la priais d′en avertir Albertine. Et en même temps j′écrivis à Albertine comme si je n′avais pas encore reçu sa lettre : « Mon amie, pardonnez-moi ce que vous comprendrez si bien, je déteste tant les cachotteries que j′ai voulu que vous fussiez avertie par elle et par moi. J′ai, à vous avoir eue si doucement chez moi, pris la mauvaise habitude de ne pas être seul. Puisque nous avons décidé que vous ne reviendrez pas, j′ai pensé que la personne qui vous remplacerait le mieux, parce que c′est celle qui me changerait le moins, qui vous rappellerait le plus, c′était Andrée, et je lui ai demandé de venir. Pour que tout cela n′eût pas l′air trop brusque, je ne lui ai parlé que de quelques jours, mais entre nous je pense bien que cette fois-ci c′est une chose de toujours. Ne croyez-vous pas que j′aie raison ? Vous savez que votre petit groupe de jeunes filles de Balbec a toujours été la cellule sociale qui a exercé sur moi le plus grand prestige, auquel j′ai été le plus heureux d′être un jour agrégé. Sans doute c′est ce prestige qui se fait encore sentir. Puisque la fatalité de nos caractères et la malchance de la vie a voulu que ma petite Albertine ne pût pas être ma femme, je crois que j′aurai tout de même une femme — moins charmante qu′elle, mais à qui des conformités plus grandes de nature permettront peut-être d′être plus heureuse avec moi — dans Andrée. » Mais après avoir fait partir cette lettre, le soupçon me vint tout à coup que, quand Albertine m′avait écrit : « J′aurais été trop heureuse de revenir si vous me l′aviez écrit directement », elle ne me l′avait dit que parce que je ne lui avais pas écrit directement et que, si je l′avais fait, elle ne serait pas revenue tout de même, qu′elle serait contente de voir Andrée chez moi, puis ma femme, pourvu qu′elle, Albertine, fût libre, parce qu′elle pouvait maintenant, depuis déjà huit jours, détruisant les précautions de chaque heure que j′avais prises pendant plus de six mois à Paris, se livrer à ses vices et faire ce que minute par minute j′avais empêché. Je me disais que probablement elle usait mal, là-bas, de sa liberté, et sans doute cette idée que je formais me semblait triste mais restait générale, ne me montrant rien de particulier, et, par le nombre indéfini des amantes possibles qu′elle me faisait supposer, ne me laissait m′arrêter à aucune, entraînait mon esprit dans une sorte de mouvement perpétuel non exempt de douleur, mais d′une douleur qui, par le défaut d′une image concrète, était supportable. Pourtant cette douleur cessa de le demeurer et devint atroce quand Saint-Loup arriva. Avant de dire pourquoi les paroles qu′il me dit me rendirent si malheureux, je dois relater un incident que je place immédiatement avant sa visite et dont le souvenir me troubla ensuite tellement qu′il affaiblit, sinon l′impression pénible que me produisit ma conversation avec Saint-Loup, du moins la portée pratique de cette conversation. Cet incident consiste en ceci. Brûlant d′impatience de voir Saint-Loup, je l′attendais sur l′escalier (ce que je n′aurais pu faire si ma mère avait été là, car c′est ce qu′elle détestait le plus au monde après « parler par la fenêtre ») quand j′entendis les paroles suivantes : « Comment ! vous ne savez pas faire renvoyer quelqu′un qui vous déplaît ? Ce n′est pas difficile. Vous n′avez, par exemple, qu′à cacher les choses qu′il faut qu′il apporte. Alors, au moment où ses patrons sont pressés, l′appellent, il ne trouve rien, il perd la tête. Ma tante vous dira, furieuse après lui : « Mais qu′est-ce qu′il fait ? » Quand il arrivera, en retard, tout le monde sera en fureur et il n′aura pas ce qu′il faut. Au bout de quatre ou cinq fois vous pouvez être sûr qu′il sera renvoyé, surtout si vous avez soin de salir en cachette ce qu′il doit apporter de propre, et mille autres trucs comme cela. » Je restais muet de stupéfaction car ces paroles machiavéliques et cruelles étaient prononcées par la voix de Saint-Loup. Or je l′avais toujours considéré comme un être si bon, si pitoyable aux malheureux, que cela me faisait le même effet que s′il avait récité un rôle de Satan : ce ne pouvait être en son nom qu′il parlait. « Mais il faut bien que chacun gagne sa vie », dit son interlocuteur que j′aperçus alors et qui était un des valets de pied de la duchesse de Guermantes. « Qu′est-ce que ça vous fiche du moment que vous serez bien ? répondit méchamment Saint-Loup. Vous aurez en plus le plaisir d′avoir un souffre-douleur. Vous pouvez très bien renverser des encriers sur sa livrée au moment où il viendra servir un grand dîner, enfin ne pas lui laisser une minute de repos jusqu′à ce qu′il finisse par préférer s′en aller. Du reste, moi je pousserai à la roue, je dirai à ma tante que j′admire votre patience de servir avec un lourdaud pareil et aussi mal tenu. » Je me montrai, Saint-Loup vint à moi, mais ma confiance en lui était ébranlée depuis que je venais de l′entendre tellement différent de ce que je connaissais. Et je me demandai si quelqu′un qui était capable d′agir aussi cruellement envers un malheureux n′avait pas joué le rôle d′un traître vis-à-vis de moi, dans sa mission auprès de Mme Bontemps. Cette réflexion servit surtout à ne pas me faire considérer son insuccès comme une preuve que je ne pouvais pas réussir, une fois qu′il m′eut quitté. Mais pendant qu′il fut auprès de moi, c′était pourtant au Saint-Loup d′autrefois, et surtout à l′ami qui venait de quitter Mme Bontemps, que je pensais. Il me dit d′abord : « Tu trouves que j′aurais dû te téléphoner davantage, mais on disait toujours que tu n′étais pas libre. » Mais où ma souffrance devint insupportable, ce fut quand il me dit : « Pour commencer par où ma dernière dépêche t′a laissé, après avoir passé par une espèce de hangar, j′entrai dans la maison, et au bout d′un long couloir on me fit entrer dans un salon. » À ces mots de hangar, de couloir, de salon, et avant même qu′ils eussent fini d′être prononcés, mon cœur fut bouleversé avec plus de rapidité que par un courant électrique, car la force qui fait le plus de fois le tour de la terre en une seconde, ce n′est pas l′électricité, c′est la douleur. Comme je les répétai, renouvelant le choc à plaisir, ces mots de hangar, de couloir, de salon, quand Saint-Loup fut parti ! Dans un hangar on peut se coucher avec une amie. Et dans ce salon, qui sait ce qu′Albertine faisait quand sa tante n′était pas là ? Et quoi ? Je m′étais donc représenté la maison où elle habitait comme ne pouvant posséder ni hangar, ni salon ? Non, je ne me l′étais pas représentée du tout, sinon comme un lieu vague. J′avais souffert une première fois quand s′était individualisé géographiquement le lieu où était Albertine. Quand j′avais appris qu′au lieu d′être dans deux ou trois endroits possibles, elle était en Touraine, ces mots de sa concierge avaient marqué dans mon cœur comme sur une carte la place où il fallait enfin souffrir. Mais une fois habitué à cette idée qu′elle était dans une maison de Touraine, je n′avais pas vu la maison. Jamais ne m′était venue à l′imagination cette affreuse idée de salon, de hangar, de couloir, qui me semblaient face à moi sur la rétine de Saint-Loup qui les avait vues, ces pièces dans lesquelles Albertine allait, passait, vivait, ces pièces-là en particulier et non une infinité de pièces possibles qui s′étaient détruites l′une l′autre. Avec les mots de hangar, de couloir, de salon, ma folie m′apparut d′avoir laissé Albertine huit jours dans ce lieu maudit dont l′existence (et non la simple possibilité) venait de m′être révélée. Hélas ! quand Saint-Loup me dit aussi que dans ce salon il avait entendu chanter à tue-tête d′une chambre voisine et que c′était Albertine qui chantait, je compris avec désespoir que, débarrassée enfin de moi, elle était heureuse ! Elle avait reconquis sa liberté. Et moi qui pensais qu′elle allait venir prendre la place d′Andrée. Ma douleur se changea en colère contre Saint-Loup. « C′est tout ce que je t′avais demandé d′éviter, qu′elle sût que tu venais. — Si tu crois que c′était facile ! On m′avait assuré qu′elle n′était pas là. Oh ! je sais bien que tu n′es pas content de moi, je l′ai bien senti dans tes dépêches. Mais tu n′es pas juste, j′ai fait ce que j′ai pu. » Lâchée de nouveau, ayant quitté la cage d′où chez moi je restais des jours entiers sans la faire venir dans ma chambre, Albertine avait repris pour moi toute sa valeur, elle était redevenue celle que tout le monde suivait, l′oiseau merveilleux des premiers jours. « Enfin résumons-nous. Pour la question d′argent, je ne sais que te dire, j′ai parlé à une femme qui m′a paru si délicate que je craignais de la froisser. Or elle n′a pas fait ouf quand j′ai parlé de l′argent. Même, un peu plus tard, elle m′a dit qu′elle était touchée de voir que nous nous comprenions si bien. Pourtant tout ce qu′elle a dit ensuite était si délicat, si élevé, qu′il me semblait impossible qu′elle eût dit pour l′argent que je lui offrais : « Nous nous comprenons si bien », car au fond j′agissais en mufle. — Mais peut-être n′a-t-elle pas compris, elle n′a peut-être pas entendu, tu aurais dû le lui répéter, car c′est cela sûrement qui aurait fait tout réussir. — Mais comment veux-tu qu′elle n′ait pas entendu ? Je le lui ai dit comme je te parle là, elle n′est ni sourde, ni folle. — Et elle n′a fait aucune réflexion ? — Aucune. — Tu aurais dû lui redire une fois. — Comment voulais-tu que je le lui redise ? Dès qu′en entrant j′ai vu l′air qu′elle avait, je me suis dit que tu t′étais trompé, que tu me faisais faire une immense gaffe, et c′était terriblement difficile de lui offrir cet argent ainsi. Je l′ai fait pourtant pour t′obéir, persuadé qu′elle allait me faire mettre dehors. — Mais elle ne l′a pas fait. Donc ou elle n′avait pas entendu, et il fallait recommencer, ou vous pouviez continuer sur ce sujet. — Tu dis : « Elle n′avait pas entendu » parce que tu es ici, mais je te répète, si tu avais assisté à notre conversation, il n′y avait aucun bruit, je l′ai dit brutalement, il n′est pas possible qu′elle n′ait pas compris. — Mais enfin elle est bien persuadée que j′ai toujours voulu épouser sa nièce ? — Non, ça, si tu veux mon avis, elle ne croyait pas que tu eusses du tout l′intention d′épouser. Elle m′a dit que tu avais dit toi-même à sa nièce que tu voulais la quitter. Je ne sais même pas si maintenant elle est bien persuadée que tu veuilles épouser. » Ceci me rassurait un peu en me montrant que j′étais moins humilié, donc plus capable d′être encore aimé, plus libre de faire une démarche décisive. Pourtant j′étais tourmenté. « Je suis ennuyé parce que je vois que tu n′es pas content. — Si, je suis touché, reconnaissant de ta gentillesse, mais il me semble que tu aurais puÂ… — J′ai fait de mon mieux. Un autre n′eût pu faire davantage ni même autant. Essaye d′un autre. — Mais non, justement, si j′avais su, je ne t′aurais pas envoyé, mais ta démarche avortée m′empêche d′en faire une autre. » Je lui faisais des reproches : il avait cherché à me rendre service et n′avait pas réussi. Saint-Loup en s′en allant avait croisé des jeunes filles qui entraient. J′avais déjà fait souvent la supposition qu′Albertine connaissait des jeunes filles dans le pays ; mais c′était la première fois que j′en ressentais la torture. Il faut vraiment croire que la nature a donné à notre esprit de sécréter un contre-poison naturel qui annihile les suppositions que nous faisons à la fois sans trêve et sans danger. Mais rien ne m′immunisait contre ces jeunes filles que Saint-Loup avait rencontrées. Tous ces détails, n′était-ce pas justement ce que j′avais cherché à obtenir de chacun sur Albertine ? n′était-ce pas moi qui, pour les connaître plus précisément, avais demandé à Saint-Loup, rappelé par son colonel, de passer coûte que coûte chez moi ? n′était-ce donc pas moi qui les avais souhaités, moi, ou plutôt ma douleur affamée, avide de croître et de se nourrir d′eux ? Enfin Saint-Loup m′avait dit avoir eu la bonne surprise de rencontrer tout près de là, seule figure de connaissance et qui lui avait rappelé le passé, une ancienne amie de Rachel, une jolie actrice qui villégiaturait dans le voisinage. Et le nom de cette actrice suffit pour que je me dise : « C′est peut-être avec celle-là » ; cela suffisait pour que je visse, dans les bras mêmes d′une femme que je ne connaissais pas, Albertine souriante et rouge de plaisir. Et, au fond, pourquoi cela n′eût-il pas été ? M′étais-je fait faute de penser à des femmes depuis que je connaissais Albertine ? Le soir où j′avais été pour la première fois chez la princesse de Guermantes, quand j′étais rentré, n′était-ce pas beaucoup moins en pensant à cette dernière qu′à la jeune fille dont Saint-Loup m′avait parlé et qui allait dans les maisons de passe, et à la femme de chambre de Mme Putbus ? N′est-ce pas pour cette dernière que j′étais retourné à Balbec et, plus récemment, avais bien eu envie d′aller à Venise ? pourquoi Albertine n′eût-elle pas eu envie d′aller en Touraine ? Seulement, au fond, je m′en apercevais maintenant, je ne l′aurais pas quittée, je ne serais pas allé à Venise. Même au fond de moi-même, tout en me disant : « Je la quitterai bientôt », je savais que je ne la quitterais plus, tout aussi bien que je savais que je ne me mettrais plus à travailler, ni à vivre d′une façon hygiénique, ni à rien faire de ce que chaque jour je me promettais pour le lendemain. Seulement, quoi que je crusse au fond, j′avais trouvé plus habile de la laisser vivre sous la menace d′une perpétuelle séparation. Et sans doute, grâce à ma détestable habileté, je l′avais trop bien convaincue. En tout cas maintenant cela ne pouvait plus durer ainsi, je ne pouvais pas la laisser en Touraine avec ces jeunes filles, avec cette actrice ; je ne pouvais supporter la pensée de cette vie qui m′échappait. J′écrirais et j′attendrais sa réponse à ma lettre : si elle faisait le mal, hélas ! un jour de plus ou de moins ne faisait rien (et peut-être je me disais cela parce que, n′ayant plus l′habitude de me faire rendre compte de chacune de ses minutes, dont une seule où elle eût été libre m′eût jadis affolé, ma jalousie n′avait plus la même division du temps). Mais aussitôt sa réponse reçue, si elle ne revenait pas j′irais la chercher ; de gré ou de force je l′arracherais à ses amies. D′ailleurs ne valait-il pas mieux que j′y allasse moi-même, maintenant que j′avais découvert la méchanceté, jusqu′ici insoupçonnée de moi, de Saint-Loup ? qui sait s′il n′avait pas organisé tout un complot pour me séparer d′Albertine ?
Albertine′s letter did not help matters in any way. She spoke to me only of writing to my agent. It was necessary to escape from this situation, to cut matters short, and I had the following idea. I sent a letter at once to Andrée in which I told her that Albertine was at her aunt′s, that I felt very lonely, that she would be giving me an immense pleasure if she came and stayed with me for a few days and that, as I did not wish to make any mystery, I begged her to inform Albertine of this. And at the same time I wrote to Albertine as though I had not yet received her letter: “My dear, forgive me for doing something which you will understand so well, I have such a hatred of secrecy that I have chosen that you should be informed by her and by myself. I have acquired, from having you staying so charmingly in the house with me, the bad habit of not being able to live alone. Since we have decided that you are not to come back, it has occurred to me that the person who would best fill your place, because she would make least change in my life, would remind me most strongly of yourself, is Andrée, and I have invited her here. So that all this may not appear too sudden, I have spoken to her only of a short visit, but between ourselves I am pretty certain that this time it will be permanent. Don′t you agree that I am right? You know that your little group of girls at Balbec has always been the social unit that has exerted the greatest influence upon me, in which I have been most happy to be eventually included. No doubt it is this influence which still makes itself felt. Since the fatal incompatibility of our natures and the mischances of life have decreed that my little Albertine can never be my wife, I believe that I shall nevertheless find a wife — less charming than herself, but one whom greater conformities of nature will enable perhaps to be happier with me — in Andrée.” But after I had sent this letter to the post, the suspicion occurred to me suddenly that, when Albertine wrote to me: “I should have been only too delighted to come back if you had written to me myself,” she had said this only because I had not written to her, and that, had I done so, it would not have made any difference; that she would be glad to know that Andrée was staying with me, to think of her as my wife, provided that she herself remained free, because she could now, as for a week past, stultifying the hourly precautions which I had adopted during more than six months in Paris, abandon herself to her vices and do what, minute by minute, I had prevented her from doing. I told myself that probably she was making an improper use, down there, of her freedom, and no doubt this idea which I formed seemed to me sad but remained general, shewing me no special details, and, by the indefinite number of possible mistresses which it allowed me to imagine, prevented me from stopping to consider any one of them, drew my mind on in a sort of perpetual motion not free from pain but tinged with a pain which the absence of any concrete image rendered endurable. It ceased however to be endurable and became atrocious when Saint-Loup arrived. Before I explain why the information that he gave me made me so unhappy, I ought to relate an incident which I place immediately before his visit and the memory of which so distressed me afterwards that it weakened, if not the painful impression that was made on me by my conversation with Saint-Loup, at any rate the practical effect of this conversation. This incident was as follows. Burning with impatience to see Saint-Loup, I was waiting for him upon the staircase (a thing which I could not have done had my mother been at home, for it was what she most abominated, next to ‘talking from the window′) when I heard the following speech: “Do you mean to say you don′t know how to get a fellow sacked whom you don′t like? It′s not difficult. You need only hide the things that he has to take in. Then, when they′re in a hurry and ring for him, he can′t find anything, he loses his head. My aunt will be furious with him, and will say to you: ‘Why, what is the man doing?′ When he does shew his face, everybody will be raging, and he won′t have what is wanted. After this has happened four or five times, you may be sure that they′ll sack him, especially if you take care to dirty the things that he has to bring in clean, and all that sort of thing.” I remained speechless with astonishment, for these cruel, Machiavellian words were uttered by the voice of Saint-Loup. Now I had always regarded him as so good, so tender-hearted a person that this speech had the same effect upon me as if he had been acting the part of Satan in a play: it could not be in his own name that he was speaking. “But after all a man has got to earn his living,” said the other person, of whom I then caught sight and who was one of the Duchesse de Guermantes′s footmen. “What the hell does that matter to you so long as you′re all right?” Saint-Loup replied callously. “It will be all the more fun for you, having a scape-goat. You can easily spill ink over his livery just when he has to go and wait at a big dinner-party, and never leave him in peace for a moment until he′s only too glad to give notice. Anyhow, I can put a spoke in his wheel, I shall tell my aunt that I admire your patience in working with a great lout like that, and so dirty too.” I shewed myself, Saint-Loup came to greet me, but my confidence in him was shaken since I had heard him speak in a manner so different from anything that I knew. And I asked myself whether a person who was capable of acting so cruelly towards a poor and defenceless man had not played the part of a traitor towards myself, on his mission to Mme. Bontemps. This reflexion was of most service in helping me not to regard his failure as a proof that I myself might not succeed, after he had left me. But so long as he was with me, it was nevertheless of the Saint-Loup of long ago and especially of the friend who had just come from Mme. Bontemps that I thought. He began by saying: “You feel that I ought to have telephoned to you more often, but I was always told that you were engaged.” But the point at which my pain became unendurable was when he said: “To begin where my last telegram left you, after passing by a sort of shed, I entered the house and at the end of a long passage was shewn into a drawing-room.” At these words, shed, passage, drawing-room, and before he had even finished uttering them, my heart was shattered more swiftly than by an electric current, for the force which girdles the earth many times in a second is not electricity, but pain. How I repeated them to myself, renewing the shock as I chose, these words, shed, passage, drawing-room, after Saint-Loup had left me! In a shed one girl can lie down with another. And in that drawing-room who could tell what Albertine used to do when her aunt was not there? What was this? Had I then imagined the house in which she was living as incapable of possessing either a shed or a drawing-room? No, I had not imagined it at all, except as a vague place. I had suffered originally at the geographical identification of the place in which Albertine was. When I had learned that, instead of being in two or three possible places, she was in Touraine, those words uttered by her porter had marked in my heart as upon a map the place in which I must at length suffer. But once I had grown accustomed to the idea that she was in a house in Touraine, I had not seen the house. Never had there occurred to my imagination this appalling idea of a drawing-room, a shed, a passage, which seemed to be facing me in the retina of Saint-Loup′s eyes, who had seen them, these rooms in which Albertine came and went, was living her life, these rooms in particular and not an infinity of possible rooms which had cancelled one another. With the words shed, passage, drawing-room, I became aware of my folly in having left Albertine for a week in this cursed place, the existence (instead of the mere possibility) of which had just been revealed to me. Alas! when Saint-Loup told me also that in this drawing-room he had heard some one singing at the top of her voice in an adjoining room and that it was Albertine who was singing, I realised with despair that, rid of me at last, she was happy! She had regained her freedom. And I who had been thinking that she would come to take the place of Andrée! My grief turned to anger with Saint-Loup. “That is the one thing in the world that I asked you to avoid, that she should know of your coming.” “If you imagine it was easy! They had assured me that she was not in the house. Oh, I know very well that you aren′t pleased with me, I could tell that from your telegrams. But you are not being fair to me, I did all that I could.” Set free once more, having left the cage from which, here at home, I used to remain for days on end without making her come to my room, Albertine had regained all her value in my eyes, she had become once more the person whom everyone pursued, the marvellous bird of the earliest days. “However, let us get back to business. As for the question of the money, I don′t know what to say to you, I found myself addressing a woman who seemed to me to be so scrupulous that I was afraid of shocking her. However, she didn′t say no when I mentioned the money to her. In fact, a little later she told me that she was touched to find that we understood one another so well. And yet everything that she said after that was so delicate, so refined, that it seemed to me impossible that she could have been referring to my offer of money when she said: ‘We understand one another so well,′ for after all I was behaving like a cad.” “But perhaps she did not realise what you meant, she cannot have heard you, you ought to have repeated the offer, for then you would certainly have won the battle.” “But what do you mean by saying that she cannot have heard me, I spoke to her as I am speaking to you, she is neither deaf nor mad.” “And she made no comment?” “None.” “You ought to have repeated the offer.” “How do you mean, repeat it? As soon as we met I saw what sort of person she was, I said to myself that you had made a mistake, that you were letting me in for the most awful blunder, and that it would be terribly difficult to offer her the money like that. I did it, however, to oblige you, feeling certain that she would turn me out of the house.” “But she did not. Therefore, either she had not heard you and you should have started afresh, or you could have developed the topic.” “You say: ‘She had not heard,′ because you were here in Paris, but, I repeat, if you had been present at our conversation, there was not a sound to interrupt us, I said it quite bluntly, it is not possible that she failed to understand.” “But anyhow is she quite convinced that I have always wished to marry her niece?” “No, as to that, if you want my opinion, she did not believe that you had any Intention of marrying the girl. She told me that you yourself had informed her niece that you wished to leave her. I don′t really know whether now she is convinced that you wish to marry.” This reassured me slightly by shewing me that I was less humiliated, and therefore more capable of being still loved, more free to take some decisive action. Nevertheless I was in torments. “I am sorry, because I can see that you are not pleased.” “Yes, I am touched by your kindness, I am grateful to you, but it seems to me that you might. . . . ” “I did my best. No one else could have done more or even as much. Try sending some one else.” “No, as a matter of fact, if I had known, I should not have sent you, but the failure of your attempt prevents me from making another.” I heaped reproaches upon him: he had tried to do me a service and had not succeeded. Saint-Loup as he left the house had met some girls coming in. I had already and often supposed that Albertine knew other girls in the country; but this was the first time that I felt the torture of that supposition. We are really led to believe that nature has allowed our mind to secrete a natural antidote which destroys the suppositions that we form, at once without intermission and without danger. But there was nothing to render me immune from these girls whom Saint-Loup had met. All these details, were they not precisely what I had sought to learn from everyone with regard to Albertine, was it not I who, in order to learn them more fully, had begged Saint-Loup, summoned back to Paris by his colonel, to come and see me at all costs, was it not therefore I who had desired them, or rather my famished grief, longing to feed and to wax fat upon them? Finally Saint-Loup told me that he had had the pleasant surprise of meeting, quite near the house, the only familiar face that had reminded him of the past, a former friend of Rachel, a pretty actress who was taking a holiday in the neighbourhood. And the name of this actress was enough to make me say to myself: “Perhaps it is with her”; was enough to make me behold, in the arms even of a woman whom I did not know, Albertine smiling and flushed with pleasure. And after all why should not this have been true? Had I found fault with myself for thinking of other women since I had known Albertine? On the evening of my first visit to the Princesse de Guermantes, when I returned home, had I not been thinking far less of her than of the girl of whom Saint-Loup had told me who frequented disorderly houses and of Mme. Putbus′s maid? Was it not in the hope of meeting the latter of these that I had returned to Balbec, and, more recently, had been planning to go to Venice? Why should not Albertine have been planning to go to Touraine? Only, when it came to the point, as I now realised, I would not have left her, I would not have gone to Venice. Even in my own heart of hearts, when I said to myself: “I shall leave her presently,” I knew that I would never leave her, just as I knew that I would never settle down again to work, or make myself live upon hygienic principles, or do any of the things which, day by day, I vowed that I would do upon the morrow. Only, whatever I might feel in my heart, I had thought it more adroit to let her live under the perpetual menace of a separation. And no doubt, thanks to my detestable adroitness, I had convinced her only too well. In any case, now, things could not go on like this. I could not leave her in Touraine with those girls, with that actress, I could not endure the thought of that life which was escaping my control. I would await her reply to my letter: if she was doing wrong, alas! a day more or less made no difference (and perhaps I said this to myself because, being no longer in the habit of taking note of every minute of her life, whereas a single minute in which she was unobserved would formerly have driven me out of my mind, my jealousy no longer observed the same division of time). But as soon as I should have received her answer, if she was not coming back, I would go to fetch her; willy-nilly, I would tear her away from her women friends. Besides, was it not better for me to go down in person, now that I had discovered the duplicity, hitherto unsuspected by me, of Saint-Loup; he might, for all I knew, have organised a plot to separate me from Albertine.
Et cependant, comme j′aurais menti maintenant si je lui avais écrit, comme je le lui disais à Paris, que je souhaitais qu′il ne lui arrivât aucun accident ! Ah ! s′il lui en était arrivé un, ma vie, au lieu d′être à jamais empoisonnée par cette jalousie incessante, eût aussitôt retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la suppression de la souffrance.
And at the same time, how I should have been lying now had I written to her, as I used to say to her in Paris, that I hoped that no accident might befall her. Ah! if some accident had occurred, my life, instead of being poisoned for ever by this incessant jealousy, would at once regain, if not happiness, at least a state of calm through the suppression of suffering.
La suppression de la souffrance ? Ai-je pu vraiment le croire ? croire que la mort ne fait que biffer ce qui existe et laisser le reste en état ; qu′elle enlève la douleur dans le cœur de celui pour qui l′existence de l′autre n′est plus qu′une cause de douleurs ; qu′elle enlève la douleur et n′y met rien à la place ? La suppression de la douleur ! Parcourant les faits divers des journaux, je regrettais de ne pas avoir le courage de former le même souhait que Swann. Si Albertine avait pu être victime d′un accident, vivante, j′aurais eu un prétexte pour courir auprès d′elle, morte j′aurais retrouvé, comme disait Swann, la liberté de vivre. Je le croyais ? Il l′avait cru, cet homme si fin et qui croyait se bien connaître. Comme on sait peu ce qu′on a dans le cœur. Comme, un peu plus tard, s′il avait été encore vivant, j′aurais pu lui apprendre que son souhait, autant que criminel, était absurde, que la mort de celle qu′il aimait ne l′eût délivré de rien.
The suppression of suffering? Can I really have believed it, have believed that death merely eliminates what exists, and leaves everything else in its place, that it removes the grief from the heart of him for whom the other person′s existence has ceased to be anything but a source of grief, that it removes the grief and substitutes nothing in its place. The suppression of grief! As I glanced at the paragraphs in the newspapers, I regretted that I had not had the courage to form the same wish as Swann. If Albertine could have been the victim of an accident, were she alive I should have had a pretext for hastening to her bedside, were she dead I should have recovered, as Swann said, my freedom to live as I chose. Did I believe this? He had believed it, that subtlest of men who thought that he knew himself well. How little do we know what we have in our heart. How clearly, a little later, had he been still alive, I could have proved to him that his wish was not only criminal but absurd, that the death of her whom he loved would have set him free from nothing.
Je laissai toute fierté vis-à-vis d′Albertine, je lui envoyai un télégramme désespéré lui demandant de revenir à n′importe quelles conditions, qu′elle ferait tout ce qu′elle voudrait, que je demandais seulement à l′embrasser une minute trois fois par semaine avant qu′elle se couche. Et elle eût dit une fois seulement, que j′eusse accepté une fois. Elle ne revint jamais. Mon télégramme venait de partir que j′en reçus un. Il était de Mme Bontemps. Le monde n′est pas créé une fois pour toutes pour chacun de nous. Il s′y ajoute au cours de la vie des choses que nous ne soupçonnions pas. Ah ! ce ne fut pas la suppression de la souffrance que produisirent en moi les deux premières lignes du télégramme : « Mon pauvre ami, notre petite Albertine n′est plus, pardonnez-moi de vous dire cette chose affreuse, vous qui l′aimiez tant. Elle a été jetée par son cheval contre un arbre pendant une promenade. Tous nos efforts n′ont pu la ranimer. Que ne suis-je morte à sa place ? » Non, pas la suppression de la souffrance, mais une souffrance inconnue, celle d′apprendre qu′elle ne reviendrait pas. Mais ne m′étais-je pas dit plusieurs fois qu′elle ne reviendrait peut-être pas ? Je me l′étais dit, en effet, mais je m′apercevais maintenant que pas un instant je ne l′avais cru. Comme j′avais besoin de sa présence, de ses baisers pour supporter le mal que me faisaient mes soupçons, j′avais pris depuis Balbec l′habitude d′être toujours avec elle. Même quand elle était sortie, quand j′étais seul, je l′embrassais encore. J′avais continué depuis qu′elle était en Touraine. J′avais moins besoin de sa fidélité que de son retour. Et si ma raison pouvait impunément le mettre quelquefois en doute, mon imagination ne cessait pas un instant de me le représenter. Instinctivement je passai ma main sur mon cou, sur mes lèvres qui se voyaient embrassés par elle depuis qu′elle était partie, et qui ne le seraient jamais plus ; je passai ma main sur eux, comme maman m′avait caressé à la mort de ma grand′mère en me disant : « Mon pauvre petit, ta grand′mère qui t′aimait tant ne t′embrassera plus. » Toute ma vie à venir se trouvait arrachée de mon cœur. Ma vie à venir ? Je n′avais donc pas pensé quelquefois à la vivre sans Albertine ? Mais non ! Depuis longtemps je lui avais donc voué toutes les minutes de ma vie jusqu′à ma mort ? Mais bien sûr ! Cet avenir indissoluble d′elle je n′avais pas su l′apercevoir, mais maintenant qu′il venait d′être descellé, je sentais la place qu′il tenait dans mon cœur béant. Françoise qui ne savait encore rien entra dans ma chambre ; d′un air furieux, je lui criai : « Qu′est-ce qu′il y a ? » Alors (il y a quelquefois des mots qui mettent une réalité différente à la même place que celle qui est près de nous, ils nous étourdissent tout autant qu′un vertige) elle me dit : « Monsieur n′a pas besoin d′avoir l′air fâché. Il va être au contraire bien content. Ce sont deux lettres de mademoiselle Albertine. » Je sentis, après, que j′avais dû avoir les yeux de quelqu′un dont l′esprit perd l′équilibre. Je ne fus même pas heureux, ni incrédule. J′étais comme quelqu′un qui voit la même place de sa chambre occupée par un canapé et par une grotte : rien ne lui paraissant plus réel, il tombe par terre. Les deux lettres d′Albertine avaient dû être écrites à quelques heures de distance, peut-être en même temps, et peu de temps avant la promenade où elle était morte. La première disait : « Mon ami, je vous remercie de la preuve de confiance que vous me donnez en me disant votre intention de faire venir Andrée chez vous. Je sais qu′elle acceptera avec joie et je crois que ce sera très heureux pour elle. Douée comme elle est, elle saura profiter de la compagnie d′un homme tel que vous et de l′admirable influence que vous savez prendre sur un être. Je crois que vous avez eu là une idée d′où peut naître autant de bien pour elle que pour vous. Aussi, si elle faisait l′ombre d′une difficulté (ce que je ne crois pas), télégraphiez-moi, je me charge d′agir sur elle. » La seconde était datée d′un jour plus tard. En réalité, elle avait dû les écrire à peu d′instants l′une de l′autre, peut-être ensemble, et antidater la première. Car tout le temps j′avais imaginé dans l′absurde ses intentions qui n′avaient été que de revenir auprès de moi et que quelqu′un de désintéressé dans la chose, un homme sans imagination, le négociateur d′un traité de paix, le marchand qui examine une transaction, eussent mieux jugées que moi. Elle ne contenait que ces mots : « Serait-il trop tard pour que je revienne chez vous ? Si vous n′avez pas encore écrit à Andrée, consentiriez-vous à me reprendre ? Je m′inclinerai devant votre décision, je vous supplie de ne pas tarder à me la faire connaître, vous pensez avec quelle impatience je l′attends. Si c′était que je revienne, je prendrais le train immédiatement. De tout cœur à vous, Albertine. »
I forsook all pride with regard to Albertine, I sent her a despairing telegram begging her to return upon any conditions, telling her that she might do anything she liked, that I asked only to be allowed to take her in my arms for a minute three times a week, before she went to bed. And had she confined me to once a week, I would have accepted the restriction. She did not, ever, return. My telegram had just gone to her when I myself received one. It was from Mme. Bontemps. The world is not created once and for all time for each of us individually. There are added to it in the course of our life things of which we have never had any suspicion. Alas! it was not a suppression of suffering that was wrought in me by the first two lines of the telegram: “My poor friend, our little Albertine is no more; forgive me for breaking this terrible news to you who were so fond of her. She was thrown by her horse against a tree while she was out riding. All our efforts to restore her to life were unavailing. If only I were dead in her place!” No, not the suppression of suffering, but a suffering until then unimagined, that of learning that she would not come back. And yet, had I not told myself, many times, that, quite possibly, she would not come back? I had indeed told myself so, but now I saw that never for a moment had I believed it. As I needed her presence, her kisses, to enable me to endure the pain that my suspicions wrought in me, I had formed, since our Balbec days, the habit of being always with her. Even when she had gone out, when I was left alone, I was kissing her still. I had continued to do so since her departure for Touraine. I had less need of her fidelity than of her return. And if my reason might with impunity cast a doubt upon her now and again, my imagination never ceased for an instant to bring her before me. Instinctively I passed my hand over my throat, over my lips which felt themselves kissed by her lips still after she had gone away, and would never be kissed by them again; I passed my hands over them, as Mamma had caressed me at the time of grandmother′s death, when she said: “My poor boy, your grandmother, who was so fond of you, will never kiss you again.” All my life to come seemed to have been wrenched from my heart. My life to come? I had not then thought at times of living it without Albertine? Why, no! All this time had I, then, been vowing to her service every minute of my life until my death? Why, of course! This future indissolubly blended with hers I had never had the vision to perceive, but now that it had just been shattered, I could feel the place that it occupied in my gaping heart. Françoise, who still knew nothing, came into my room; in a sudden fury I shouted at her: “What do you want?” Then (there are sometimes words which set a different reality in the same place as that which confronts us; they stun us as does a sudden fit of giddiness) she said to me: “Monsieur has no need to look cross. I′ve got something here that will make him very happy. Here are two letters from Mademoiselle Albertine.” I felt, afterwards, that I must have stared at her with the eyes of a man whose mind has become unbalanced. I was not even glad, nor was I incredulous. I was like a person who sees the same place in his room occupied by a sofa and by a grotto: nothing seeming to him more real, he collapses on the floor. Albertine′s two letters must have been written at an interval of a few hours, possibly at the same moment, and, anyhow, only a short while before the fatal ride. The first said: “My dear, I must thank you for the proof of your confidence which you give me when you tell me of your plan to get Andrée to stay with you. I am sure that she will be delighted to accept, and I think that it will be a very good thing for her. With her talents, she will know how to make the most of the companionship of a man like yourself, and of the admirable influence which you manage to secure over other people. I feel that you have had an idea from which as much good may spring for her as for yourself. And so, if she should make the least shadow of difficulty (which I don′t suppose), telegraph to me, I undertake to bring pressure to bear upon her.” The second was dated on the following day. (As a matter of fact, she must have written her two letters at an interval of a few minutes, possibly without any interval, and must have antedated the first. For, all the time, I had been forming an absurd idea of her intentions, which had been only this: to return to me, and which anyone with no direct interest in the matter, a man lacking in imagination, the plenipotentiary in a peace treaty, the merchant who has to examine a deal, would have judged more accurately than myself.) It contained only these words: “Is it too late for me to return to you? If you have not yet written to Andrée, would you be prepared to take me back? I shall abide by your decision, but I beg you not to be long in letting me know it, you can imagine how impatiently I shall be waiting. If it is telling me to return, I shall take the train at once. With my whole heart, yours, Albertine.”
Pour que la mort d′Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l′eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Jamais elle n′y avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du temps ; ne nous apparaissant que par minutes successives, il n′a jamais pu nous livrer de lui qu′un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu′une seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être de consister en une simple collection de moments ; grande force aussi ; il relève de la mémoire, et la mémoire d′un moment n′est pas instruite de tout ce qui s′est passé depuis ; ce moment qu′elle a enregistré dure encore, vit encore, et avec lui l′être qui s′y profilait. Et puis cet émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie. Pour me consoler ce n′est pas une, ce sont d′innombrables Albertine que j′aurais dû oublier. Quand j′étais arrivé à supporter le chagrin d′avoir perdu celle-ci, c′était à recommencer avec une autre, avec cent autres.
For the death of Albertine to be able to suppress my suffering, the shock of the fall would have had to kill her not only in Touraine but in myself. There, never had she been more alive. In order to enter into us, another person must first have assumed the form, have entered into the surroundings of the moment; appearing to us only in a succession of momentary flashes, he has never been able to furnish us with more than one aspect of himself at a time, to present us with more than a single photograph of himself. A great weakness, no doubt, for a person to consist merely in a collection of moments; a great strength also: it is dependent upon memory, and our memory of a moment is not informed of everything that has happened since; this moment which it has registered endures still, lives still, and with it the person whose form is outlined in it. And moreover, this disintegration does not only make the dead man live, it multiplies him. To find consolation, it was not one, it was innumerable Albertines that I must first forget. When I had reached the stage of enduring the grief of losing this Albertine, I must begin afresh with another, with a hundred others.
Alors ma vie fut entièrement changée. Ce qui en avait fait, et non à cause d′Albertine, parallèlement à elle, quand j′étais seul, la douceur, c′était justement, à l′appel de moments identiques, la perpétuelle renaissance de moments anciens. Par le bruit de la pluie m′était rendue l′odeur des lilas de Combray ; par la mobilité du soleil sur le balcon, les pigeons des Champs-Elysées ; par l′assourdissement des bruits dans la chaleur de la matinée, la fraîcheur des cerises ; le désir de la Bretagne ou de Venise par le bruit du vent et le retour de Pâques. L′été venait, les jours étaient longs, il faisait chaud. C′était le temps où de grand matin élèves et professeurs vont dans les jardins publics préparer les derniers concours sous les arbres, pour recueillir la seule goutte de fraîcheur que laisse tomber un ciel moins enflammé que dans l′ardeur du jour, mais déjà aussi stérilement pur. De ma chambre obscure, avec un pouvoir d′évocation égal à celui d′autrefois, mais qui ne me donnait plus que de la souffrance, je sentais que dehors, dans la pesanteur de l′air, le soleil déclinant mettait sur la verticalité des maisons, des églises, un fauve badigeon. Et si Françoise en revenant dérangeait sans le vouloir les plis des grands rideaux, j′étouffais un cri à la déchirure que venait de faire en moi ce rayon de soleil ancien qui m′avait fait paraître belle la façade neuve de Bricqueville l′Orgueilleuse, quand Albertine m′avait dit : « Elle est restaurée. » Ne sachant comment expliquer mon soupir à Françoise, je lui disais : « Ah ! j′ai soif. » Elle sortait, rentrait, mais je me détournais violemment, sous la décharge douloureuse d′un des mille souvenirs invisibles qui à tout moment éclataient autour de moi dans l′ombre : je venais de voir qu′elle avait apporté du cidre et des cerises qu′un garçon de ferme nous avait apportés dans la voiture, à Balbec, espèces sous lesquelles j′aurais communié le plus parfaitement, jadis, avec l′arc-en-ciel des salles à manger obscures par les jours brûlants. Alors je pensai pour la première fois à la ferme des Écorres, et je me dis que certains jours où Albertine me disait à Balbec ne pas être libre, être obligée de sortir avec sa tante, elle était peut-être avec telle de ses amies dans une ferme où elle savait que je n′avais pas mes habitudes, et que pendant qu′à tout hasard je l′attendais à Marie-Antoinette où on m′avait dit : « Nous ne l′avons pas vue aujourd′hui », elle usait avec son amie des mêmes mots qu′avec moi quand nous sortions tous les deux : « Il n′aura pas l′idée de nous chercher ici et comme cela nous ne serons plus dérangées. » Je disais à Françoise de refermer les rideaux pour ne plus voir ce rayon de soleil. Mais il continuait à filtrer, aussi corrosif, dans ma mémoire. « Elle ne me plaît pas, elle est restaurée, mais nous irons demain à Saint-Martin le Vêtu, après-demain àÂ… » Demain, après-demain, c′était un avenir de vie commune, peut-être pour toujours, qui commençait, mon cœur s′élança vers lui, mais il n′était plus là, Albertine était morte.
So, then, my life was entirely altered. What had made it — and not owing to Albertine, concurrently with her, when I was alone — attractive, was precisely the perpetual resurgence, at the bidding of identical moments, of moments from the past. From the sound of the rain I recaptured the scent of the lilacs at Combray, from the shifting of the sun′s rays on the balcony the pigeons in the Champs-Elysées, from the muffling of all noise in the heat of the morning hours, the cool taste of cherries, the longing for Brittany or Venice from the sound of the wind and the return of Easter. Summer was at hand, the days were long, the weather warm. It was the season when, early in the morning, pupils and teachers resort to the public gardens to prepare for the final examinations under the trees, seeking to extract the sole drop of coolness that is let fall by a sky less ardent than in the midday heat but already as sterilely pure. From my darkened room, with a power of evocation equal to that of former days but capable now of evoking only pain, I felt that outside, in the heaviness of the atmosphere, the setting sun was plastering the vertical fronts of houses and churches with a tawny distemper. And if Françoise, when she came in, parted, by accident, the inner curtains, I stifled a cry of pain at the gash that was cut in my heart by that ray of long-ago sunlight which had made beautiful in my eyes the modern front of Marcouville l′Orgueilleuse, when Albertine said to me: “It is restored.” Not knowing how to account to Françoise for my groan, I said to her: “Oh, I am so thirsty.” She left the room, returned, but I turned sharply away, smarting under the painful discharge of one of the thousand invisible memories which at every moment burst into view in the surrounding darkness: I had noticed that she had brought in a jug of cider and a dish of cherries, things which a farm-lad had brought out to us in the carriage, at Balbec, ‘kinds′ in which I should have made the most perfect communion, in those days, with the prismatic gleam in shuttered dining-rooms on days of scorching heat. Then I thought for the first time of the farm called Les Ecorres, and said to myself that on certain days when Albertine had told me, at Balbec, that she would not be free, that she was obliged to go somewhere with her aunt, she had perhaps been with one or another of her girl friends at some farm to which she knew that I was not in the habit of going, and, while I waited desperately for her at Marie-Antoinette, where they told me: “No, we have not seen her to-day,” had been using, to her friend, the same words that she used to say to myself when we went out together: “He will never think of looking for us here, so that there′s no fear of our being disturbed.” I told Françoise to draw the curtains together, so that I should not see that ray of sunlight. But it continued to filter through, just as corrosive, into my memory. “It doesn′t appeal to me, it has been restored, but we shall go to-morrow to Saint-Mars le Vêtu, and the day after to . . . ” To-morrow, the day after, it was a prospect of life shared in common, perhaps for all time, that was opening; my heart leaped towards it, but it was no longer there, Albertine was dead.
Je demandai l′heure à Françoise. Six heures. Enfin, Dieu merci, allait disparaître cette lourde chaleur dont autrefois je me plaignais avec Albertine, et que nous aimions tant. La journée prenait fin. Mais qu′est-ce que j′y gagnais ? La fraîcheur du soir se levait, c′était le coucher du soleil ; dans ma mémoire, au bout d′une route que nous prenions ensemble pour rentrer, j′apercevais, plus loin que le dernier village, comme une station distante, inaccessible pour le soir même où nous nous arrêterions à Balbec, toujours ensemble. Ensemble alors, maintenant il fallait s′arrêter court devant ce même abîme, elle était morte. Ce n′était plus assez de fermer les rideaux, je tâchais de boucher les yeux et les oreilles de ma mémoire, pour ne pas voir cette bande orangée du couchant, pour ne pas entendre ces invisibles oiseaux qui se répondaient d′un arbre à l′autre de chaque côté de moi, qu′embrassait alors si tendrement celle qui maintenant était morte. Je tâchais d′éviter ces sensations que donnent l′humidité des feuilles dans le soir, la montée et la descente des routes à dos d′âne. Mais déjà ces sensations m′avaient ressaisi, ramené assez loin du moment actuel, afin qu′eût tout le recul, tout l′élan nécessaire pour me frapper de nouveau, l′idée qu′Albertine était morte. Ah ! jamais je n′entrerais plus dans une forêt, je ne me promènerais plus entre des arbres. Mais les grandes plaines me seraient-elles moins cruelles ? Que de fois j′avais traversé pour aller chercher Albertine, que de fois j′avais repris au retour avec elle la grande plaine de Cricqueville, tantôt par des temps brumeux où l′inondation du brouillard nous donnait l′illusion d′être entourés d′un lac immense, tantôt par des soirs limpides où le clair de lune, dématérialisant la terre, la faisant paraître à deux pas céleste, comme elle n′est, pendant le jour, que dans les lointains, enfermait les champs, les bois avec le firmament auquel il les avait assimilés, dans l′agate arborisée d′un seul azur. Françoise devait être heureuse de la mort d′Albertine, et il faut lui rendre la justice que par une sorte de convenance et de tact elle ne simulait pas la tristesse.
I asked Françoise the time. Six o′clock. At last, thank God, that oppressive heat would be lifted of which in the past I used to complain to Albertine, and which we so enjoyed. The day was drawing to its close. But what did that profit me? The cool evening air came in; it was the sun setting in my memory, at the end of a road which we had taken, she and I, on our way home, that I saw now, more remote than the farthest village, like some distant town not to be reached that evening, which we would spend at Balbec, still together. Together then; now I must stop short on the brink of that same abyss; she was dead. It was not enough now to draw the curtains, I tried to stop the eyes and ears of my memory so as not to see that band of orange in the western sky, so as not to hear those invisible birds responding from one tree to the next on either side of me who was then so tenderly embraced by her that now was dead. I tried to avoid those sensations that are given us by the dampness of leaves in the evening air, the steep rise and fall of mule-tracks. But already those sensations had gripped me afresh, carried far enough back from the present moment so that it should have gathered all the recoil, all the resilience necessary to strike me afresh, this idea that Albertine was dead. Ah! never again would I enter a forest, I would stroll no more beneath the spreading trees. But would the broad plains be less cruel to me? How many times had I crossed, going in search of Albertine, how many times had I entered, on my return with her, the great plain of Cricqueville, now in foggy weather when the flooding mist gave us the illusion of being surrounded by a vast lake, now on limpid evenings when the moonlight, de-materialising the earth, making it appear, a yard away, celestial, as it is, in the daytime, on far horizons only, enshrined the fields, the woods, with the firmament to which it had assimilated them, in the moss-agate of a universal blue.
Mais les lois non écrites de son antique code et sa tradition de paysanne médiévale qui pleure comme aux chansons de gestes étaient plus anciennes que sa haine d′Albertine et même d′Eulalie. Aussi une de ces fins d′après-midi-là, comme je ne cachais pas assez rapidement ma souffrance, elle aperçut mes larmes, servie par son instinct d′ancienne petite paysanne qui autrefois lui faisait capturer et faire souffrir les animaux, n′éprouver que de la gaîté à étrangler les poulets et à faire cuire vivants les homards et, quand j′étais malade, à observer, comme les blessures qu′elle eût infligées à une chouette, ma mauvaise mine, qu′elle annonçait ensuite sur un ton funèbre et comme un présage de malheur. Mais son « coutumier » de Combray ne lui permettait pas de prendre légèrement les larmes, le chagrin, choses qu′elle jugeait aussi funestes que d′ôter sa flanelle ou de manger à contre-cœur. « Oh ! non, Monsieur, il ne faut pas pleurer comme cela, cela vous ferait mal. » Et en voulant arrêter mes larmes elle avait l′air aussi inquiet que si c′eût été des flots de sang. Malheureusement je pris un air froid qui coupa court aux effusions qu′elle espérait et qui, du reste, eussent peut-être été sincères. Peut-être en était-il pour elle d′Albertine comme d′Eulalie, et maintenant que mon amie ne pouvait plus tirer de moi aucun profit, Françoise avait-elle cessé de la haî°® Elle tint à me montrer pourtant qu′elle se rendait bien compte que je pleurais et que, suivant seulement le funeste exemple des miens, je ne voulais pas « faire voir ». « Il ne faut pas pleurer, Monsieur », me dit-elle d′un ton cette fois plus calme, et plutôt pour me montrer sa clairvoyance que pour me témoigner sa pitié. Et elle ajouta : «
Ça devait arriver, elle était trop heureuse, la pauvre, elle n′a pas su connaître son bonheur. »
Françoise was bound to rejoice at Albertine′s death, and it should, in justice to her, be said that by a sort of tactful convention she made no pretence of sorrow. But the unwritten laws of her immemorial code and the tradition of the mediaeval peasant woman who weeps as in the romances of chivalry were older than her hatred of Albertine and even of Eulalie. And so, on one of these late afternoons, as I was not quick enough in concealing my distress, she caught sight of my tears, served by the instinct of a little old peasant woman which at one time had led her to catch and torture animals, to feel only amusement in wringing the necks of chickens and in boiling lobsters alive, and, when I was ill, in observing, as it might be the wounds that she had inflicted upon an owl, my suffering expression which she afterwards proclaimed in a sepulchral tone and as a presage of coming disaster. But her Combray ‘Customary′ did not permit her to treat lightly tears, grief, things which in her judgment were as fatal as shedding one′s flannels in spring or eating when one had no ‘stomach.′ “Oh, no. Monsieur, it doesn′t do to cry like that, it isn′t good for you.” And in her attempt to stem my tears she shewed as much uneasiness as though they had been torrents of blood. Unfortunately I adopted a chilly air that cut short the effusions in which she was hoping to indulge and which might quite well, for that matter, have been sincere. Her attitude towards Albertine had been, perhaps, akin to her attitude towards Eulalie, and, now that my mistress could no longer derive any profit from me, Françoise had ceased to hate her. She felt bound, however, to let me see that she was perfectly well aware that I was crying, and that, following the deplorable example set by my family, I did not wish to ‘let it be seen.′ “You mustn′t cry, Monsieur,” she adjured me, in a calmer tone, this time, and intending to prove her own perspicacity rather than to shew me any compassion. And she went on: “It was bound to happen; she was too happy, poor creature, she never knew how happy she was.”
Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés de l′été ! Un pâle fantôme de la maison d′en face continuait indéfiniment à aquareller sur le ciel sa blancheur persistante. Enfin il faisait nuit dans l′appartement, je me cognais aux meubles de l′antichambre, mais dans la porte de l′escalier, au milieu du noir que je croyais total, la partie vitrée était translucide et bleue, d′un bleu de fleur, d′un bleu d′aile d′insecte, d′un bleu qui m′eût semblé beau si je n′avais senti qu′il était un dernier reflet, coupant comme un acier, un coup suprême que dans sa cruauté infatigable me portait encore le jour. L′obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d′une étoile vue à côté de l′arbre de la cour pour me rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés par le clair de lune. Et même dans les rues, il m′arrivait d′isoler sur le dos d′un banc, de recueillir la pureté naturelle d′un rayon de lune au milieu des lumières artificielles de Paris — de Paris sur lequel il faisait régner, en faisant rentrer un instant, pour mon imagination, la ville dans la nature, avec le silence infini des champs évoqués le souvenir douloureux des promenades que j′y avais faites avec Albertine. Ah ! quand la nuit finirait-elle ? Mais à la première fraîcheur de l′aube je frissonnais, car celle-ci avait ramené en moi la douceur de cet été où, de Balbec à Incarville, d′Incarville à Balbec, nous nous étions tant de fois reconduits l′un l′autre jusqu′au petit jour. Je n′avais plus qu′un espoir pour l′avenir — espoir bien plus déchirant qu′une crainte, — c′était d′oublier Albertine. Je savais que je l′oublierais un jour, j′avais bien oublié Gilberte, Mme de Guermantes, j′avais bien oublié ma grand′mère. Et c′est notre plus juste et plus cruel châtiment de l′oubli si total, paisible comme ceux des cimetières, par quoi nous nous sommes détachés de ceux que nous n′aimons plus, que nous entrevoyions ce même oubli comme inévitable à l′égard de ceux que nous aimons encore. À vrai dire nous savons qu′il est un état non douloureux, un état d′indifférence. Mais ne pouvant penser à la fois à ce que j′étais et à ce que je serais, je pensais avec désespoir à tout ce tégument de caresses, de baisers, de sommeils amis, dont il faudrait bientôt me laisser dépouiller pour jamais. L′élan de ces souvenirs si tendres, venant se briser contre l′idée qu′Albertine était morte, m′oppressait par l′entrechoc de flux si contrariés que je ne pouvais rester immobile ; je me levais, mais tout d′un coup je m′arrêtais, terrassé ; le même petit jour que je voyais, au moment où je venais de quitter Albertine, encore radieux et chaud de ses baisers, venait tirer au-dessus des rideaux sa lame maintenant sinistre, dont la blancheur froide, implacable et compacte entrait, me donnant comme un coup de couteau.
How slow the day is in dying on these interminable summer evenings. A pallid ghost of the house opposite continued indefinitely to sketch upon the sky its persistent whiteness. At last it was dark indoors; I stumbled against the furniture in the hall, but in the door that opened upon the staircase, in the midst of the darkness which I had supposed to be complete, the glazed panel was translucent and blue, with the blue of a flower, the blue of an insect′s wing, a blue that would have seemed to me beautiful if I had not felt it to be a last reflexion, trenchant as a blade of steel, a supreme blow which in its indefatigable cruelty the day was still dealing me. In the end, however, the darkness became complete, but then a glimpse of a star behind one of the trees in the courtyard was enough to remind me of how we used to set out in a carriage, after dinner, for the woods of Chantepie, carpeted with moonlight. And even in the streets it would so happen that I could isolate upon the back of a seat, could gather there the natural purity of a moonbeam in the midst of the artificial lights of Paris, of that Paris over which it enthroned, by making the town return for a moment, in my imagination, to a state of nature, with the infinite silence of the suggested fields, the heartrending memory of the walks that I had taken in them with Albertine. Ah! when would the night end? But at the first cool breath of dawn I shuddered, for it had revived in me the delight of that summer when, from Balbec to Incarville, from Incarville to Balbec, we had so many times escorted each other home until the break of day. I had now only one hope left for the future — a hope far more heartrending than any dread — which was that I might forget Albertine. I knew that I should one day forget her; I had quite forgotten Gilberte, Mme. de Guermantes; I had quite forgotten my grandmother. And it is our most fitting and most cruel punishment, for that so complete oblivion, as tranquil as the oblivion of the graveyard, by which we have detached ourself from those whom we no longer love, that we can see this same oblivion to be inevitable in the case of those whom we love still. To tell the truth, we know it to be a state not painful, a state of indifference. But not being able to think at the same time of what I was and of what I should one day be, I thought with despair of all that covering mantle of caresses, of kisses, of friendly slumber, of which I must presently let myself be divested for all time. The rush of these tender memories sweeping on to break against the knowledge that Albertine was dead oppressed me by the incessant conflict of their baffled waves so that I could not keep still; I rose, but all of a sudden I stopped in consternation; the same faint daybreak that I used to see at the moment when I had just left Albertine, still radiant and warm with her kisses, had come into the room and bared, above the curtains, its blade now a sinister portent, whose whiteness, cold, implacable and compact, entered the room like a dagger thrust into my heart.
Bientôt les bruits de la rue allaient commencer, permettant de lire à l′échelle qualitative de leurs sonorités le degré de la chaleur sans cesse accrue où ils retentiraient. Mais dans cette chaleur qui quelques heures plus tard s′imbiberait de l′odeur des cerises, ce que je trouvais (comme dans un remède que le remplacement d′une des parties composantes par une autre suffit pour rendre, d′un euphorique et d′un excitatif qu′il était, un déprimant), ce n′était plus le désir des femmes mais l′angoisse du départ d′Albertine. D′ailleurs le souvenir de tous mes désirs était aussi imprégné d′elle, et de souffrance, que le souvenir des plaisirs. Cette Venise où j′avais cru que sa présence me serait importune (sans doute parce que je sentais confusément qu′elle m′y serait nécessaire), maintenant qu′Albertine n′était plus, j′aimais mieux n′y pas aller. Albertine m′avait semblé un obstacle interposé entre moi et toutes choses, parce qu′elle était pour moi leur contenant et que c′est d′elle, comme d′un vase, que je pouvais les recevoir. Maintenant que ce vase était détruit, je ne me sentais plus le courage de les saisir ; il n′y en avait plus une seule dont je ne me détournasse, abattu, préférant n′y pas goûter. De sorte que ma séparation d′avec elle n′ouvrait nullement pour moi le champ des plaisirs possibles que j′avais cru m′être fermé par sa présence. D′ailleurs l′obstacle que sa présence avait peut-être été, en effet, pour moi à voyager, à jouir de la vie, m′avait seulement, comme il arrive toujours, masqué les autres obstacles, qui reparaissaient intacts maintenant que celui-là avait disparu. C′est de cette façon qu′autrefois, quand quelque visite aimable m′empêchait de travailler, si le lendemain je restais seul je ne travaillais pas davantage. Qu′une maladie, un duel, un cheval emporté, nous fassent voir la mort de près, nous aurions joui richement de la vie, de la volupté, des pays inconnus dont nous allons être privés. Et une fois le danger passé, ce que nous retrouverons, c′est la même vie morne où rien de tout cela n′existait pour nous.
Presently the sounds from the streets would begin, enabling me to tell from the qualitative scale of their resonance the degree of the steadily increasing heat in which they were sounding. But in this heat which, a few hours later, would have saturated itself in the fragrance of cherries, what I found (as in a medicine which the substitution of one ingredient for another is sufficient to transform from the stimulant and tonic that it was into a debilitating drug) was no longer the desire for women but the anguish of Albertine′s departure. Besides, the memory of all my desires was as much impregnated with her, and with suffering, as the memory of my pleasures. That Venice where I had thought that her company would be a nuisance (doubtless because I had felt in a confused way that it would be necessary to me), now that Albertine was no more, I preferred not to go there. Albertine had seemed to me to be an obstacle interposed between me and everything else, because she was for me what contained everything, and it was from her as from an urn that I might receive things. Now that this urn was shattered, I no longer felt that I had the courage to grasp things; there was nothing now from which I did not turn away, spiritless, preferring not to taste it. So that my separation from her did not in the least throw open to me the field of possible pleasures which I had imagined to be closed to me by her presence. Besides, the obstacle which her Presence had perhaps indeed been in the way of my traveling, of my enjoying life, had only (as always happens) been a mask for other obstacles which reappeared intact now that this first obstacle had been removed. It had been in the same way that, in the past, when some friend had called to see me and had prevented me from working, if on the following day I was left undisturbed, I did not work any better. Let an illness, a duel, a runaway horse make us see death face to face, how richly we should have enjoyed the life of pleasure, the travels in unknown lands which are about to be snatched from us. And no sooner is the danger past than what we find once again before us is the same dull life in which none of those delights had any existence for us.
Sans doute ces nuits si courtes durent peu. L′hiver finirait par revenir, où je n′aurais plus à craindre le souvenir des promenades avec elle jusqu′à l′aube trop tôt levée. Mais les premières gelées ne me rapporteraient-elles pas, conservé dans leur glace, le germe de mes premiers désirs, quand à minuit je la faisais chercher, que le temps me semblait si long jusqu′à son coup de sonnette que je pourrais maintenant attendre éternellement en vain ? Ne me rapporteraient-elles pas le germe de mes premières inquiétudes, quand deux fois je crus qu′elle ne viendrait pas ? Dans ce temps-là je ne la voyais que rarement ; mais même ces intervalles qu′il y avait alors entre ses visites qui la faisaient surgir, au bout de plusieurs semaines, du sein d′une vie inconnue que je n′essayais pas de posséder, assuraient mon calme en empêchant les velléités sans cesse interrompues de ma jalousie de se conglomérer, de faire bloc dans mon cœur. Autant ils eussent pu être apaisants dans ce temps-là, autant, rétrospectivement, ils étaient empreints de souffrance depuis que ce qu′elle avait pu faire d′inconnu pendant leur durée avait cessé de m′être indifférent, et surtout maintenant qu′aucune visite d′elle ne viendrait plus jamais ; de sorte que ces soirs de janvier où elle venait, et qui par là m′avaient été si doux, me souffleraient maintenant dans leur bise aigre une inquiétude que je ne connaissais pas alors, et me rapporteraient, mais devenu pernicieux, le premier germe de mon amour. Et en pensant que je verrais recommencer ce temps froid qui, depuis Gilberte et mes jeux aux Champs-Élysées, m′avait toujours paru si triste ; quand je pensais que reviendraient des soirs pareils à ce soir de neige où j′avais vainement, toute une partie de la nuit, attendu Albertine, alors, comme un malade se plaçant bien au point de vue du corps pour sa poitrine, moi, moralement, à ces moments-là, ce que je redoutais encore le plus pour mon chagrin, pour mon cœur, c′était le retour des grands froids, et je me disais que ce qu′il y aurait de plus dur à passer ce serait peut-être l′hiver. Lié qu′il était à toutes les saisons, pour que je perdisse le souvenir d′Albertine il aurait fallu que je les oubliasse toutes, quitte à recommencer à les connaître, comme un vieillard frappé d′hémiplégie et qui rapprend à lire ; il aurait fallu que je renonçasse à tout l′univers. Seule, me disais-je, une véritable mort de moi-même serait capable (mais elle est impossible) de me consoler de la sienne. Je ne songeais pas que la mort de soi-même n′est ni impossible, ni extraordinaire ; elle se consomme à notre insu, au besoin contre notre gré, chaque jour, et je souffrirais de la répétition de toutes sortes de journées que non seulement la nature, mais des circonstances factices, un ordre plus conventionnel introduisent dans une saison. Bientôt reviendrait la date où j′étais allé à Balbec l′autre été et où mon amour, qui n′était pas encore inséparable de la jalousie et qui ne s′inquiétait pas de ce qu′Albertine faisait toute la journée, devait subir tant d′évolutions avant de devenir cet amour des derniers temps, si particulier, que cette année finale, où avait commencé de changer et où s′était terminée la destinée d′Albertine, m′apparaissait remplie, diverse, vaste comme un siècle. Puis ce serait le souvenir de jours plus tardifs, mais dans des années antérieures, les dimanches de mauvais temps, où pourtant tout le monde était sorti, dans le vide de l′après-midi, où le bruit du vent et de la pluie m′eût invité jadis à rester à faire le « philosophe sous les toits » ; avec quelle anxiété je verrais approcher l′heure où Albertine, si peu attendue, était venue me voir, m′avait caressé pour la première fois, s′interrompant pour Françoise qui avait apporté la lampe, en ce temps deux fois mort où c′était Albertine qui était curieuse de moi, où ma tendresse pour elle pouvait légitimement avoir tant d′espérance. Même, à une saison plus avancée, ces soirs glorieux où les offices, les pensionnats, entr′ouverts comme des chapelles, baignés d′une poussière dorée, laissent la rue se couronner de ces demi-déesses qui, causant non loin de nous avec leurs pareilles, nous donnent la fièvre de pénétrer dans leur existence mythologique, ne me rappelaient plus que la tendresse d′Albertine qui, à côté de moi, m′était un empêchement à m′approcher d′elles.
No doubt these nights that are so short continue for but a brief season. Winter would at length return, when I should no longer have to dread the memory of drives with her, protracted until the too early dawn. But would not the first frosts bring back to me, preserved in their cold storage, the germ of my first desires, when at midnight I used to send for her, when the time seemed so long until I heard her ring the bell: a sound for which I might now wait everlastingly in vain? Would they not bring back to me the germ of my first uneasiness, when, upon two occasions, I thought that she was not coming? At that time I saw her but rarely, but even those intervals that there were between her visits which made her emerge, after many weeks, from the heart of an unknown life which I made no effort to possess, ensured my peace of mind by preventing the first inklings, constantly interrupted, of my jealousy from coagulating, from forming a solid mass in my heart. So far as they had contrived to be soothing, at that earlier time, so far, in retrospect, were they stamped with the mark of suffering, since all the unaccountable things that she might, while those intervals lasted, have been doing had ceased to be immaterial to me, and especially now that no visit from her would ever fall to my lot again; so that those January evenings on which she used to come, and which, for that reason, had been so dear to me, would blow into me now with their biting winds an uneasiness which then I did not know, and would bring back to me (but now grown pernicious) the first germ of my love. And when I considered that I would see again presently that cold season, which since the time of Gilberte and my play-hours in the Champs-Elysées, had always seemed to me so depressing; when I thought that there would be returning again evenings like that evening of snow when I had vainly, far into the night, waited for Albertine to come; then as a consumptive chooses the best place, from the physical point of view, for his lungs, but in my case making a moral choice, what at such moments I still dreaded most for my grief, for my heart, was the return of the intense cold, and I said to myself that what it would be hardest to live through was perhaps the winter. Bound up as it was with each of the seasons, in order for me to discard the memory of Albertine I should have had first to forget them all, prepared to begin again to learn to know them, as an old man after a stroke of paralysis learns again to read; I should have had first to forego the entire universe. Nothing, I told myself, but an actual extinction of myself would be capable (but that was impossible) of consoling me for hers. I did not realise that the death of oneself is neither impossible nor extraordinary; it is effected without our knowledge, it may be against our will, every day of our life, and I should have to suffer from the recurrence of all sorts of days which not only nature but adventitious circumstances, a purely conventional order introduce into a season. Presently would return the day on which I had gone to Balbec in that earlier summer when my love, which was not yet inseparable from jealousy and did not perplex itself with the problem of what Albertine would be doing all day, had still to pass through so many evolutions before becoming that so specialised love of the latest period, that this final year, in which Albertine′s destiny had begun to change and had received its quietus, appeared to me full, multiform, vast, like a whole century. Then it would be the memory of days more slow in reviving but dating from still earlier years; on the rainy Sundays on which nevertheless everyone else had gone out, in the void of the afternoon, when the sound of wind and rain would in the past have bidden me stay at home, to ‘philosophise in my garret,′ with what anxiety would I see the hour approach at which Albertine, so little expected, had come to visit me, had fondled me for the first time, breaking off because Françoise had brought in the lamp, in that time now doubly dead when it had been Albertine who was interested in me, when my affection for her might legitimately nourish so strong a hope. Even later in the season, those glorious evenings when the windows of kitchens, of girls′ schools, standing open to the view like wayside shrines, allow the street to crown itself with a diadem of those demi-goddesses who, conversing, ever so close to us, with their peers, fill us with a feverish longing to penetrate into their mythological existence, recalled to me nothing now but the affection of Albertine whose company was an obstacle in the way of my approaching them.
D′ailleurs, au souvenir des heures même purement naturelles s′ajouterait forcément le paysage moral qui en fait quelque chose d′unique. Quand j′entendrais plus tard le cornet à bouquin du chevrier, par un premier beau temps, presque italien, le même jour mélangerait tour à tour à sa lumière l′anxiété de savoir Albertine au Trocadéro, peut-être avec Léa et les deux jeunes filles, puis la douceur familiale et domestique, presque commune, d′une épouse qui me semblait alors embarrassante et que Françoise allait me ramener. Ce message téléphonique de Françoise qui m′avait transmis l′hommage obéissant d′Albertine revenant avec elle, j′avais cru qu′il m′enorgueillissait. Je m′étais trompé. S′il m′avait enivré, c′est parce qu′il m′avait fait sentir que celle que j′aimais était bien à moi, ne vivait bien que pour moi, et même à distance, sans que j′eusse besoin de m′occuper d′elle, me considérait comme son époux et son maître, revenant sur un signe de moi. Et ainsi ce message téléphonique avait été une parcelle de douceur, venant de loin, émise de ce quartier du Trocadéro où il se trouvait y avoir pour moi des sources de bonheur dirigeant vers moi d′apaisantes molécules, des baumes calmants me rendant enfin une si douce liberté d′esprit que je n′avais plus eu — me livrant sans la restriction d′un seul souci à la musique de Wagner — qu′à attendre l′arrivée certaine d′Albertine, sans fièvre, avec un manque entier d′impatience où je n′avais pas su reconnaître le bonheur. Et ce bonheur qu′elle revînt, qu′elle m′obéît et m′appartînt, la cause en était dans l′amour, non dans l′orgueil. Il m′eût été bien égal maintenant d′avoir à mes ordres cinquante femmes revenant, sur un signe de moi, non pas du Trocadéro, mais des Indes. Mais ce jour-là, en sentant Albertine qui, tandis que j′étais seul dans ma chambre à faire de la musique, venait docilement vers moi, j′avais respiré, disséminée comme un poudroiement dans le soleil, une de ces substances qui, comme d′autres sont salutaires au corps, font du bien à l′âme. Puis ç′avait été, une demi-heure après, l′arrivée d′Albertine, puis la promenade avec Albertine arrivée, promenade que j′avais crue ennuyeuse parce qu′elle était pour moi accompagnée de certitude, mais, à cause de cette certitude même, qui avait, à partir du moment où Françoise m′avait téléphoné qu′elle la ramenait, coulé un calme d′or dans les heures qui avaient suivi, en avait fait comme une deuxième journée bien différente de la première, parce qu′elle avait un tout autre dessous moral, un dessous moral qui en faisait une journée originale, qui venait s′ajouter à la variété de celles que j′avais connues jusque-là, journée que je n′eusse jamais pu imaginer — comme nous ne pourrions imaginer le repos d′un jour d′été si de tels jours n′existaient pas dans la série de ceux que nous avons vécus, — journée dont je ne pouvais pas dire absolument que je me la rappelais, car à ce calme s′ajoutait maintenant une souffrance que je n′avais pas ressentie alors. Mais bien plus tard, quand je traversai peu à peu, en sens inverse, les temps par lesquels j′avais passé avant d′aimer tant Albertine, quand mon cœur cicatrisé put se séparer sans souffrance d′Albertine morte, alors je pus me rappeler enfin sans souffrance ce jour où Albertine avait été faire des courses avec Françoise au lieu de rester au Trocadéro ; je me rappelai avec plaisir ce jour comme appartenant à une saison morale que je n′avais pas connue jusqu′alors ; je me le rappelai enfin exactement sans plus y ajouter de souffrance et au contraire comme on se rappelle certains jours d′été qu′on a trouvés trop chauds quand on les a vécus, et dont, après coup surtout, on extrait le titre sans alliage d′or fin et d′indestructible azur.
Moreover, to the memory even of hours that were purely natural would inevitably be added the moral background that makes each of them a thing apart. When, later on, I should hear the goatherd′s horn, on a first fine, almost Italian morning, the day that followed would blend successively with its sunshine the anxiety of knowing that Albertine was at the Trocadéro, possibly with Léa and the two girls, then her kindly, domestic gentleness, almost that of a wife who seemed to me then an embarrassment and whom Françoise was bringing home to me. That telephone message from Françoise which had conveyed to me the dutiful homage of an Albertine who was returning with her, I had thought at the time that it made me swell with pride. I was mistaken. If it had exhilarated me, that was because it had made me feel that she whom I loved was really mine, lived only for me, and even at a distance, without my needing to occupy my mind with her, regarded me as her lord and master, returning home upon a sign from myself. And so that telephone message had been a particle of sweetness, coming to me from afar, sent out from that region of the Trocadéro where there were proved to be for me sources of happiness directing towards me molecules of comfort, healing balms, restoring to me at length so precious a liberty of spirit that I need do no more, surrendering myself without the restriction of a single care to Wagner′s music, than await the certain arrival of Albertine, without fever, with an entire absence of impatience in which I had not had the perspicacity to recognise true happiness. And this happiness that she should return, that she should obey me and be mine, the cause of it lay in love and not in pride. It would have been quite immaterial to me now to have at my behest fifty women returning, at a sign from myself, not from the Trocadéro but from the Indies. But that day, conscious of Albertine who, while I sat alone in my room playing music, was coming dutifully to join me, I had breathed in, where it lay scattered like motes in a sunbeam, one of those substances which, just as others are salutary to the body, do good to the soul. Then there had been, half an hour later, Albertine′s return, then the drive with Albertine returned, a drive which I had thought tedious because it was accompanied for me by certainty, but which, on account of that very certainty, had, from the moment of Francoise′s telephoning to me that she was bringing Albertine home, let flow a golden calm over the hours that followed, had made of them as it were a second day, wholly unlike the first, because it had a completely different moral basis, a moral basis which made it an original day, which came and added itself to the variety of the days that I had previously known, a day which I should never have been able to imagine — any more than we could imagine the delicious idleness of a day in summer if such days did not exist in the calendar of those through which we had lived — a day of which I could not say absolutely that I recalled it, for to this calm I added now an anguish which I had not felt at the time. But at a much later date, when I went over gradually, in a reversed order, the times through which I had passed before I was so much in love with Albertine, when my scarred heart could detach itself without suffering from Albertine dead, then I was able to recall at length without suffering that day on which Albertine had gone shopping with Françoise instead of remaining at the Trocadéro; I recalled it with pleasure, as belonging to a moral season which I had not known until then; I recalled it at length exactly, without adding to it now any suffering, rather, on the contrary, as we recall certain days in summer which we found too hot while they lasted, and from which only after they have passed do we extract their unalloyed standard of fine gold and imperishable azure.
De sorte que ces quelques années n′imposaient pas seulement au souvenir d′Albertine, qui les rendait si douloureuses, la couleur successive, les modalités différentes de leurs saisons ou de leurs heures, des fins d′après-midi de juin aux soirs d′hiver, des clairs de lune sur la mer à l′aube en rentrant à la maison, de la neige de Paris aux feuilles mortes de Saint-Cloud, mais encore l′idée particulière que je me faisais successivement d′Albertine, de l′aspect physique sous lequel je me la représentais à chacun de ces moments, de la fréquence plus ou moins grande avec laquelle je la voyais cette saison-là, laquelle s′en trouvait comme plus dispersée ou plus compacte, des anxiétés qu′elle avait pu m′y causer par l′attente, du désir que j′avais à tel moment pour elle, d′espoirs formés, puis perdus ; tout cela modifiait le caractère de ma tristesse rétrospective tout autant que les impressions de lumière ou de parfums qui lui étaient associées, et complétait chacune des années solaires que j′avais vécues — et qui, rien qu′avec leurs printemps, leurs arbres, leurs brises, étaient déjà si tristes à cause du souvenir inséparable d′elle — en la doublant d′une sorte d′année sentimentale où les heures n′étaient pas définies par la position du soleil, mais par l′attente d′un rendez-vous ; où la longueur des jours, où les progrès de la température, étaient mesurés par l′essor de mes espérances, le progrès de notre intimité, la transformation progressive de son visage, les voyages qu′elle avait faits, la fréquence et le style des lettres qu′elle m′avait adressées pendant une absence, sa précipitation plus ou moins grande à me voir au retour. Et enfin, ces changements de temps, ces jours différents, s′ils me rendaient chacun une autre Albertine, ce n′était pas seulement par l′évocation des moments semblables. Mais l′on se rappelle que toujours, avant même que j′aimasse, chacune avait fait de moi un homme différent, ayant d′autres désirs parce qu′il avait d′autres perceptions et qui, de n′avoir rêvé que tempêtes et falaises la veille, si le jour indiscret du printemps avait glissé une odeur de roses dans la clôture mal jointe de son sommeil entrebâillé, s′éveillait en partance pour l′Italie. Même dans mon amour l′état changeant de mon atmosphère morale, la pression modifiée de mes croyances n′avaient-ils pas, tel jour, diminué la visibilité de mon propre amour, ne l′avaient-ils pas, tel jour, indéfiniment étendue, tel jour embellie jusqu′au sourire, tel jour contractée jusqu′à l′orage ? On n′est que par ce qu′on possède, on ne possède que ce qui vous est réellement présent, et tant de nos souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin de nous-même, où nous les perdons de vue ! Alors nous ne pouvons plus les faire entrer en ligne de compte de ce total qui est notre être. Mais ils ont des chemins secrets pour rentrer en nous. Et certains soirs m′étant endormi sans presque plus regretter Albertine — on ne peut regretter que ce qu′on se rappelle — au réveil je trouvais toute une flotte de souvenirs qui étaient venus croiser en moi dans ma plus claire conscience, et que je distinguais à merveille. Alors je pleurais ce que je voyais si bien et qui, la veille, n′était pour moi que néant. Puis, brusquement, le nom d′Albertine, sa mort avaient changé de sens ; ses trahisons avaient soudain repris toute leur importance.
With the result that these several years imposed upon my memory of Albertine, which made them so painful, the successive colouring, the different modulations not only of their seasons or of their hours, from late afternoons in June to winter evenings, from seas by moonlight to dawn that broke as I was on my way home, from snow in Paris to fallen leaves at Saint-Cloud, but also of each of the particular ideas of Albertine that I successively formed, of the physical aspect in which I pictured her at each of those moments, the degree of frequency with which I had seen her during that season, which itself appeared consequently more or less dispersed or compact, the anxieties which she might have caused me by keeping me waiting, the desire which I had felt at a given moment for her, the hopes formed and then blasted; all of these modified the character of my retrospective sorrow fully as much as the impressions of light or of scents which were associated with it, and completed each of the solar years through which I had lived — years which, simply with their springs, their trees, their breezes, were already so sad because of the indissociable memory of her — complementing each of them with a sort of sentimental year in which the hours were defined not by the sun′s position, but by the strain of waiting for a tryst, in which the length of the days, in which the changes of temperature were determined not by the seasons but by the soaring flight of my hopes, the progress of our intimacy, the gradual transformation of her face, the expeditions on which she had gone, the frequency and style of the letters that she had written me during her absence, her more or less eager anxiety to see me on her return. And lastly if these changes of season, if these different days furnished me each with a fresh Albertine, it was not only by recalling to me similar moments. The reader will remember that always, even before I began to be in love, each day had made me a different person, swayed by other desires because he had other perceptions, a person who, whereas he had dreamed only of cliffs and tempests overnight, if the indiscreet spring dawn had distilled a scent of roses through the gaping portals of his house of sleep, would awake alert to set off for Italy. Even in my love, had not the changing state of my moral atmosphere, the varying pressure of my beliefs, had they not one day diminished the visibility of the love that I was feeling, had they not another day extended it beyond all bounds, one day softened it to a smile, another day condensed it to a storm? We exist only by virtue of what we possess, we possess only what is really present to us, and so many of our memories, our humours, our ideas set out to voyage far away from us, until they are lost to sight! Then we can no longer make them enter into our reckoning of the total which is our personality. But they know of secret paths by which to return to us. And on certain nights, having gone to sleep almost without regretting Albertine any more — we can regret only what we remember — on awakening I found a whole fleet of memories which had come to cruise upon the surface of my clearest consciousness, and seemed marvellously distinct. Then I wept over what I could see so plainly, what overnight had been to me non-existent. In an instant, Albertine′s name, her death, had changed their meaning; her betrayals had suddenly resumed their old importance.
Comment m′avait-elle paru morte, quand maintenant pour penser à elle je n′avais à ma disposition que les mêmes images dont quand elle était vivante je revoyais l′une ou l′autre : rapide et penchée sur la roue mythologique de sa bicyclette, sanglée les jours de pluie sous la tunique guerrière de caoutchouc qui faisait bomber ses seins, la tête enturbannée et coiffée de serpents, elle semait la terreur dans les rues de Balbec ; les soirs où nous avions emporté du champagne dans les bois de Chantepie, la voix provocante et changée, elle avait au visage cette chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que, la distinguant mal dans l′obscurité de la voiture, j′approchais du clair de lune pour mieux la voir et que j′essayais maintenant en vain de me rappeler, de revoir dans une obscurité qui ne finirait plus. Petite statuette dans la promenade vers l′île, calme figure grosse à gros grains près du pianola, elle était ainsi tour à tour pluvieuse et rapide, provocante et diaphane, immobile et souriante, ange de la musique. Chacune était ainsi attachée à un moment, à la date duquel je me trouvais replacé quand je la revoyais. Et les moments du passé ne sont pas immobiles ; ils gardent dans notre mémoire le mouvement qui les entraînait vers l′avenir, vers un avenir devenu lui-même le passé, — nous y entraînant nous-même. Jamais je n′avais caressé l′Albertine encaoutchoutée des jours de pluie, je voulais lui demander d′ôter cette armure, ce serait connaître avec elle l′amour des camps, la fraternité du voyage. Mais ce n′était plus possible, elle était morte. Jamais non plus, par peur de la dépraver, je n′avais fait semblant de comprendre, les soirs où elle semblait m′offrir des plaisirs que sans cela elle n′eût peut-être pas demandés à d′autres, et qui excitaient maintenant en moi un désir furieux. Je ne les aurais pas éprouvés semblables auprès d′une autre, mais celle qui me les aurait donnés, je pouvais courir le monde sans la rencontrer puisque Albertine était morte. Il semblait que je dusse choisir entre deux faits, décider quel était le vrai, tant celui de la mort d′Albertine — venu pour moi d′une réalité que je n′avais pas connue : sa vie en Touraine — était en contradiction avec toutes mes pensées relatives à Albertine, mes désirs, mes regrets, mon attendrissement, ma fureur, ma jalousie. Une telle richesse de souvenirs empruntés au répertoire de sa vie, une telle profusion de sentiments évoquant, impliquant sa vie, semblaient rendre incroyable qu′Albertine fût morte. Une telle profusion de sentiments, car ma mémoire, en conservant ma tendresse, lui laissait toute sa variété. Ce n′était pas Albertine seule qui n′était qu′une succession de moments, c′était aussi moi-même. Mon amour pour elle n′avait pas été simple : à la curiosité de l′inconnu s′était ajouté un désir sensuel, et à un sentiment d′une douceur presque familiale, tantôt l′indifférence, tantôt une fureur jalouse. Je n′étais pas un seul homme, mais le défilé heure par heure d′une armée compacte où il y avait, selon le moment, des passionnés, des indifférents, des jaloux — des jaloux dont pas un n′était jaloux de la même femme. Et sans doute ce serait de là qu′un jour viendrait la guérison que je ne souhaiterais pas. Dans une foule, ces éléments peuvent, un par un, sans qu′on s′en aperçoive, être remplacés par d′autres, que d′autres encore éliminent ou renforcent, si bien qu′à la fin un changement s′est accompli qui ne se pourrait concevoir si l′on était un. La complexité de mon amour, de ma personne, multipliait, diversifiait mes souffrances. Pourtant elles pouvaient se ranger toujours sous les deux groupes dont l′alternance avait fait toute la vie de mon amour pour Albertine, tour à tour livré à la confiance et au soupçon jaloux.
How could she have seemed dead to me when now, in order to think of her, I had at my disposal only those same images one or other of which I used to recall when she was alive, each one being associated with a particular moment? Rapid and bowed above the mystic wheel of her bicycle, tightly strapped upon rainy days in the amazonian corslet of her waterproof which made her breasts protrude, while serpents writhed in her turbaned hair, she scattered terror in the streets of Balbec; on the evenings on which we had taken champagne with us to the woods of Chantepie, her voice provoking, altered, she shewed on her face that pallid warmth colouring only over her cheekbones so that, barely able to make her out in the darkness of the carriage, I drew her face into the moonlight in order to see her better, and which I tried now in vain to recapture, to see again in a darkness that would never end. A little statuette as we drove to the island, a large, calm, coarsely grained face above the pianola, she was thus by turns rain-soaked and swift, provoking and diaphanous, motionless and smiling, an angel of music. So that what would have to be obliterated in me was not one only, but countless Albertines. Each of these was thus attached to a moment, to the date of which I found myself carried back when I saw again that particular Albertine. And the moments of the past do not remain still; they retain in our memory the motion which drew them towards the future, towards a future which has itself become the past, and draw us on in their train. Never had I caressed the waterproofed Albertine of the rainy days, I wanted to ask her to divest herself of that armour, that would be to know with her the love of the tented field, the brotherhood of travel. But this was no longer possible, she was dead. Never either, for fear of corrupting her, had I shewn any sign of comprehension on the evenings when she seemed to be offering me pleasures which, but for my self-restraint, she would not perhaps have sought from others, and which aroused in me now a frantic desire. I should not have found them the same in any other woman, but she who would fain have offered me them I might scour the whole world now without encountering, for Albertine was dead. It seemed that I had to choose between two sets of facts, to decide which was the truth, so far was the fact of Albertine′s death — arising for me from a reality which I had not known; her life in Touraine — a contradiction of all my thoughts of her, my desires, my regrets, my tenderness, my rage, my jealousy. So great a wealth of memories, borrowed from the treasury of her life, such a profusion of sentiments evoking, implicating her life, seemed to make it incredible that Albertine should be dead. Such a profusion of sentiments, for my memory, while preserving my affection, left to it all its variety. It was not Albertine alone that was simply a series of moments, it was also myself. My love for her had not been simple: to a curious interest in the unknown had been added a sensual desire and to a sentiment of an almost conjugal mildness, at one moment indifference, at another a jealous fury. I was not one man only, but the steady advance hour after hour of an army in close formation, in which there appeared, according to the moment, impassioned men, indifferent men, jealous men — jealous men no two of whom were jealous of the same woman. And no doubt it would be from this that one day would come the healing which I should not expect. In a composite mass, these elements may, one by one, without our noticing it, be replaced by others, which others again eliminate or reinforce, until in the end a change has been brought about which it would be impossible to conceive if we were a single person. The complexity of my love, of my person, multiplied, diversified my sufferings. And yet they could always be ranged in the two categories, the option between which had made up the whole life of my love for Albertine, swayed alternately by trust and by a jealous suspicion.
Si j′avais peine à penser qu′Albertine, si vivante en moi (portant comme je faisais le double harnais du présent et du passé), était morte, peut-être était-il aussi contradictoire que ce soupçon de fautes, dont Albertine, aujourd′hui dépouillée de la chair qui en avait joui, de l′âme qui avait pu les désirer, n′était plus capable, ni responsable, excitât en moi une telle souffrance, que j′aurais seulement bénie si j′avais pu y voir le gage de la réalité morale d′une personne matériellement inexistante, au lieu du reflet, destiné à s′éteindre lui-même, d′impressions qu′elle m′avait autrefois causées. Une femme qui ne pouvait plus éprouver de plaisirs avec d′autres n′aurait plus dû exciter ma jalousie, si seulement ma tendresse avait pu se mettre à jour. Mais c′est ce qui était impossible puisqu′elle ne pouvait trouver son objet, Albertine, que dans des souvenirs où celle-ci était vivante. Puisque, rien qu′en pensant à elle, je la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais être celles d′une morte ; l′instant où elle les avait commises devenant l′instant actuel, non pas seulement pour Albertine, mais pour celui de mes « moi » subitement évoqué qui la contemplait. De sorte qu′aucun anachronisme ne pouvait jamais séparer le couple indissoluble où, à chaque coupable nouvelle, s′appariait aussitôt un jaloux lamentable et toujours contemporain. Je l′avais, les derniers mois, tenue enfermée dans ma maison. Mais dans mon imagination maintenant, Albertine était libre, elle usait mal de cette liberté, elle se prostituait aux unes, aux autres. Jadis je songeais sans cesse à l′avenir incertain qui était déployé devant nous, j′essayais d′y lire. Et maintenant ce qui était en avant de moi, comme un double de l′avenir — aussi préoccupant qu′un avenir puisqu′il était aussi incertain, aussi difficile à déchiffrer, aussi mystérieux ; plus cruel encore parce que je n′avais pas comme pour l′avenir la possibilité ou l′illusion d′agir sur lui, et aussi parce qu′il se déroulait aussi loin que ma vie elle-même, sans que ma compagne fût là pour calmer les souffrances qu′il me causait, — ce n′était plus l′Avenir d′Albertine, c′était son Passé. Son Passé ? C′est mal dire puisque pour la jalousie il n′est ni passé ni avenir et que ce qu′elle imagine est toujours le présent.
If I had found it difficult to imagine that Albertine, so vitally alive in me (wearing as I did the double harness of the present and the past), was dead, perhaps it was equally paradoxical in me that Albertine, whom I knew to be dead, could still excite my jealousy, and that this suspicion of the misdeeds of which Albertine, stripped now of the flesh that had rejoiced in them, of the heart that had been able to desire them, was no longer capable, nor responsible for them, should excite in me so keen a suffering that I should only have blessed them could I have seen in those misdeeds the pledge of the moral reality of a person materially non-existent, in place of the reflexion, destined itself too to fade, of impressions that she had made on me in the past. A woman who could no longer taste any pleasure with other people ought not any longer to have excited my jealousy, if only my affection had been able to come to the surface. But this was just what was impossible, since it could not find its object, Albertine, save among memories in which she was still alive. Since, merely by thinking of her, I brought her back to life, her infidelities could never be those of a dead woman; the moments at which she had been guilty of them became the present moment, not only for Albertine, but for that one of my various selves who was thinking of her. So that no anachronism could ever separate the indissoluble couple, in which, to each fresh culprit, was immediately mated a jealous lover, pitiable and always contemporaneous. I had, during the last months, kept her shut up in my own house. But in my imagination now, Albertine was free, she was abusing her freedom, was prostituting herself to this friend or to that. Formerly, I used constantly to dream of the uncertain future that was unfolding itself before us, I endeavoured to read its message. And now, what lay before me, like a counterpart of the future — as absorbing as the future because it was equally uncertain, as difficult to decipher, as mysterious, more cruel still because I had not, as with the future, the possibility or the illusion of influencing it, and also because it unrolled itself to the full extent of my own life without my companion′s being present to soothe the anguish that it caused me — was no longer Albertine′s Future, it was her Past. Her Past? That is the wrong word, since for jealousy there can be neither past nor future, and what it imagines is invariably the present.
Les changements de l′atmosphère en provoquent d′autres dans l′homme intérieur, réveillent des « moi » oubliés, contrarient l′assoupissement de l′habitude, redonnent de la force à tels souvenirs, à telles souffrances. Combien plus encore pour moi si ce temps nouveau qu′il faisait me rappelait celui par lequel Albertine, à Balbec, sous la pluie menaçante, par exemple, était allée faire, Dieu sait pourquoi, de grandes promenades, dans le maillot collant de son caoutchouc. Si elle avait vécu, sans doute aujourd′hui, par ce temps si semblable, partirait-elle faire en Touraine une excursion analogue. Puisqu′elle ne le pouvait plus, je n′aurais pas dû souffrir de cette idée ; mais, comme aux amputés, le moindre changement de temps renouvelait mes douleurs dans le membre qui n′existait plus.
Atmospheric changes, provoking other changes in the inner man, awaken forgotten variants of himself, upset the somnolent course of habit, restore their old force to certain memories, to certain sufferings. How much the more so with me if this change of weather recalled to me the weather in which Albertine, at Balbec, under the threat of rain, it might be, used to set out, heaven knows why, upon long rides, in the clinging mail-armour of her waterproof. If she had lived, no doubt to-day, in this so similar weather, she would be setting out, in Touraine, upon a corresponding expedition. Since she could do so no longer, I ought not to have been pained by the thought; but, as with amputated cripples, the slightest change in the weather revived my pains in the member that had ceased, now, to belong to me.
Tout d′un coup c′était un souvenir que je n′avais pas revu depuis bien longtemps — car il était resté dissous dans la fluide et invisible étendue de ma mémoire — qui se cristallisait. Ainsi il y avait plusieurs années, comme on parlait de son peignoir de douche, Albertine avait rougi. À cette époque-là je n′étais pas jaloux d′elle. Mais depuis, j′avais voulu lui demander si elle pouvait se rappeler cette conversation et me dire pourquoi elle avait rougi. Cela m′avait d′autant plus préoccupé qu′on m′avait dit que les deux jeunes filles amies de Léa allaient dans cet établissement balnéaire de l′hôtel et, disait-on, pas seulement pour prendre des douches. Mais, par peur de fâcher Albertine ou attendant une époque meilleure, j′avais toujours remis de lui en parler, puis je n′y avais plus pensé. Et tout d′un coup, quelque temps après la mort d′Albertine, j′aperçus ce souvenir, empreint de ce caractère à la fois irritant et solennel qu′ont les énigmes laissées à jamais insolubles par la mort du seul être qui eût pu les éclaircir. Ne pourrais-je pas du moins tâcher de savoir si Albertine n′avait jamais rien fait de mal dans cet établissement de douches ? En envoyant quelqu′un à Balbec j′y arriverais peut-être. Elle vivante, je n′eusse sans doute pu rien apprendre. Mais les langues se délient étrangement et racontent facilement une faute quand on n′a plus à craindre la rancune de la coupable. Comme la constitution de l′imagination, restée rudimentaire, simpliste (n′ayant pas passé par les innombrables transformations qui remédient aux modèles primitifs des inventions humaines, à peine reconnaissables, qu′il s′agisse de baromètre, de ballon, de téléphone, etc., dans leurs perfectionnements ultérieurs), ne nous permet de voir que fort peu de choses à la fois, le souvenir de l′établissement de douches occupait tout le champ de ma vision intérieure.
All of a sudden it was an impression which I had not felt for a long time — for it had remained dissolved in the fluid and invisible expanse of my memory — that became crystallised. Many years ago, when somebody mentioned her bath-wrap, Albertine had blushed. At that time I was not jealous of her. But since then I had intended to ask her if she could remember that conversation, and why she had blushed. This had worried me all the more because I had been told that the two girls, Léa′s friends, frequented the bathing establishment of the hotel, and, it was said, not merely for the purpose of taking baths. But, for fear of annoying Albertine, or else deciding to await some more opportune moment, I had always refrained from mentioning it to her and in time had ceased to think about it. And all of a sudden, some time after Albertine′s death, I recalled this memory, stamped with the mark, at once irritating and solemn, of riddles left for ever insoluble by the death of the one person who could have interpreted them. Might I not at least try to make certain that Albertine had never done anything wrong in that bathing establishment? By sending some one to Balbec I might perhaps succeed. While she was alive, I should doubtless have been unable to learn anything. But people′s tongues become strangely loosened and they are ready to report a misdeed when they need no longer fear the culprit′s resentment. As the constitution of our imagination, which has remained rudimentary, simplified (not having passed through the countless transformations which improve upon the primitive models of human inventions, barely recognisable, whether it be the barometer, the balloon, the telephone, or anything else, in their ultimate perfection), allows us to see only a very few things at one time, the memory of the bathing establishment occupied the whole field of my inward vision.
Parfois je me heurtais dans les rues obscures du sommeil à un de ces mauvais rêves, qui ne sont pas bien graves pour une première raison, c′est que la tristesse qu′ils engendrent ne se prolonge guère qu′une heure après le réveil, pareille à ces malaises que cause une manière d′endormir artificielle. Pour une autre raison aussi, c′est qu′on ne les rencontre que très rarement, à peine tous les deux ou trois ans. Encore reste-t-il incertain qu′on les ait déjà rencontrés et qu′ils n′aient pas plutôt cet aspect de ne pas être vus pour la première fois que projette sur eux une illusion, une subdivision (car dédoublement ne serait pas assez dire).
Sometimes I came in collision in the dark lanes of sleep with one of those bad dreams, which are not very serious for several reasons, one of these being that the sadness which they engender lasts for barely an hour after we awake, like the weakness that is caused by an artificial soporific. For another reason also, namely that we encounter them but very rarely, no more than once in two or three years. And moreover it remains uncertain whether we have encountered them before, whether they have not rather that aspect of not being seen for the first time which is projected over them by an illusion, a subdivision (for duplication would not be a strong enough term).
Sans doute, puisque j′avais des doutes sur la vie, sur la mort d′Albertine, j′aurais dû depuis bien longtemps me livrer à des enquêtes, mais la même fatigue, la même lâcheté qui m′avaient fait me soumettre à Albertine quand elle était là, m′empêchaient de rien entreprendre depuis que je ne la voyais plus. Et pourtant de la faiblesse traînée pendant des années un éclair d′énergie surgit parfois. Je me décidai à cette enquête, au moins toute naturelle. On eût dit qu′il n′y eût rien eu d′autre dans toute la vie d′Albertine. Je me demandais qui je pourrais bien envoyer tenter une enquête sur place, à Balbec. Aimé me parut bien choisi. Outre qu′il connaissait admirablement les lieux, il appartenait à cette catégorie de gens du peuple soucieux de leur intérêt, fidèles à ceux qu′ils servent, indifférents à toute espèce de morale et dont — parce que, si nous les payons bien, dans leur obéissance à notre volonté ils suppriment tout ce qui l′entraverait d′une manière ou de l′autre, se montrant aussi incapables d′indiscrétion, de mollesse ou d′improbité que dépourvus de scrupules — nous disons : « Ce sont de braves gens. » En ceux-là nous pouvons avoir une confiance absolue. Quand Aimé fut parti, je pensai combien il eût mieux valu que ce qu′il allait essayer d′apprendre là-bas, je pusse le demander maintenant à Albertine elle-même. Et aussitôt l′idée de cette question que j′aurais voulu, qu′il me semblait que j′allais lui poser, ayant amené Albertine à mon côté — non grâce à un effort de résurrection mais comme par le hasard d′une de ces rencontres qui, comme cela se passe dans les photographies qui ne sont pas « posées », dans les instantanés, laissent toujours la personne plus vivante — en même temps que j′imaginais notre conversation j′en sentais l′impossibilité ; je venais d′aborder par une nouvelle face cette idée qu′Albertine était morte, Albertine qui m′inspirait cette tendresse qu′on a pour les absentes dont la vue ne vient pas rectifier l′image embellie, inspirant aussi la tristesse que cette absence fût éternelle et que la pauvre petite fût privée à jamais de la douceur de la vie. Et aussitôt, par un brusque déplacement, de la torture de la jalousie je passais au désespoir de la séparation.
Of course, since I entertained doubts as to the life, the death of Albertine, I ought long since to have begun to make inquiries, but the same weariness, the same cowardice which had made me give way to Albertine when she was with me prevented me from undertaking anything since I had ceased to see her. And yet from a weakness that had dragged on for years on end, a flash of energy sometimes emerged. I decided to make this investigation which, after all, was perfectly natural. One would have said that nothing else had occurred in Albertine′s whole life. I asked myself whom I could best send down to make inquiries on the spot, at Balbec. Aimé seemed to me to be a suitable person. Apart from his thorough knowledge of the place, he belonged to that category of plebeian folk who have a keen eye to their own advantage, are loyal to those whom they serve, indifferent to any thought of morality, and of whom — because, if we pay them well, in their obedience to our will, they suppress everything that might in one way or another go against it, shewing themselves as incapable of indiscretion, weakness or dishonesty as they are devoid of scruples — we say: “They are good fellows.” In such we can repose an absolute confidence. When Aimé had gone, I thought how much more to the point it would have been if, instead of sending him down to try to discover something there, I had now been able to question Albertine herself. And at once the thought of this question which I would have liked, which it seemed to me that I was about to put to her, having brought Albertine into my presence — not thanks to an effort of resurrection but as though by one of those chance encounters which, as is the case with photographs that are not posed, with snapshots, always make the person appear more alive — at the same time in which I imagined our conversation, I felt how impossible it was; I had just approached a fresh aspect of the idea that Albertine was dead, Albertine who inspired in me that affection which we have for the absent the sight of whom does not come to correct the embellished image, inspiring also sorrow that this absence must be eternal and that the poor child should be deprived for ever of the joys of life. And immediately, by an abrupt change of mood, from the torments of jealousy I passed to the despair of separation.
Ce qui remplissait mon cœur maintenant était, au lieu de haineux soupçons, le souvenir attendri des heures de tendresse confiante passées avec la sœur que la mort m′avait réellement fait perdre, puisque mon chagrin se rapportait, non à ce qu′Albertine avait été pour moi, mais à ce que mon cœur désireux de participer aux émotions les plus générales de l′amour m′avait peu à peu persuadé qu′elle était ; alors je me rendais compte que cette vie qui m′avait tant ennuyé — du moins je le croyais — avait été au contraire délicieuse ; aux moindres moments passés à parler avec elle de choses même insignifiantes, je sentais maintenant qu′était ajoutée, amalgamée une volupté qui alors n′avait, il est vrai, pas été perçue par moi, mais qui était déjà cause que ces moments-là je les avais toujours si persévéramment recherchés à l′exclusion de tout le reste ; les moindres incidents que je me rappelais, un mouvement qu′elle avait fait en voiture auprès de moi, ou pour s′asseoir en face de moi dans sa chambre, propageaient dans mon âme un remous de douceur et de tristesse qui de proche en proche la gagnait tout entière.
What filled my heart now was, in the place of odious suspicions, the affectionate memory of hours of confiding tenderness spent with the sister whom death had really made me lose, since my grief was related not to what Albertine had been to me, but to what my heart, anxious to participate in the most general emotions of love, had gradually persuaded me that she was; then I became aware that the life which had bored me so — so, at least, I thought — had been on the contrary delicious, to the briefest moments spent in talking to her of things that were quite insignificant, I felt now that there was added, amalgamated a pleasure which at the time had not — it is true — been perceived by me, but which was already responsible for making me turn so perseveringly to those moments to the exclusion of any others; the most trivial incidents which I recalled, a movement that she had made in the carriage by my side, or to sit down facing me in my room, dispersed through my spirit an eddy of sweetness and sorrow which little by little overwhelmed it altogether.
Cette chambre où nous dînions ne m′avait jamais paru jolie, je disais seulement qu′elle l′était à Albertine pour que mon amie fût contente d′y vivre. Maintenant les rideaux, les sièges, les livres avaient cessé de m′être indifférents. L′art n′est pas seul à mettre du charme et du mystère dans les choses les plus insignifiantes ; ce même pouvoir de les mettre en rapport intime avec nous est dévolu aussi à la douleur. Au moment même je n′avais prêté aucune attention à ce dîner que nous avions fait ensemble au retour du Bois, avant que j′allasse chez les Verdurin, et vers la beauté, la grave douceur duquel[sic] je tournais maintenant des yeux pleins de larmes. Une impression de l′amour est hors de proportion avec les autres impressions de la vie, mais ce n′est pas perdue au milieu d′elles qu′on peut s′en rendre compte. Ce n′est pas d′en bas, dans le tumulte de la rue et la cohue des maisons avoisinantes, c′est quand on s′est éloigné que des pentes d′un coteau voisin, à une distance où toute la ville a disparu, ou ne forme plus au ras de terre qu′un amas confus, qu′on peut, dans le recueillement de la solitude et du soir, évaluer, unique, persistante et pure, la hauteur d′une cathédrale. Je tâchais d′embrasser l′image d′Albertine à travers mes larmes en pensant à toutes les choses sérieuses et justes qu′elle avait dites ce soir-là.
This room in which we used to dine had never seemed to me attractive, I had told Albertine that it was attractive merely in order that my mistress might be content to live in it. Now the curtains, the chairs, the books, had ceased to be unimportant. Art is not alone in imparting charm and mystery to the most insignificant things; the same power of bringing them into intimate relation with ourselves is committed also to grief. At the moment I had paid no attention to the dinner which we had eaten together after our return from the Bois, before I went to the Verdurins′, and towards the beauty, the solemn sweetness of which I now turned, my eyes filled with tears. An impression of love is out of proportion to the other impressions of life, but it is not when it is lost in their midst that we can take account of it. It is not from its foot, in the tumult of the street and amid the thronging houses, it is when we are far away, that from the slope of a neighbouring hill, at a distance from which the whole town has disappeared, or appears only as a confused mass upon the ground, we can, in the calm detachment of solitude and dusk, appreciate, unique, persistent and pure, the height of a cathedral. I tried to embrace the image of Albertine through my tears as I thought of all the serious and sensible things that she had said that evening.
Un matin je crus voir la forme oblongue d′une colline dans le brouillard, sentir la chaleur d′une tasse de chocolat, pendant que m′étreignait horriblement le cœur ce souvenir de l′après-midi où Albertine était venue me voir et où je l′avais embrassée pour la première fois : c′est que je venais d′entendre le hoquet du calorifère à eau qu′on venait de rallumer. Et je jetai avec colère une invitation que Françoise apporta de Mme Verdurin ; combien l′impression que j′avais eue, en allant dîner pour la première fois à la Raspelière, que la mort ne frappe pas tous les êtres au même âge s′imposait à moi avec plus de force maintenant qu′Albertine était morte, si jeune, et que Brichot continuait à dîner chez Mme Verdurin qui recevait toujours et recevrait peut-être pendant beaucoup d′années encore. Aussitôt ce nom de Brichot me rappela la fin de cette même soirée où il m′avait reconduit, où j′avais vu d′en bas la lumière de la lampe d′Albertine. J′y avais déjà repensé d′autres fois, mais je n′avais pas abordé le souvenir par le même côté. Alors, en pensant au vide que je trouverais maintenant en rentrant chez moi, que je ne verrais plus d′en bas la chambre d′Albertine d′où la lumière s′était éteinte à jamais, je compris combien ce soir où, en quittant Brichot, j′avais cru éprouver de l′ennui, du regret de ne pouvoir aller me promener et faire l′amour ailleurs, je compris combien je m′étais trompé, et que c′était seulement parce que le trésor dont les reflets venaient d′en haut jusqu′à moi, je m′en croyais la possession entièrement assurée, que j′avais négligé d′en calculer la valeur, ce qui faisait qu′il me paraissait forcément inférieur à des plaisirs, si petits qu′ils fussent, mais que, cherchant à les imaginer, j′évaluais. Je compris combien cette lumière qui me semblait venir d′une prison contenait pour moi de plénitude, de vie et de douceur, et qui n′était que la réalisation de ce qui m′avait un instant enivré, puis paru à jamais impossible : je comprenais que cette vie que j′avais menée à Paris dans un chez moi qui était son chez elle, c′était justement la réalisation de cette paix profonde que j′avais rêvée le soir où Albertine avait couché sous le même toit que moi, à Balbec. La conversation que j′avais eue avec Albertine en rentrant du Bois avant cette dernière soirée Verdurin, je ne me fusse pas consolé qu′elle n′eût pas eu lieu, cette conversation qui avait un peu mêlé Albertine à la vie de mon intelligence et en certaines parcelles nous avait faits identiques l′un à l′autre. Car sans doute son intelligence, sa gentillesse pour moi, si j′y revenais avec attendrissement, ce n′est pas qu′elles eussent été plus grandes que celles d′autres personnes que j′avais connues. Mme de Cambremer ne m′avait-elle pas dit à Balbec : « Comment ! vous pourriez passer vos journées avec Elstir qui est un homme de génie et vous les passez avec votre cousine ! » L′intelligence d′Albertine me plaisait parce que, par association, elle éveillait en moi ce que j′appelais sa douceur, comme nous appelons douceur d′un fruit une certaine sensation qui n′est que dans notre palais. Et de fait, quand je pensais à l′intelligence d′Albertine, mes lèvres s′avançaient instinctivement et goûtaient un souvenir dont j′aimais mieux que la réalité me fût extérieure et consistât dans la supériorité objective d′un être. Il est certain que j′avais connu des personnes d′intelligence plus grande. Mais l′infini de l′amour, ou son égoî²e, fait que les êtres que nous aimons sont ceux dont la physionomie intellectuelle et morale est pour nous le moins objectivement définie, nous les retouchons sans cesse au gré de nos désirs et de nos craintes, nous ne les séparons pas de nous, ils ne sont qu′un lieu immense et vague où s′extériorisent nos tendresses. Nous n′avons pas de notre propre corps, où affluent perpétuellement tant de malaises et de plaisirs, une silhouette aussi nette que celle d′un arbre, ou d′une maison, ou d′un passant. Et ç′avait peut-être été mon tort de ne pas chercher davantage à connaître Albertine en elle-même. De même qu′au point de vue de son charme, je n′avais longtemps considéré que les positions différentes qu′elle occupait dans mon souvenir dans le plan des années, et que j′avais été surpris de voir qu′elle s′était spontanément enrichie de modifications qui ne tenaient pas qu′à la différence des perspectives, de même j′aurais dû chercher à comprendre son caractère comme celui d′une personne quelconque et peut-être, m′expliquant alors pourquoi elle s′obstinait à me cacher son secret, j′aurais évité de prolonger entre nous, avec cet acharnement étrange, ce conflit qui avait amené la mort d′Albertine. Et j′avais alors, avec une grande pitié d′elle, la honte de lui survivre. Il me semblait, en effet, dans les heures où je souffrais le moins, que je bénéficiais en quelque sorte de sa mort, car une femme est d′une plus grande utilité pour notre vie si elle y est, au lieu d′un élément de bonheur, un instrument de chagrin, et il n′y en a pas une seule dont la possession soit aussi précieuse que celle des vérités qu′elle nous découvre en nous faisant souffrir. Dans ces moments-là, rapprochant la mort de ma grand′mère et celle d′Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d′un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner. J′avais rêvé d′être compris d′Albertine, de ne pas être méconnu par elle, croyant que c′était pour le grand bonheur d′être compris, de ne pas être méconnu, alors que tant d′autres eussent mieux pu le faire. On désire être compris parce qu′on désire être aimé, et on désire être aimé parce qu′on aime. La compréhension des autres est indifférente et leur amour importun. Ma joie d′avoir possédé un peu de l′intelligence d′Albertine et de son cœur ne venait pas de leur valeur intrinsèque, mais de ce que cette possession était un degré de plus dans la possession totale d′Albertine, possession qui avait été mon but et ma chimère depuis le premier jour où je l′avais vue. Quand nous parlons de la « gentillesse » d′une femme nous ne faisons peut-être que projeter hors de nous le plaisir que nous éprouvons à la voir, comme les enfants quand ils disent : « Mon cher petit lit, mon cher petit oreiller, mes chères petites aubépines. » Ce qui explique, par ailleurs, que les hommes ne disent jamais d′une femme qui ne les trompe pas : « Elle est si gentille » et le disent si souvent d′une femme par qui ils sont trompés. Mme de Cambremer trouvait avec raison que le charme spirituel d′Elstir était plus grand. Mais nous ne pouvons pas juger de la même façon celui d′une personne qui est, comme toutes les autres, extérieure à nous, peinte à l′horizon de notre pensée, et celui d′une personne qui, par suite d′une erreur de localisation consécutive à certains accidents mais tenace, s′est logée dans notre propre corps au point que de nous demander rétrospectivement si elle n′a pas regardé une femme un certain jour dans le couloir d′un petit chemin de fer maritime nous fait éprouver les mêmes souffrances qu′un chirurgien qui chercherait une balle dans notre cœur. Un simple croissant, mais que nous mangeons, nous fait éprouver plus de plaisir que tous les ortolans, lapereaux et bartavelles qui furent servis à Louis XV, et la pointe de l′herbe qui à quelques centimètres frémit devant notre œil, tandis que nous sommes couchés sur la montagne, peut nous cacher la vertigineuse aiguille d′un sommet si celui-ci est distant de plusieurs lieues.
One morning I thought that I could see the oblong shape of a hill swathed in mist, that I could taste the warmth of a cup of chocolate, while my heart was horribly wrung by the memory of that afternoon on which Albertine had come to see me and I had kissed her for the first time: the fact was that I had just heard the hiccough of the hot-water pipes, the furnace having just been started. And I flung angrily away an invitation which Françoise brought me from Mme. Verdurin; how the impression that I had felt when I went to dine for the first time at la Raspelière, that death does not strike us all at the same age, overcame me with increased force now that Albertine was dead, so young, while Brichot continued to dine with Mme. Verdurin who was still entertaining and would perhaps continue to entertain for many years to come. At once the name of Brichot recalled to me the end of that evening party when he had accompanied me home, when I had seen from the street the light of Albertine′s lamp. I had already thought of it upon many occasions, but I had not approached this memory from the same angle. Then when I thought of the void which I should now find upon returning home, that I should never again see from the street Albertine′s room, the light in which was extinguished for ever, I realised how, that evening, in parting from Brichot, I had thought that I was bored, that I regretted my inability to stroll about the streets and make love elsewhere, I realised how greatly I had been mistaken, that it was only because the treasure whose reflexions came down to me in the street had seemed to be entirely in my possession that I had failed to calculate its value, which meant that it seemed to me of necessity inferior to pleasures, however slight, of which however, in seeking to imagine them, I enhanced the value. I realised how much that light which had seemed to me to issue from a prison contained for me of fulness, of life and sweetness, all of which was but the realisation of what had for a moment intoxicated me and had then seemed for ever impossible: I began to understand that this life which I had led in Paris in a home which was also her home, was precisely the realisation of that profound peace of which I had dreamed on the night when Albertine had slept under the same roof as myself, at Balbec. The conversation which I had had with Albertine after our return from the Bois before that party at the Verdurins′, I should not have been consoled had it never occurred, that conversation which had to some extent introduced Albertine into my intellectual life and in certain respects had made us one. For no doubt if I returned with melting affection to her intelligence, to her kindness to myself, it was not because they were any greater than those of other persons whom I had known. Had not Mme. de Cambremer said to me at Balbec: “What! You might be spending your days with Elstir, who is a genius, and you spend them with your cousin!” Albertine′s intelligence pleased me because, by association, it revived in me what I called its sweetness as we call the sweetness of a fruit a certain sensation which exists only in our palate. And in fact, when I thought of Albertine′s intelligence, my lips instinctively protruded and tasted a memory of which I preferred that the reality should remain external to me and should consist in the objective superiority of another person. There could be no denying that I had known people whose intelligence was greater. But the infinitude of love, or its egoism, has the result that the people whom we love are those whose intellectual and moral physiognomy is least defined objectively in our eyes, we alter them incessantly to suit our desires and fears, we do not separate them from ourselves: they are only a vast and vague place in which our affections take root. We have not of our own body, into which flow perpetually so many discomforts and pleasures, as clear an outline as we have of a tree or house, or of a passer-by. And where I had gone wrong was perhaps in not making more effort to know Albertine in herself. Just as, from the point of view of her charm, I had long considered only the different positions that she occupied in my memory in the procession of years, and had been surprised to see that she had been spontaneously enriched with modifications which were due merely to the difference of perspective, so I ought to have sought to understand her character as that of an ordinary person, and thus perhaps, finding an explanation of her persistence in keeping her secret from me, might have averted the continuance between us, with that strange desperation, of the conflict which had led to the death of Albertine. And I then felt, with an intense pity for her, shame at having survived her. It seemed to me indeed, in the hours when I suffered least, that I had derived a certain benefit from her death, for a woman is of greater service to our life if she is in it, instead of being an element of happiness, an instrument of sorrow, and there is not a woman in the world the possession of whom is as precious as that of the truths which she reveals to us by causing us to suffer. In these moments, thinking at once of my grandmother′s death and of Albertine′s, it seemed to me that my life was stained with a double murder from which only the cowardice of the world could absolve me. I had dreamed of being understood by Albertine, of not being scorned by her, thinking that it was for the great happiness of being understood, of not being scorned, when so many other people might have served me better. We wish to be understood, because we wish to be loved, and we wish to be loved because we are in love. The understanding of other people is immaterial and their love importunate. My joy at having possessed a little of Albertine′s intelligence and of her heart arose not from their intrinsic worth, but from the fact that this possession was a stage farther towards the complete possession of Albertine, a possession which had been my goal and my chimera, since the day on which I first set eyes on her. When we speak of the ‘kindness′ of a woman, we do no more perhaps than project outside ourselves the pleasure that we feel in seeing her, like children when they say: “My dear little bed, my dear little pillow, my dear little hawthorns.” Which explains incidentally why men never say of a woman who is not unfaithful to them: “She is so kind,” and say it so often of a woman by whom they are betrayed. Mme. de Cambremer was right in thinking that Elstir′s intellectual charm was greater. But we cannot judge in the same way the charm of a person who is, like everyone else, exterior to ourselves, painted upon the horizon of our mind, and that of a person who, in consequence of an error in localisation which has been due to certain accidents but is irreparable, has lodged herself in our own body so effectively that the act of asking ourselves in retrospect whether she did not look at a woman on a particular day in the corridor of a little seaside railway-tram makes us feel the same anguish as would a surgeon probing for a bullet in our heart. A simple crescent of bread, but one which we are eating, gives us more pleasure than all the ortolans, young rabbits and barbavelles that were set before Louis XV and the blade of grass which, a few inches away, quivers before our eye, while we are lying upon the mountain-side, may conceal from us the sheer summit of another peak, if it is several miles away.
D′ailleurs notre tort n′est pas de priser l′intelligence, la gentillesse d′une femme que nous aimons, si petites que soient celles-ci. Notre tort est de rester indifférent à la gentillesse, à l′intelligence des autres. Le mensonge ne recommence à nous causer l′indignation, et la bonté la reconnaissance qu′ils devraient toujours exciter en nous, que s′ils viennent d′une femme que nous aimons, et le désir physique a ce merveilleux pouvoir de rendre son prix à l′intelligence et des bases solides à la vie morale. Jamais je ne retrouverais cette chose divine : un être avec qui je pusse causer de tout, à qui je pusse me confier. Me confier ? Mais d′autres êtres ne me montraient-ils pas plus de confiance qu′Albertine ? Avec d′autres n′avais-je pas des causeries plus étendues ? C′est que la confiance, la conversation, choses médiocres, qu′importe qu′elles soient plus ou moins imparfaites, si s′y mêle seulement l′amour, qui seul est divin. Je revoyais Albertine s′asseyant à son pianola, rose sous ses cheveux noirs ; je sentais, sur mes lèvres qu′elle essayait d′écarter, sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte dont la flamme et la rosée secrètes faisaient que, même quand Albertine la faisait seulement glisser à la surface de mon cou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en quelque sorte faites par l′intérieur de sa chair, extériorisé comme une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient, même dans les attouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d′une pénétration.
Furthermore, our mistake is our failure to value the intelligence, the kindness of a woman whom we love, however slight they may be. Our mistake is our remaining indifferent to the kindness, the intelligence of others. Falsehood begins to cause us the indignation, and kindness the gratitude which they ought always to arouse in us, only if they proceed from a woman with whom we are in love, and bodily desire has the marvellous faculty of restoring its value to intelligence and a solid base to the moral life. Never should I find again that divine thing, a person with whom I might talk freely of everything, in whom I might confide. Confide? But did not other people offer me greater confidence than Albertine? Had I not had with others more unrestricted conversations? The fact is that confidence, conversation, trivial things in themselves, what does it matter whether they are more or less imperfect, if only there enters into them love, which alone is divine. I could see Albertine now, seated at her pianola, rosy beneath her dark hair, I could feel, against my lips which she was trying to part, her tongue, her motherly, inedible, nourishing and holy tongue whose secret flame and dew meant that even when Albertine let it glide over the surface of my throat or stomach, those caresses, superficial but in a sense offered by her inmost flesh, turned outward like a cloth that is turned to shew its lining, assumed even in the most external touches as it were the mysterious delight of a penetration.
Tous ces instants si doux que rien ne me rendrait jamais, je ne peux même pas dire que ce que me faisait éprouver leur perte fût du désespoir. Pour être désespérée, cette vie qui ne pourra plus être que malheureuse, il faut encore y tenir. J′étais désespéré à Balbec quand j′avais vu se lever le jour et que j′avais compris que plus un seul ne pourrait être heureux pour moi. J′étais resté aussi égoî²´e depuis lors, mais le « moi » auquel j′étais attaché maintenant, le « moi » qui constituait ces vives réserves qui mettait en jeu l′instinct de conservation, ce « moi » n′était plus dans la vie ; quand je pensais à mes forces, à ma puissance vitale, à ce que j′avais de meilleur, je pensais à certain trésor que j′avais possédé (que j′avais été seul à posséder puisque les autres ne pouvaient connaître exactement le sentiment, caché en moi, qu′il m′avait inspiré) et que personne ne pouvait plus m′enlever puisque je ne le possédais plus.
All these so pleasant moments which nothing would ever restore to me again, I cannot indeed say that what made me feel the loss of them was despair. To feel despair, we must still be attached to that life which could end only in disaster. I had been in despair at Balbec when I saw the day break and realised that none of the days to come could ever be a happy day for me, I had remained fairly selfish since then, but the self to which I was now attached, the self which constituted those vital reserves that were set in action by the instinct of self-preservation, this self was no longer alive; when I thought of my strength, of my vital force, of the best elements in myself, I thought of a certain treasure which I had possessed (which I had been alone in possessing since other people could not know exactly the sentiment, concealed in myself, which it had inspired in me) and which no one could ever again take from me since I possessed it no longer.
Et, à vrai dire, je ne l′avais jamais possédé que parce que j′avais voulu me figurer que je le possédais. Je n′avais pas commis seulement l′imprudence, en regardant Albertine et en la logeant dans mon cœur, de la faire vivre au dedans de moi, ni cette autre imprudence de mêler un amour familial au plaisir des sens. J′avais voulu aussi me persuader que nos rapports étaient l′amour, que nous pratiquions mutuellement les rapports appelés amour, parce qu′elle me donnait docilement les baisers que je lui donnais, et, pour avoir pris l′habitude de le croire, je n′avais pas perdu seulement une femme que j′aimais mais une femme qui m′aimait, ma sœur, mon enfant, ma tendre maîtresse. Et, en somme, j′avais eu un bonheur et un malheur que Swann n′avait pas connus, car justement, tout le temps qu′il avait aimé Odette et en avait été si jaloux, il l′avait à peine vue, pouvant si difficilement, à certains jours où elle le décommandait au dernier moment, aller chez elle. Mais après il l′avait eue à lui, devenue sa femme, et jusqu′à ce qu′il mourût. Moi, au contraire, tandis que j′étais si jaloux d′Albertine, plus heureux que Swann je l′avais eue chez moi. J′avais réalisé en vérité ce que Swann avait rêvé si souvent et qu′il n′avait réalisé matériellement que quand cela lui était indifférent. Mais enfin Albertine, je ne l′avais pas gardée comme il avait gardé Odette. Elle s′était enfuie, elle était morte. Car jamais rien ne se répète exactement et les existences les plus analogues et que, grâce à la parenté des caractères et à la similitude des circonstances, on peut choisir pour les présenter comme symétriques l′une à l′autre restent en bien des points opposées.
And, to tell the truth, when I had ever possessed it, it had been only because I had liked to think of myself as possessing it. I had not merely committed the imprudence, when I cast my eyes upon Albertine and lodged her in my heart, of making her live within me, nor that other imprudence of combining a domestic affection with sensual pleasure. I had sought also to persuade myself that our relations were love, that we were mutually practising the relations that are called love, because she obediently returned the kisses that I gave her, and, having come in time to believe this, I had lost not merely a woman whom I loved but a woman who loved me, my sister, my child, my tender mistress. And in short, I had received a blessing and a curse which Swann had not known, for after all during the whole of the time in which he had been in love with Odette and had been so jealous of her, he had barely seen her, having found it so difficult, on certain days when she put him off at the last moment, to gain admission to her. But afterwards he had had her to himself, as his wife, and until the day of his death. I, on the contrary, while I was so jealous of Albertine, more fortunate than Swann, had had her with me in my own house. I had realised as a fact the state of which Swann had so often dreamed and which he did not realise materially until it had ceased to interest him. But after all I had not managed to keep Albertine as he had kept Odette. She had fled from me, she was dead. For nothing is ever repeated exactly, and the most analogous lives which, thanks to the kinship of the persons and the similarity of the circumstances, we may select in order to represent them as symmetrical, remain in many respects opposite.
En perdant la vie je n′aurais pas perdu grand′chose ; je n′aurais plus perdu qu′une forme vide, le cadre vide d′un chef-d′œuvre. Indifférent à ce que je pouvais désormais y faire entrer, mais heureux et fier de penser à ce qu′il avait contenu, je m′appuyais au souvenir de ces heures si douces, et ce soutien moral me communiquait un bien-être que l′approche même de la mort n′aurait pas rompu.
By losing my life I should not have lost very much; I should have lost now only an empty form, the empty frame of a work of art. Indifferent as to what I might in the future put in it, but glad and proud to think of what it had contained, I dwelt upon the memory of those so pleasant hours, and this moral support gave me a feeling of comfort which the approach of death itself would not have disturbed.
Comme elle accourait vite me voir, à Balbec, quand je la faisais chercher, se retardant seulement à verser de l′odeur dans ses cheveux pour me plaire ! Ces images de Balbec et de Paris, que j′aimais ainsi à revoir, c′étaient les pages encore si récentes, et si vite tournées, de sa courte vie. Tout cela, qui n′était pour moi que souvenir, avait été pour elle action, action précipités, comme celle d′une tragédie, vers une mort rapide. Les êtres ont un développement en nous, mais un autre hors de nous (je l′avais bien senti dans ces soirs où je remarquais en Albertine un enrichissement de qualités qui ne tenait pas qu′à ma mémoire) et qui ne laissent pas d′avoir des réactions l′un sur l′autre. J′avais eu beau, en cherchant à connaître Albertine, puis à la posséder tout entière, n′obéir qu′au besoin de réduire par l′expérience à des éléments mesquinement semblables à ceux de notre « moi » le mystère de tout être, je ne l′avais pu sans influer à mon tour sur la vie d′Albertine. Peut-être ma fortune, les perspectives d′un brillant mariage l′avaient attirée ; ma jalousie l′avait retenue ; sa bonté, ou son intelligence, ou le sentiment de sa culpabilité, ou les adresses de sa ruse, lui avaient fait accepter, et m′avaient amené à rendre de plus en plus dure une captivité forgée simplement par le développement interne de mon travail mental, mais qui n′en avait pas moins eu sur la vie d′Albertine des contre-coups destinés eux-mêmes à poser, par choc en retour, des problèmes nouveaux et de plus en plus douloureux à ma psychologie, puisque de ma prison elle s′était évadée pour aller se tuer sur un cheval que sans moi elle n′eût pas possédé, en me laissant, même morte, des soupçons dont la vérification, si elle devait venir, me serait peut-être plus cruelle que la découverte, à Balbec, qu′Albertine avait connu Mlle Vinteuil, puisque Albertine ne serait plus là pour m′apaiser. Si bien que cette longue plainte de l′âme qui croit vivre enfermée en elle-même n′est un monologue qu′en apparence, puisque les échos de la réalité la font dévier et que telle vie est comme un essai de psychologie subjective spontanément poursuivi, mais qui fournit à quelque distance son « action » au roman purement réaliste d′une autre réalité, d′une autre existence, dont à leur tour les péripéties viennent infléchir la courbe et changer la direction de l′essai psychologique. Comme l′engrenage avait été serré, comme l′évolution de notre amour avait été rapide et, malgré quelques retardements, interruptions et hésitations du début, comme dans certaines nouvelles de Balzac ou quelques ballades de Schumann, le dénouement précipité ! C′est dans le cours de cette dernière année, longue pour moi comme un siècle — tant Albertine avait changé de positions par rapport à ma pensée depuis Balbec jusqu′à son départ de Paris, et aussi, indépendamment de moi et souvent à mon insu, changé en elle-même — qu′il fallait placer toute cette bonne vie de tendresse qui avait si peu duré et qui pourtant m′apparaissait avec une plénitude, presque une immensité, à jamais impossible et pourtant qui m′était indispensable. Indispensable sans avoir peut-être été en soi et tout d′abord quelque chose de nécessaire, puisque je n′aurais pas connu Albertine si je n′avais pas lu dans un traité d′archéologie la description de l′église de Balbec ; si Swann, en me disant que cette église était presque persane, n′avait pas orienté mes désirs vers le normand byzantin ; si une société de palaces, en construisant à Balbec un hôtel hygiénique et confortable, n′avait pas décidé mes parents à exaucer mon souhait et à m′envoyer à Balbec. Certes, en ce Balbec depuis si longtemps désiré, je n′avais pas trouvé l′église persane que je rêvais ni les brouillards éternels. Le beau train d′une heure trente-cinq lui-même n′avait pas répondu à ce que je m′en figurais. Mais, en échange de ce que l′imagination laisse attendre et que nous nous donnons inutilement tant de peine pour essayer de découvrir, la vie nous donne quelque chose que nous étions bien loin d′imaginer. Qui m′eût dit à Combray, quand j′attendais le bonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces anxiétés guériraient, puis renaîtraient un jour, non pour ma mère, mais pour une jeune fille qui ne serait d′abord, sur l′horizon de la mer, qu′une fleur que mes yeux seraient chaque jour sollicités de venir regarder, mais une fleur pensante et dans l′esprit de qui je souhaitais si puérilement de tenir une grande place, que je souffrirais qu′elle ignorât que je connaissais Mme de Villeparisis. Oui, c′est le bonsoir, le baiser d′une telle étrangère pour lequel, au bout de quelques années, je devais souffrir autant qu′enfant quand ma mère ne devait pas venir me voir. Or cette Albertine si nécessaire, de l′amour de qui mon âme était maintenant presque uniquement composée, si Swann ne m′avait pas parlé de Balbec je ne l′aurais jamais connue. Sa vie eût peut-être été plus longue, la mienne aurait été dépourvue de ce qui en faisait maintenant le martyre. Et ainsi il me semblait que, par ma tendresse uniquement égoî²´e, j′avais laissé mourir Albertine comme j′avais assassiné ma grand′mère. Même plus tard, même l′ayant déjà connue à Balbec, j′aurais pu ne pas l′aimer comme je fis ensuite. Quand je renonçai à Gilberte et savais que je pourrais aimer un jour une autre femme, j′osais à peine avoir un doute si en tous cas pour le passé je n′eusse pu aimer que Gilberte. Or pour Albertine je n′avais même plus de doute, j′étais sûr que ç′aurait pu ne pas être elle que j′eusse aimée, que c′eût pu être une autre. Il eût suffi pour cela que Mlle de Stermaria, le soir où je devais dîner avec elle dans l′île du Bois, ne se fût pas décommandée. Il était encore temps alors, et c′eût été pour Mlle de Stermaria que se fût exercée cette activité de l′imagination qui nous fait extraire d′une femme une telle notion de l′individuel qu′elle nous paraît unique en soi et pour nous prédestinée et nécessaire. Tout au plus, en me plaçant à un point de vue presque physiologique, pouvais-je dire que j′aurais pu avoir ce même amour exclusif pour une autre femme, mais non pour toute autre femme. Car Albertine, grosse et brune, ne ressemblait pas à Gilberte, élancée et rousse, mais pourtant elles avaient la même étoffe de santé, et dans les mêmes joues sensuelles toutes les deux un regard dont on saisissait difficilement la signification. C′étaient de ces femmes que n′auraient pas regardées des hommes qui de leur côté auraient fait des folies pour d′autres qui « ne me disaient rien ». Je pouvais presque croire que la personnalité sensuelle et volontaire de Gilberte avait émigré dans le corps d′Albertine, un peu différent, il est vrai, mais présentant, maintenant que j′y réfléchissais après coup, des analogies profondes. Un homme a presque toujours la même manière de s′enrhumer, de tomber malade, c′est-à-dire qu′il lui faut pour cela un certain concours de circonstances ; il est naturel que quand il devient amoureux ce soit à propos d′un certain genre de femmes, genre d′ailleurs très étendu. Les premiers regards d′Albertine qui m′avaient fait rêver n′étaient pas absolument différents des premiers regards de Gilberte. Je pouvais presque croire que l′obscure personnalité, la sensualité, la nature volontaire et rusée de Gilberte étaient revenues me tenter, incarnées cette fois dans le corps d′Albertine, tout autre et non pourtant sans analogies. Pour Albertine, grâce à une vie toute différente ensemble et où n′avait pu se glisser, dans un bloc de pensées où une douloureuse préoccupation maintenait une cohésion permanente, aucune fissure de distraction et d′oubli, son corps vivant n′avait point, comme celui de Gilberte, cessé un jour d′être celui où je trouvais ce que je reconnaissais après coup être pour moi (et qui n′eût pas été pour d′autres) les attraits féminins. Mais elle était morte. Je l′oublierais. Qui sait si alors les mêmes qualités de sang riche, de rêverie inquiète ne reviendraient pas un jour jeter le trouble en moi, mais incarnées cette fois en quelle forme féminine, je ne pouvais le prévoir. À l′aide de Gilberte j′aurais pu aussi peu me figurer Albertine, et que je l′aimerais, que le souvenir de la sonate de Vinteuil ne m′eût permis de me figurer son septuor. Bien plus, même les premières fois où j′avais vu Albertine, j′avais pu croire que c′était d′autres que j′aimerais. D′ailleurs, elle eût même pu me paraître, si je l′avais connue une année plus tôt, aussi terne qu′un ciel gris où l′aurore n′est pas levée. Si j′avais changé à son égard, elle-même avait changé aussi, et la jeune fille qui était venue vers mon lit le jour où j′avais écrit à Mlle de Stermaria n′était plus la même que j′avais connue à Balbec, soit simple explosion de la femme qui apparaît au moment de la puberté, soit par suite de circonstances que je n′ai jamais pu connaître. En tous cas, même si celle que j′aimerais un jour devait dans une certaine mesure lui ressembler, c′est-à-dire si mon choix d′une femme n′était pas entièrement libre, cela faisait tout de même que, dirigé d′une façon peut-être nécessaire, il l′était sur quelque chose de plus vaste qu′un individu, sur un genre de femmes, et cela ôtait toute nécessité à mon amour pour Albertine. La femme dont nous avons le visage devant nous plus constamment que la lumière elle-même, puisque, même les yeux fermés, nous ne cessons pas un instant de chérir ses beaux yeux, son beau nez, d′arranger tous les moyens pour les revoir, cette femme unique, nous savons bien que c′eût été une autre qui l′eût été pour nous si nous avions été dans une autre ville que celle où nous l′avons rencontrée, si nous nous étions promenés dans d′autres quartiers, si nous avions fréquenté un autre salon. Unique, croyons-nous ? elle est innombrable. Et pourtant elle est compacte, indestructible devant nos yeux qui l′aiment, irremplaçable pendant très longtemps par une autre. C′est que cette femme n′a fait que susciter par des sortes d′appels magiques mille éléments de tendresse existant en nous à l′état fragmentaire et qu′elle a assemblés, unis, effaçant toute cassure entre eux, c′est nous-même qui en lui donnant ses traits avons fourni toute la matière solide de la personne aimée. De là vient que, même si nous ne sommes qu′un entre mille pour elle et peut-être le dernier de tous, pour nous elle est la seule et celle vers qui tend toute notre vie. Certes même, j′avais bien senti que cet amour n′était pas nécessaire, non seulement parce qu′il eût pu se former avec Mlle de Stermaria, mais même sans cela, en le connaissant lui-même, en le retrouvant trop pareil à ce qu′il avait été pour d′autres, et aussi en le sentant plus vaste qu′Albertine, l′enveloppant, ne la connaissant pas, comme une marée autour d′un mince brisant. Mais peu à peu, à force de vivre avec Albertine, les chaînes que j′avais forgées moi-même, je ne pouvais plus m′en dégager ; l′habitude d′associer la personne d′Albertine au sentiment qu′elle n′avait pas inspiré me faisait pourtant croire qu′il était spécial à elle, comme l′habitude donne à la simple association d′idées entre deux phénomènes, à ce que prétend une certaine école philosophique, la force, la nécessité illusoires d′une loi de causalité. J′avais cru que mes relations, ma fortune, me dispenseraient de souffrir, et peut-être trop efficacement puisque cela me semblait me dispenser de sentir, d′aimer, d′imaginer ; j′enviais une pauvre fille de campagne à qui l′absence de relations, même de télégraphe, donne de longs mois de rêve après un chagrin qu′elle ne peut artificiellement endormir. Or je me rendais compte maintenant que si, pour Mme de Guermantes comblée de tout ce qui pouvait rendre infinie la distance entre elle et moi, j′avais vu cette distance brusquement supprimée par l′opinion que les avantages sociaux ne sont que matière inerte et transformable, d′une façon semblable, quoique inverse, mes relations, ma fortune, tous les moyens matériels dont tant ma situation que la civilisation de mon époque me faisaient profiter, n′avaient fait que reculer l′échéance de la lutte corps à corps avec la volonté contraire, inflexible d′Albertine, sur laquelle aucune pression n′avait agi. Sans doute j′avais pu échanger des dépêches, des communications téléphoniques avec Saint-Loup, être en rapports constants avec le bureau de Tours, mais leur attente n′avait-elle pas été inutile, leur résultat nul ? Et les filles de la campagne, sans avantages sociaux, sans relations, ou les humains avant les perfectionnements de la civilisation ne souffrent-ils pas moins, parce qu′on désire moins, parce qu′on regrette moins ce qu′on a toujours su inaccessible et qui est resté à cause de cela comme irréel ? On désire plus la personne qui va se donner ; l′espérance anticipe la possession ; mais le regret aussi est un amplificateur du désir. Le refus de Mlle de Stermaria de venir dîner à l′île du Bois est ce qui avait empêché que ce fût elle que j′aimasse. Cela eût pu suffire aussi à me la faire aimer, si ensuite je l′avais revue à temps. Aussitôt que j′avais su qu′elle ne viendrait pas, envisageant l′hypothèse invraisemblable — et qui s′était réalisée — que peut-être quelqu′un était jaloux d′elle et l′éloignait des autres, que je ne la reverrais jamais, j′avais tant souffert que j′aurais tout donné pour la voir, et c′est une des plus grandes angoisses que j′eusse connues, que l′arrivée de Saint-Loup avait apaisée. Or à partir d′un certain âge nos amours, nos maîtresses sont filles de notre angoisse ; notre passé, et les lésions physiques où il s′est inscrit, déterminent notre avenir. Pour Albertine en particulier, qu′il ne fût pas nécessaire que ce fût elle que j′aimasse était, même sans ces amours voisines, inscrit dans l′histoire de mon amour pour elle, c′est-à-dire pour elle et ses amies. Car ce n′était même pas un amour comme celui pour Gilberte, mais créé par division entre plusieurs jeunes filles. Que ce fût à cause d′elle et parce qu′elles me paraissaient quelque chose d′analogue à elle que je me fusse plu avec ses amies, il était possible. Toujours est-il que pendant bien longtemps l′hésitation entre toutes fut possible, mon choix se promenant de l′une à l′autre, et quand je croyais préférer celle-ci, il suffisait que celle-là me laissât attendre, refusât de me voir pour que j′eusse pour elle un commencement d′amour. Bien des fois à cette époque lorsque Andrée devait venir me voir à Balbec, si, un peu avant la visite d′Andrée, Albertine me manquait de parole, mon cœur ne cessait plus de battre, je croyais ne jamais la revoir et c′était elle que j′aimais. Et quand Andrée venait, c′était sérieusement que je lui disais (comme je le lui dis à Paris après que j′eus appris qu′Albertine avait connu Mlle Vinteuil), ce qu′elle pouvait croire dit exprès, sans sincérité, ce qui aurait été dit en effet, et dans les mêmes termes, si j′avais été heureux la veille avec Albertine : « Hélas, si vous étiez venue plus tôt, maintenant j′en aime une autre. » Encore dans ce cas d′Andrée, remplacée par Albertine quand j′avais appris que celle-ci avait connu Mlle Vinteuil, l′amour avait été alternatif et par conséquent, en somme, il n′y en avait eu qu′un à la fois. Mais il s′était produit tel cas auparavant où je m′étais à demi brouillé avec deux des jeunes filles. Celle qui ferait les premiers pas me rendrait le calme, c′est l′autre que j′aimerais si elle restait brouillée, ce qui ne veut pas dire que ce n′est pas avec la première que je me lierais définitivement, car elle me consolerait — bien qu′inefficacement — de la dureté de la seconde, de la seconde que je finirais par oublier si elle ne revenait plus. Or il arrivait que, persuadé que l′une ou l′autre au moins allait revenir à moi, aucune des deux pendant quelque temps ne le faisait. Mon angoisse était donc double, et double mon amour, me réservant de cesser d′aimer celle qui reviendrait, mais souffrant jusque-là par toutes les deux. C′est le lot d′un certain âge, qui peut venir très tôt, qu′on soit rendu moins amoureux par un être que par un abandon où de cet être on finit par ne plus savoir qu′une chose, sa figure étant obscurcie, son âme inexistante, votre préférence toute récente et inexpliquée : c′est qu′on aurait besoin pour ne plus souffrir qu′il vous fît dire : « Me recevriez-vous ? » Ma séparation d′avec Albertine, le jour où Françoise m′avait dit : « Mademoiselle Albertine est partie », était comme une allégorie de tant d′autres séparations. Car bien souvent pour que nous découvrions que nous sommes amoureux, peut-être même pour que nous le devenions, il faut qu′arrive le jour de la séparation. Dans ce cas, où c′est une attente vaine, un mot de refus qui fixe un choix, l′imagination fouettée par la souffrance va si vite dans son travail, fabrique avec une rapidité si folle un amour à peine commencé et qui restait informe, destiné à rester à l′état d′ébauche depuis des mois, que par instants l′intelligence, qui n′a pu rattraper le cœur, s′étonne, s′écrie : « Mais tu es fou, dans quelles pensées nouvelles vis-tu si douloureusement ? Tout cela n′est pas la vie réelle. » Et, en effet, à ce moment-là, si on n′était pas relancé par l′infidèle, de bonnes distractions qui nous calmeraient physiquement le cœur suffiraient pour faire avorter l′amour. En tous cas, si cette vie avec Albertine n′était pas, dans son essence, nécessaire, elle m′était devenue indispensable. J′avais tremblé quand j′avais aimé Mme de Guermantes parce que je me disais qu′avec ses trop grands moyens de séduction, non seulement de beauté mais de situation, de richesse, elle serait trop libre d′être à trop de gens, que j′aurais trop peu de prise sur elle. Albertine étant pauvre, obscure, devait être désireuse de m′épouser. Et pourtant je n′avais pu la posséder pour moi seul. Que ce soient les conditions sociales, les prévisions de la sagesse, en vérité, on n′a pas de prises sur la vie d′un autre être. Pourquoi ne m′avait-elle pas dit : « J′ai ces goûts » ? J′aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire. Dans un roman que j′avais lu il y avait une femme qu′aucune objurgation de l′homme qui l′aimait ne pouvait décider à parler. En le lisant j′avais trouvé cette situation absurde ; j′aurais, moi, me disais-je, forcé la femme à parler d′abord, ensuite nous nous serions entendus ; à quoi bon ces malheurs inutiles ? Mais je voyais maintenant que nous ne sommes pas libres de ne pas nous les forger et que nous avons beau connaître notre volonté, les autres êtres ne lui obéissent pas.
How she used to hasten to see me at Balbec when I sent for her, lingering only to sprinkle scent on her hair to please me. These images of Balbec and Paris which I loved to see again were the pages still so recent, and so quickly turned, of her short life. All this which for me was only memory had been for her action, action as precipitate as that of a tragedy towards a sudden death. People develop in one way inside us, but in another way outside us (I had indeed felt this on those evenings when I remarked in Albertine an enrichment of qualities which was due not only to my memory), and these two ways do not fail to react upon each other. Albeit I had, in seeking to know Albertine, then to possess her altogether, obeyed merely the need to reduce by experiment to elements meanly similar to those of our own self the mystery of every other person, I had been unable to do so without exercising an influence in my turn over Albertine′s life. Perhaps my wealth, the prospect of a brilliant marriage had attracted her, my jealousy had kept her, her goodness or her intelligence, or her sense of guilt, or her cunning had made her accept, and had led me on to make harsher and harsher a captivity in chains forged simply by the internal process of my mental toil, which had nevertheless had, upon Albertine′s life, reactions, destined themselves to set, by the natural swing of the pendulum, fresh and ever more painful problems to my psychology, since from my prison she had escaped, to go and kill herself upon a horse which but for me she would not have owned, leaving me, even after she was dead, with suspicions the verification of which, if it was to come, would perhaps be more painful to me than the discovery at Balbec that Albertine had known Mlle. Vinteuil, since Albertine would no longer be present to soothe me. So that the long plaint of the soul which thinks that it is living shut up within itself is a monologue in appearance only, since the echoes of reality alter its course and such a life is like an essay in subjective psychology spontaneously pursued, but furnishing from a distance its ‘action′ to the purely realistic novel of another reality, another existence, the vicissitudes of which come in their turn to inflect the curve and change the direction of the psychological essay. How highly geared had been the mechanism, how rapid had been the evolution of our love, and, notwithstanding the sundry delays, interruptions and hesitations of the start, as in certain of Balzac′s tales or Schumann′s ballads, how sudden the catastrophe! It was in the course of this last year, long as a century to me, so many times had Albertine changed her appearance in my mind between Balbec and her departure from Paris, and also, independently of me and often without my knowledge, changed in herself, that I must place the whole of that happy life of affection which had lasted so short a while, which yet appeared to me with an amplitude, almost an immensity, which now was for ever impossible and yet was indispensable to me. Indispensable without perhaps having been in itself and at the outset a thing that was necessary since I should not have known Albertine had I not read in an archaeological treatise a description of the church at Balbec, had not Swann, by telling me that this church was almost Persian, directed my taste to the Byzantine Norman, had not a financial syndicate, by erecting at Balbec a hygienic and comfortable hotel, made my parents decide to hear my supplication and send me to Balbec. To be sure, in that Balbec so long desired I had not found the Persian church of my dreams, nor the eternal mists. Even the famous train at one twenty-two had not corresponded to my mental picture of it. But in compensation for what our imagination leaves us wanting and we give ourselves so much unnecessary trouble in trying to find, life does give us something which we were very far from imagining. Who would have told me at Combray, when I lay waiting for my mother′s good-night with so heavy a heart, that those anxieties would be healed, and would then break out again one day, not for my mother, but for a girl who would at first be no more, against the horizon of the sea, than a flower upon which my eyes would daily be invited to gaze, but a flower that could think, and in whose mind I should be so childishly anxious to occupy a prominent place, that I should be distressed by her not being aware that I knew Mme. de Villeparisis? Yes, it was the good-night, the kiss of a stranger like this, that, in years to come, was to make me suffer as keenly as I had suffered as a child when my mother was not coming up to my room. Well, this Albertine so necessary, of love for whom my soul was now almost entirely composed, if Swann had not spoken to me of Balbec, I should never have known her. Her life would perhaps have been longer, mine would have been unprovided with what was now making it a martyrdom. And also it seemed to me that, by my entirely selfish affection, I had allowed Albertine to die just as I had murdered my grandmother. Even later on, even after I had already known her at Balbec, I should have been able not to love her as I was to love her in the sequel. When I gave up Gilberte and knew that I would be able one day to love another woman, I scarcely ventured to entertain a doubt whether, considering simply the past, Gilberte was the only woman whom I had been capable of loving. Well, in the case of Albertine I had no longer any doubt at all, I was sure that it need not have been herself that I loved, that it might have been some one else. To prove this, it would have been sufficient that Mlle. de Stermaria, on the evening when I was going to take her to dine on the island in the Bois, should not have put me off. It was still not too late, and it would have been upon Mlle. de Stermaria that I would have trained that activity of the imagination which makes us extract from a woman so special a notion of the individual that she appears to us unique in herself and predestined and necessary for us. At the most, adopting an almost physiological point of view, I could say that I might have been able to feel this same exclusive love for another woman but not for any other woman. For Albertine, plump and dark, did not resemble Gilberte, tall and ruddy, and yet they were fashioned of the same healthy stuff, and over the same sensual cheeks shone a look in the eyes of both which it was difficult to interpret. They were women of a sort that would never attract the attention of men who, for their part, would do the most extravagant things for other women who made no appeal to me. A man has almost always the same way of catching cold, and so forth; that is to say, he requires to bring about the event a certain combination of circumstances; it is natural that when he falls in love he should love a certain class of woman, a class which for that matter is very numerous. The two first glances from Albertine which had set me dreaming were not absolutely different from Gilberte′s first glances. I could almost believe that the obscure personality, the sensuality, the forward, cunning nature of Gilberte had returned to tempt me, incarnate this time in Albertine′s body, a body quite different and yet not without analogies. In Albertine′s case, thanks to a wholly different life shared with me into which had been unable to penetrate — in a block of thoughts among which a painful preoccupation maintained a permanent cohesion — any fissure of distraction and oblivion, her living body had indeed not, like Gilberte′s, ceased one day to be the body in which I found what I subsequently recognised as being to me (what they would not have been to other men) feminine charms. But she was dead. I should, in time, forget her. Who could tell whether then, the same qualities of rich blood, of uneasy brooding would return one day to spread havoc in my life, but incarnate this time in what feminine form I could not foresee. The example of Gilberte would as little have enabled me to form an idea of Albertine and guess that I should fall in love with her, as the memory of Vinteuil′s sonata would have enabled me to imagine his septet. Indeed, what was more, on the first occasions of my meeting Albertine, I might have supposed that it was with other girls that I should fall in love. Besides, she might indeed quite well have appeared to me, had I met her a year earlier, as dull as a grey sky in which dawn has not yet broken. If I had changed in relation to her, she herself had changed also, and the girl who had come and sat Upon my bed on the day of my letter to Mlle. de Stermaria was no longer the same girl that I had known at Balbec, whether by a mere explosion of the woman which occurs at the age of puberty, or because of some incident which I have never been able to discover. In any case if she whom I was one day to love must to a certain extent resemble this other, that is to say if my choice of a woman was not entirely free, this meant nevertheless that, trained in a manner that was perhaps inevitable, it was trained upon something more considerable than a person, upon a type of womankind, and this removed all inevitability from my love for Albertine. The woman whose face we have before our eyes more constantly than light itself, since, even when our eyes are shut, we never cease for an instant to adore her beautiful eyes, her beautiful nose, to arrange opportunities of seeing them again, this unique woman — we know quite well that it would have been another woman that would now be unique to us if we had been in another town than that in which we made her acquaintance, if we had explored other quarters of the town, if we had frequented the house of a different hostess. Unique, we suppose; she is innumerable. And yet she is compact, indestructible in our loving eyes, irreplaceable for a long time to come by any other. The truth is that the woman has only raised to life by a sort of magic spell a thousand elements of affection existing in us already in a fragmentary state, which she has assembled, joined together, bridging every gap between them, it is ourselves who by giving her her features have supplied all the solid matter of the beloved object. Whence it comes about that even if we are only one man among a thousand to her and perhaps the last man of them all, to us she is the only woman, the woman towards whom our whole life tends. It was indeed true that I had been quite well aware that this love was not inevitable since it might have occurred with Mlle. de Stermaria, but even without that from my knowledge of the love itself, when I found it to be too similar to what I had known with other women, and also when I felt it to be vaster than Albertine, enveloping her, unconscious of her, like a tide swirling round a tiny rock. But gradually, by dint of living with Albertine, the chains which I myself had forged I was unable to fling off, the habit of associating Albertine′s person with the sentiment which she had not inspired made me nevertheless believe that ft was peculiar to her, as habit gives to the mere association of ideas between two phenomena, according to a certain school of philosophy, an illusion of the force, the necessity of a law of causation. I had thought that my social relations, my wealth, would dispense me from suffering, and too effectively perhaps since this seemed to dispense me from feeling, loving, imagining; I envied a poor country girl whom her absence of social relations, even by telegraph, allows to ponder for months on end upon a grief which she cannot artificially put to sleep. And now I began to realise that if, in the case of Mme. de Guermantes, endowed with everything that could make the gulf infinite between her and myself, I had seen that gulf suddenly bridged by the opinion that social advantages are nothing more than inert and transmutable matter, so, in a similar albeit converse fashion, my social relations, my wealth, all the material means by which not only my own position but the civilisation of my age enabled me to profit, had done no more than postpone the conclusion of my struggle against the contrary inflexible will of Albertine upon which no pressure had had any effect. True, I had been able to exchange telegrams, telephone messages with Saint-Loup, to remain in constant communication with the office at Tours, but had not the delay in waiting for them proved useless, the result nil? And country girls, without social advantages or relations, or human beings enjoying the perfections of civilisation, do they not suffer less, because all of us desire less, because we regret less what we have always known to be inaccessible, what for that reason has continued to seem unreal? We desire more keenly the person who is about to give herself to us; hope anticipates possession; but regret also is an amplifier of desire. Mme. de Stermaria′s refusal to come and dine with me on the island in the Bois was what had prevented her from becoming the object of my love. This might have sufficed also to make me fall in love with her if afterwards I had seen her again before it was too late. As soon as I had known that she was not coming, entertaining the improbable hypothesis — which had been proved correct — that perhaps she had a jealous lover who prevented her from seeing other men, that I should never see her again, I had suffered so intensely that I would have given anything in the world to see her, and it was one of the keenest anguishes that I had ever felt that Saint-Loup′s arrival had soothed. After we have reached a certain age our loves, our mistresses, are begotten of our anguish; our past, and the physical lesions in which it is recorded, determine our future. In Albertine′s case, the fact that it would not necessarily be she that I must love was, even without the example of those previous loves, inscribed in the history of my love for her, that is to say for herself and her friends. For it was not a single love like my love for Gilberte, but was created by division among a number of girls. That it was on her account and because they appeared to me more or less similar to her that I had amused myself with her friends was quite possible. The fact remains that for a long time hesitation among them all was possible, my choice strayed from one to another, and when I thought that I preferred one, it was enough that another should keep me waiting, should refuse to see me, to make me feel the first premonitions of love for her. Often at that time when Andrée was coming to see me at Balbec, if, shortly before Andrée was expected, Albertine failed to keep an appointment, my heart throbbed without ceasing, I felt that I would never see her again and that it was she whom I loved. And when Andrée came it was in all seriousness that I said to her (as I said it to her in Paris after I had learned that Albertine had known Mlle. Vinteuil) what she supposed me to be saying with a purpose, without sincerity, what I would indeed have said and in the same words had I been enjoying myself the day before with Albertine: “Alas! If you had only come sooner, now I am in love with some one else.” Again, in this case of Andrée, replaced by Albertine after I learned that the latter had known Mlle. Vinteuil, my love had alternated between them, so that after all there had been only one love at a time. But a case had occurred earlier in which I had more or less quarrelled with two of the girls. The one who took the first step towards a reconciliation would restore my peace of mind, it was the other that I would love, if she remained cross with me, which does not mean that it was not with the former that I would form a definite tie, for she would console me — albeit ineffectively — for the harshness of the other, whom I would end by forgetting if she did not return to me again. Now, it so happened that, while I was convinced that one or the other at least would come back to me, for some time neither of them did so. My anguish was therefore twofold, and twofold my love, while I reserved to myself the right to cease to love the one who came back, but until that happened continued to suffer on account of them both. It is the lot of a certain period in life which may come to us quite early that we are made less amorous by a person than by a desertion, in which we end by knowing one thing and one thing only about that person, her face having grown dim, her heart having ceased to exist, our preference of her being quite recent and inexplicable; namely that what we need to make our suffering cease is a message from her: “May I come and see you?” My separation from Albertine on the day when Françoise informed me: “Mademoiselle Albertine has gone” was like an allegory of countless other separations. For very often in order that we may discover that we are in love, perhaps indeed in order that we may fall in love, the day of separation must first have come. In the case when it is an unkept appointment, a written refusal that dictates our choice, our imagination lashed by suffering sets about its work so swiftly, fashions with so frenzied a rapidity a love that had scarcely begun, and had been quite featureless, destined, for months past, to remain a rough sketch, that now and again our intelligence which has not been able to keep pace with our heart, cries out in astonishment: “But you must be mad, what are these strange thoughts that are making you so miserable? That is not real life.” And indeed at that moment, had we not been roused to action by the betrayer, a few healthy distractions that would calm our heart physically would be sufficient to bring our love to an end. In any case if this life with Albertine was not in its essence necessary, it had become indispensable to me. I had trembled when I was in love with Mme. de Guermantes because I used to say to myself that, with her too abundant means of attraction, not only beauty but position, wealth, she would be too much at liberty to give herself to all and sundry, that I should have too little hold over her. Albertine had been penniless, obscure, she must have been anxious to marry me. And yet I had not been able to possess her exclusively. Whatever be our social position, however wise our precautions, when the truth is confessed we have no hold over the life of another person. Why had she not said to me: “I have those tastes,” I would have yielded, would have allowed her to gratify them. In a novel that I had been reading there was a woman whom no objurgation from the man who was in love with her could induce to speak. When I read the book, I had thought this situation absurd; had I been the hero, I assured myself, I would first of all have forced the woman to speak, then we could have come to an understanding; what was the good of all this unnecessary misery? But I saw now that we are not free to abstain from forging the chains of our own misery, and that however well we may know our own will, other people do not obey it.
Et pourtant ces douloureuses, ces inéluctables vérités qui nous dominaient et pour lesquelles nous étions aveugles, vérité de nos sentiments, vérité de notre destin, combien de fois sans le savoir, sans le vouloir, nous les avions dites en des paroles, crues sans doute mensongères par nous mais auxquelles l′événement avait donné après coup leur valeur prophétique. Je me rappelais bien des mots que l′un et l′autre nous avions prononcés sans savoir alors la vérité qu′ils contenaient, même que nous avions dits en croyant nous jouer la comédie et dont la fausseté était bien mince, bien peu intéressante, toute confinée dans notre pitoyable insincérité, auprès de ce qu′ils contenaient à notre insu. Mensonges, erreurs en deçà de la réalité profonde que nous n′apercevions pas, vérité au delà, vérité de nos caractères dont les lois essentielles nous échappent et demandent le temps pour se révéler, vérité de nos destins aussi. J′avais cru mentir quand je lui avais dit, à Balbec : « Plus je vous verrai, plus je vous aimerai » (et pourtant c′était cette intimité de tous les instants qui, par le moyen de la jalousie, m′avait tant attaché à elle), « je sens que je pourrais être utile à votre esprit » ; à Paris : « Tâchez d′être prudente. Pensez, s′il vous arrivait un accident je ne m′en consolerais pas », et elle : « Mais il peut m′arriver un accident » ; à Paris, le soir où j′avais fait semblant de vouloir la quitter : « Laissez-moi vous regarder encore puisque bientôt je ne vous verrai plus, et que ce sera pour jamais. » Et elle, quand ce même soir elle avait regardé autour d′elle : « Dire que je ne verrai plus cette chambre, ces livres, ce pianola, toute cette maison, je ne peux pas le croire, et pourtant c′est vrai. » Dans ses dernières lettres enfin, quand elle avait écrit — probablement en se disant « Je fais du chiqué » : — « Je vous laisse le meilleur de moi-même » (et n′était-ce pas en effet maintenant à la fidélité, aux forces, fragiles hélas aussi, de ma mémoire qu′étaient confiées son intelligence, sa bonté, sa beauté ?) et : « cet instant, deux fois crépusculaire puisque le jour tombait et que nous allions nous quitter, ne s′effacera de mon esprit que quand il sera envahi par la nuit complète », cette phrase écrite la veille du jour où, en effet, son esprit avait été envahi par la nuit complète et où peut-être bien, dans ces dernières lueurs si rapides mais que l′anxiété du moment divise jusqu′à l′infini, elle avait peut-être bien revu notre dernière promenade, et dans cet instant où tout nous abandonne et où on se crée une foi, comme les athées deviennent chrétiens sur le champ de bataille, elle avait peut-être appelé au secours l′ami si souvent maudit mais si respecté par elle, qui lui-même — car toutes les religions se ressemblent — avait la cruauté de souhaiter qu′elle eût eu aussi le temps de se reconnaître, de lui donner sa dernière pensée, de se confesser enfin à lui, de mourir en lui. Mais à quoi bon, puisque si même, alors, elle avait eu le temps de se reconnaître, nous n′avions compris l′un et l′autre où était notre bonheur, ce que nous aurions dû faire, que quand ce bonheur, que parce que ce bonheur n′était plus possible, que nous ne pouvions plus le réaliser. Tant que les choses sont possibles on les diffère, et elles ne peuvent prendre cette puissance d′attraits et cette apparente aisance de réalisation que quand, projetées dans le vide idéal de l′imagination, elles sont soustraites à la submersion alourdissante, enlaidissante du milieu vital. L′idée qu′on mourra est plus cruelle que mourir, mais moins que l′idée qu′un autre est mort ; que, redevenue plane après avoir englouti un être, s′étend, sans même un remous à cette place-là, une réalité d′où cet être est exclu, où n′existe plus aucun vouloir, aucune connaissance, et de laquelle il est aussi difficile de remonter à l′idée que cet être a vécu, qu′il est difficile, du souvenir encore tout récent de sa vie, de penser qu′il est assimilable aux images sans consistance, aux souvenirs laissés par les personnages d′un roman qu′on a lu.
And yet those painful, those ineluctable truths which dominated us and to which we were blind, the truth of our sentiments, the truth of our destiny, how often without knowing it, without meaning it, we have expressed them in words in which we ourselves doubtless thought that we were lying, but the prophetic value of which has been established by subsequent events. I could recall many words that each of us had uttered without knowing at the time the truth that they contained, which indeed we had said thinking that each was deceiving the other, words the falsehood of which was very slight, quite uninteresting, wholly confined within our pitiable insincerity, compared with what they contained that was unknown to us. Lies, mistakes, falling short of the reality which neither of us perceived, truth extending beyond it, the truth of our natures the essential laws of which escape us and require time before they reveal themselves, the truth of our destinies also. I had supposed that I was lying when I said to her at Balbec: “The more I see you, the more I shall love you” (and yet it was that intimacy at every moment that had, through the channel of jealousy, attached me so strongly to her), “I know that I could be of use to you intellectually”; and in Paris: “Do be careful. Remember that if you met with an accident, it would break my heart.” And she: “But I may meet with an accident”; and I in Paris on the evening when I pretended that I wished to part from her: “Let me look at you once again since presently I shall not be seeing you again, and it will be for ever!” and when, that same evening, she looked round the room: “To think that I shall never see this room again, those books, that pianola, the whole house, I cannot believe it and yet it is true.” In her last letters again, when she wrote — probably saying to herself: “This is the stuff to tell him”—“I leave with you the best part of myself” (and was it not now indeed to the fidelity, to the strength, which too was, alas, frail, of my memory that were entrusted her intelligence, her goodness, her beauty?) and “that twofold twilight (since night was falling and we were about to part) will be effaced from my thoughts only when the darkness is complete,” that phrase written on the eve of the day when her mind had indeed been plunged in complete darkness, and when, it may well have been, in the last glimmer, so brief but stretched out to infinity by the anxiety of the moment, she had indeed perhaps seen again our last drive together and in that instant when everything forsakes us and we create a faith for ourselves, as atheists turn Christian upon the battlefield, she had perhaps summoned to her aid the friend whom she had so often cursed but had so deeply respected, who himself — for all religions are alike — was so cruel as to hope that she had also had time to see herself as she was, to give her last thought to him, to confess her sins at length to him, to die in him. But to what purpose, since even if, at that moment, she had had time to see herself as she was, we had neither of us understood where our happiness lay, what we ought to do, until that happiness, because that happiness was no longer possible, until and because we could no longer realise it. So long as things are possible we postpone them, and they cannot assume that force of attraction, that apparent ease of realisation save when, projected upon the ideal void of the imagination, they are removed from their burdensome, degrading submersion in the vital medium. The thought that we must die is more painful than the act of dying, but less painful than the thought that another person is dead, which, becoming once more a plane surface after having engulfed a person, extends without even an eddy at the point of disappearance, a reality from which that person is excluded, in which there exists no longer any will, any knowledge, and from which it is as difficult to reascend to the thought that the person has lived, as it is difficult, with the still recent memory of her life, to think that she is now comparable with the unsubstantial images, with the memories left us by the characters in a novel which we have been reading.
Du moins j′étais heureux qu′avant de mourir elle m′eût écrit cette lettre, et surtout envoyé la dernière dépêche qui me prouvait qu′elle fût revenue si elle eût vécu. Il me semblait que c′était non seulement plus doux, mais plus beau aussi, que l′événement eût été incomplet sans ce télégramme, eût eu moins figure d′art et de destin. En réalité il l′eût eue tout autant s′il eût été autre ; car tout événement est comme un moule d′une forme particulière, et, quel qu′il soit, il impose, à la série des faits qu′il est venu interrompre et semble conclure, un dessin que nous croyons le seul possible parce que nous ne connaissons pas celui qui eût pu lui être substitué. Je me répétais : « Pourquoi ne m′avait-elle pas dit : « J′ai ces goûts » ? J′aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire, en ce moment je l′embrasserais encore. » Quelle tristesse d′avoir à me rappeler qu′elle m′avait ainsi menti en me jurant, trois jours avant de me quitter, qu′elle n′avait jamais eu avec l′amie de Mlle Vinteuil ces relations qu′au moment où Albertine me le jurait sa rougeur avait confessées. Pauvre petite, elle avait eu du moins l′honnêteté de ne pas vouloir jurer que le plaisir de revoir Mlle Vinteuil n′entrait pour rien dans son désir d′aller ce jour-là chez les Verdurin. Pourquoi n′était-elle pas allée jusqu′au bout de son aveu, et avait-elle inventé alors ce roman inimaginable ? Peut-être, du reste, était-ce un peu ma faute si elle n′avait jamais, malgré toutes mes prières qui venaient se briser à sa dénégation, voulu me dire : « J′ai ces goûts. » C′était peut-être un peu ma faute parce que à Balbec, le jour où après la visite de Mme de Cambremer j′avais eu ma première explication avec Albertine et où j′étais si loin de croire qu′elle pût avoir en tous cas autre chose qu′une amitié trop passionnée avec Andrée, j′avais exprimé avec trop de violence mon dégoût pour ce genre de mœurs, je les avais condamnées d′une façon trop catégorique. Je ne pouvais me rappeler si Albertine avait rougi quand j′avais naîµ¥ment proclamé mon horreur de cela, je ne pouvais me le rappeler, car ce n′est souvent que longtemps après que nous voudrions bien savoir quelle attitude eut une personne à un moment où nous n′y fîmes nullement attention et qui, plus tard, quand nous repensons à notre conversation, éclaircirait une difficulté poignante. Mais dans notre mémoire il y a une lacune, il n′y a pas trace de cela. Et bien souvent nous n′avons pas fait assez attention, au moment même, aux choses qui pouvaient déjà nous paraître importantes, nous n′avons pas bien entendu une phrase, nous n′avons pas noté un geste, ou bien nous les avons oubliés. Et quand plus tard, avides de découvrir une vérité, nous remontons de déduction en déduction, feuilletant notre mémoire comme un recueil de témoignages, quand nous arrivons à cette phrase, à ce geste, impossible de nous rappeler, nous recommençons vingt fois le même trajet, mais inutilement : le chemin ne va pas plus loin. Avait-elle rougi ? Je ne sais si elle avait rougi, mais elle n′avait pas pu ne pas entendre, et le souvenir de ces paroles l′avait plus tard arrêtée quand peut-être elle avait été sur le point de se confesser à moi. Et maintenant elle n′était plus nulle part, j′aurais pu parcourir la terre d′un pôle à l′autre sans rencontrer Albertine. La réalité, qui s′était refermée sur elle, était redevenue unie, avait effacé jusqu′à la trace de l′être qui avait coulé à fond. Elle n′était plus qu′un nom, comme cette Mme de Charlus dont disaient avec indifférence : « Elle était délicieuse » ceux qui l′avaient connue. Mais je ne pouvais pas concevoir plus d′un instant l′existence de cette réalité dont Albertine n′avait pas conscience, car en moi mon amie existait trop, en moi où tous les sentiments, toutes les pensées se rapportaient à sa vie. Peut-être, si elle l′avait su, eût-elle été touchée de voir que son ami ne l′oubliait pas, maintenant que sa vie à elle était finie, et elle eût été sensible à des choses qui auparavant l′eussent laissée indifférente. Mais comme on voudrait s′abstenir d′infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craint que celle qu′on aime ne s′en abstienne pas, j′étais effrayé de penser que, si les morts vivent quelque part, ma grand′mère connaissait aussi bien mon oubli qu′Albertine mon souvenir. Et tout compte fait, même pour une même morte, est-on sûr que la joie qu′on aurait d′apprendre qu′elle sait certaines choses balancerait l′effroi de penser qu′elle les sait toutes ? et, si sanglant que soit le sacrifice, ne renoncerions-nous pas quelquefois à garder après leur mort comme amis ceux que nous avons aimés de peur de les avoir aussi pour juges ?
At any rate I was glad that, before she died, she had written me that letter, and above all had sent me that final message which proved to me that she would have returned had she lived. It seemed to me that it was not merely more soothing, but more beautiful also, that the event would have been incomplete without this note, would not have had so markedly the form of art and destiny. In reality it would have been just as markedly so had it been different; for every event is like a mould of a particular shape, and, whatever it be, it imposes, upon the series of incidents which it has interrupted and seems to have concluded, a pattern which we believe to be the only one possible, because we do not know the other which might have been substituted for it. I repeated to myself: “Why had she not said to me: ‘I have those tastes,′ I would have yielded, would have allowed her to gratify them, at this moment I should be kissing her still.” What a sorrow to have to remind myself that she had lied to me thus when she swore to me, three days before she left me, that she had never had with Mlle. Vinteuil′s friend those relations which at the moment when Albertine swore it her blush had confessed. Poor child, she had at least had the honesty to refuse to swear that the pleasure of seeing Mlle. Vinteuil again had no part in her desire to go that day to the Verdurins′. Why had she not made her admission complete, why had she then invented that inconceivable tale? Perhaps however it was partly my fault that she had never, despite all my entreaties which were powerless against her denial, been willing to say to me: “I have those tastes.” It was perhaps partly my fault because at Balbec, on the day when, after Mme. de Cambremer′s call, I had had my first explanation with Albertine, and when I was so far from imagining that she could have had, in any case, anything more than an unduly passionate friendship with Andrée, I had expressed with undue violence my disgust at that kind of moral lapse, had condemned it in too categorical a fashion. I could not recall whether Albertine had blushed when I had innocently expressed my horror of that sort of thing, I could not recall it, for it is often only long afterwards that we would give anything to know what attitude a person adopted at a moment when we were paying no attention to it, an attitude which, later on, when we think again of our conversation, would elucidate a poignant difficulty. But in our memory there is a blank, there is no trace of it. And very often we have not paid sufficient attention, at the actual moment, to the things which might even then have seemed to us important, we have not properly heard a sentence, have not noticed a gesture, or else we have forgotten them. And when later on, eager to discover a truth, we reascend from deduction to deduction, turning over our memory like a sheaf of written evidence, when we arrive at that sentence, at that gesture, which it is impossible to recall, we begin again a score of times the same process, but in vain: the road goes no farther. Had she blushed? I did not know whether she had blushed, but she could not have failed to hear, and the memory of my speech had brought her to a halt later on when perhaps she had been on the point of making her confession to me. And now she no longer existed anywhere, I might scour the earth from pole to pole without finding Albertine. The reality which had closed over her was once more unbroken, had obliterated every trace of the creature who had sunk into its depths. She was no more now than a name, like that Mme. de Charlus of whom the people who had known her said with indifference: “She was charming.” But I was unable to conceive for more than an instant the existence of this reality of which Albertine had no knowledge, for in myself my mistress existed too vividly, in myself in whom every sentiment, every thought bore some reference to her life. Perhaps if she had known, she would have been touched to see that her lover had not forgotten her, now that her own life was finished, and would have been moved by things which in the past had left her indifferent. But as we would choose to refrain from infidelities, however secret they might be, so fearful are we that she whom we love is not refraining from them, I was alarmed by the thought that if the dead do exist anywhere, my grandmother was as well aware of my oblivion as Albertine of my remembrance. And when all is said, even in the case of a single dead person, can we be sure that the joy which we should feel in learning that she knows certain things would compensate for our alarm at the thought that she knows all; and, however agonising the sacrifice, would we not sometimes abstain from keeping after their death as friends those whom we have loved, from the fear of having them also as judges?
Mes curiosités jalouses de ce qu′avait pu faire Albertine étaient infinies. J′achetai combien de femmes qui ne m′apprirent rien. Si ces curiosités étaient si vivaces, c′est que l′être ne meurt pas tout de suite pour nous, il reste baigné d′une espèce d′aura de vie qui n′a rien d′une immortalité véritable mais qui fait qu′il continue à occuper nos pensées de la même manière que quand il vivait. Il est comme en voyage. C′est une survie très pane. Inversement, quand on a cessé d′aimer, les curiosités que l′être excite meurent avant que lui-même soit mort. Ainsi je n′eusse plus fait un pas pour savoir avec qui Gilberte se promenait un certain soir dans les Champs-Élysées. Or je sentais bien que ces curiosités étaient absolument pareilles, sans valeur en elles-mêmes, sans possibilité de durer, mais je continuais à tout sacrifier à la cruelle satisfaction de ces curiosités passagères, bien que je susse d′avance que ma séparation forcée d′avec Albertine, du fait de sa mort, me conduirait à la même indifférence qu′avait fait ma séparation volontaire d′avec Gilberte.
My jealous curiosity as to what Albertine might have done was unbounded. I suborned any number of women from whom I learned nothing. If this curiosity was so keen, it was because people do not die at once for us, they remain bathed in a sort of aura of life in which there is no true immortality but which means that they continue to occupy our thoughts in the same way as when they were alive. It is as though they were travelling abroad. This is a thoroughly pagan survival. Conversely, when we have ceased to love her, the curiosity which the person arouses dies before she herself is dead. Thus I would no longer have taken any step to find out with whom Gilberte had been strolling on a certain evening in the Champs-Elysées. Now I felt that these curiosities were absolutely alike, had no value in themselves, were incapable of lasting, but I continued to sacrifice everything to the cruel satisfaction of this transient curiosity, albeit I knew in advance that my enforced separation from Albertine, by the fact of her death, would lead me to the same indifference as had resulted from my deliberate separation from Gilberte.
Si elle avait pu savoir ce qui allait arriver, elle serait restée auprès de moi. Mais cela revenait à dire qu′une fois qu′elle se fût vue morte elle eût mieux aimé, auprès de moi, rester en vie. Par la contradiction même qu′elle impliquait, une telle supposition était absurde. Mais cela n′était pas inoffensif, car en imaginant combien Albertine, si elle pouvait savoir, si elle pouvait rétrospectivement comprendre, serait heureuse de revenir auprès de moi, je l′y voyais, je voulais l′embrasser ; et hélas c′était impossible, elle ne reviendrait jamais, elle était morte. Mon imagination la cherchait dans le ciel, par les soirs où nous l′avions regardé encore ensemble, au delà de ce clair de lune qu′elle aimait, je tâchais de hisser jusqu′à elle ma tendresse pour qu′elle lui fût une consolation de ne plus vivre, et cet amour pour un être devenu si lointain était comme une religion, mes pensées montaient vers elle comme des prières. Le désir est bien fort, il engendre la croyance, j′avais cru qu′Albertine ne partirait pas parce que je le désirais. Parce que je le désirais je crus qu′elle n′était pas morte ; je me mis à lire des livres sur les tables tournantes, je commençai à croire possible l′immortalité de l′âme. Mais elle ne me suffisait pas. Il fallait qu′après ma mort je la retrouvasse avec son corps, comme si l′éternité ressemblait à la vie. Que dis-je à la vie ! J′étais plus exigeant encore. J′aurais voulu ne pas être à tout jamais privé par la mort des plaisirs que pourtant elle n′est pas seule à nous ôter. Car sans elle ils auraient fini par s′émousser, ils avaient déjà commencé de l′être par l′action de l′habitude ancienne, des nouvelles curiosités. Puis, dans la vie, Albertine, même physiquement, eût peu à peu changé, jour par jour je me serais adapté à ce changement. Mais mon souvenir, n′évoquant d′elle que des moments, demandait de la revoir telle qu′elle n′aurait déjà plus été si elle avait vécu ; ce qu′il voulait c′était un miracle qui satisfît aux limites naturelles et arbitraires de la mémoire, qui ne peut sortir du passé. Avec la naîµ¥té des théologiens antiques, je l′imaginais m′accordant les explications, non pas même qu′elle eût pu me donner mais, par une contradiction dernière, celles qu′elle m′avait toujours refusées pendant sa vie. Et ainsi, sa mort étant une espèce de rêve, mon amour lui semblerait un bonheur inespéré ; je ne retenais de la mort que la commodité et l′optimisme d′un dénouement qui simplifie, qui arrange tout. Quelquefois ce n′était pas si loin, ce n′était pas dans un autre monde que j′imaginais notre réunion. De même qu′autrefois, quand je ne connaissais Gilberte que pour jouer avec elle aux Champs-Élysées, le soir à la maison je me figurais que j′allais recevoir une lettre d′elle où elle m′avouerait son amour, qu′elle allait entrer, une même force de désir, ne s′embarrassant pas plus des lois physiques qui le contrariaient que, la première fois, au sujet de Gilberte — où, en somme, il n′avait pas eu tort puisqu′il avait eu le dernier mot — me faisait penser maintenant que j′allais recevoir un mot d′Albertine, m′apprenant qu′elle avait bien eu un accident de cheval, mais que pour des raisons romanesques (et comme, en somme, il est quelquefois arrivé pour des personnages qu′on a crus longtemps morts) elle n′avait pas voulu que j′apprisse qu′elle avait guéri et, maintenant repentante, demandait à venir vivre pour toujours avec moi. Et, me faisant très bien comprendre ce que peuvent être certaines folies douces de personnes qui par ailleurs semblent raisonnables, je sentais coexister en moi la certitude qu′elle était morte et l′espoir incessant de la voir entrer.
If she could have known what was about to happen, she would have stayed with me. But this meant no more than that, once she saw herself dead, she would have preferred, in my company, to remain alive. Simply in view of the contradiction that it implied, such a supposition was absurd. But it was not innocuous, for in imagining how glad Albertine would be, if she could know, if she could retrospectively understand, to come back to me, I saw her before me, I wanted to kiss her; and alas, it was impossible, she would never come back, she was dead. My imagination sought for her in the sky, through the nights on which we had gazed at it when still together; beyond that moonlight which she loved, I tried to raise up to her my affection so that it might be a consolation to her for being no longer alive, and this love for a being so remote was like a religion, my thoughts rose towards her like prayers. Desire is very powerful, it engenders belief; I had believed that Albertine would not leave me because I desired that she might not. Because I desired it, I began to believe that she was not dead; I took to reading books upon table-turning, I began to believe in the possibility of the immortality of the soul. But that did not suffice me. I required that, after my own death, I should find her again in her body, as though eternity were like life. Life, did I say! I was more exacting still. I would have wished not to be deprived for ever by death of the pleasures of which however it is not alone in robbing us. For without her death they would eventually have grown faint, they had begun already to do so by the action of long-established habit, of fresh curiosities. Besides, had she been alive, Albertine, even physically, would gradually have changed, day by day I should have adapted myself to that change. But my memory, calling up only detached moments of her life, asked to see her again as she would already have ceased to be, had she lived; what it required was a miracle which would satisfy the natural and arbitrary limitations of memory which cannot emerge from the past. With the simplicity of the old theologians, I imagined her furnishing me not indeed with the explanations which she might possibly have given me but, by a final contradiction, with those that she had always refused me during her life. And thus, her death being a sort of dream, my love would seem to her an unlooked-for happiness; I saw in death only the convenience and optimism of a solution which simplifies, which arranges everything. Sometimes it was not so far off, it was not in another world that I imagined our reunion. Just as in the past, when I knew Gilberte only from playing with her in the Champs-Elysées, at home in the evening I used to imagine that I was going to receive a letter from her in which she would confess her love for me, that she was coming into the room, so a similar force of desire, no more embarrassed by the laws of nature which ran counter to it than on the former occasion in the case of Gilberte, when after all it had not been mistaken since it had had the last word, made me think now that I was going to receive a message from Albertine, informing me that she had indeed met with an accident while riding, but that for romantic reasons (and as, after all, has sometimes happened with people whom we have long believed to be dead) she had not wished me to hear of her recovery and now, repentant, asked to be allowed to come and live with me for ever. And, making quite clear to myself the nature of certain harmless manias in people who otherwise appear sane, I felt coexisting in myself the certainty that she was dead and the incessant hope that I might see her come into the room.
Je n′avais pas encore reçu de nouvelles d′Aimé qui pourtant devait être arrivé à Balbec. Sans doute mon enquête portait sur un point secondaire et bien arbitrairement choisi. Si la vie d′Albertine avait été vraiment coupable, elle avait dû contenir bien des choses autrement importantes, auxquelles le hasard ne m′avait pas permis de toucher, comme il l′avait fait pour cette conversation sur le peignoir grâce à la rougeur d′Albertine. C′était tout à fait arbitrairement que j′avais fait un sort à cette journée-là, que plusieurs années après je tâchais de reconstituer. Si Albertine avait aimé les femmes, il y avait des milliers d′autres journées de sa vie dont je ne connaissais pas l′emploi et qui pouvaient être aussi intéressantes pour moi à connaître ; j′aurais pu envoyer Aimé dans bien d′autres endroits de Balbec, dans bien d′autres villes que Balbec. Mais précisément ces journées-là, parce que je n′en savais pas l′emploi, elles ne se représentaient pas à mon imagination. Elles n′avaient pas d′existence. Les choses, les êtres ne commençaient à exister pour moi que quand ils prenaient dans mon imagination une existence individuelle. S′il y en avait des milliers d′autres pareils, ils devenaient pour moi représentatifs du reste. Si j′avais le désir depuis longtemps de savoir, en fait de soupçons à l′égard d′Albertine, ce qu′il en était pour la douche, c′est de la même manière que, en fait de désirs de femmes, et quoique je susse qu′il y avait un grand nombre de jeunes filles et de femmes de chambre qui pouvaient les valoir et dont le hasard aurait tout aussi bien pu me faire entendre parler, je voulais connaître — puisque c′était celles-là dont Saint-Loup m′avait parlé, celles-là qui existaient individuellement pour moi — la jeune fille qui allait dans les maisons de passe et la femme de chambre de Mme Putbus. Les difficultés que ma santé, mon indécision, ma « procrastination », comme disait Saint-Loup, mettaient à réaliser n′importe quoi, m′avaient fait remettre de jour en jour, de mois en mois, d′année en année, l′éclaircissement de certains soupçons comme l′accomplissement de certains désirs. Mais je les gardais dans ma mémoire en me promettant de ne pas oublier d′en connaître la réalité, parce que seuls ils m′obsédaient (puisque les autres n′avaient pas de forme à mes yeux, n′existaient pas), et aussi parce que le hasard même qui les avait choisis au milieu de la réalité m′était un garant que c′était bien en eux, avec un peu de réalité, de la vie véritable et convoitée, que j′entrerais en contact.
I had not yet received any news from Aimé, albeit he must by now have reached Balbec. No doubt my inquiry turned upon a secondary point, and one quite arbitrarily selected. If Albertine′s life had been really culpable, it must have contained many other things of far greater importance, which chance had not allowed me to touch, as it had allowed me that conversation about the wrapper, thanks to Albertine′s blushes. It was quite arbitrarily that I had been presented with that particular day, which many years later I was seeking to reconstruct. If Albertine had been a lover of women, there were thousands of other days in her life her employment of which I did not know and about which it might be as interesting for me to learn; I might have sent Aimé to many other places in Balbec, to many other towns than Balbec. But these other days, precisely because I did not know how she had spent them, did not represent themselves to my imagination. They had no existence. Things, people, did not begin to exist for me until they assumed in my imagination an individual existence. If there were thousands of others like them, they became for me representative of all the rest. If I had long felt a desire to know, in the matter of my suspicions with regard to Albertine, what exactly had happened in the baths, it was in the same manner in which, in the matter of my desires for women, and although I knew that there were any number of girls and lady′s-maids who could satisfy them and whom chance might just as easily have led me to hear mentioned, I wished to know — since it was of them that Saint-Loup had spoken to me — the girl who frequented houses of ill fame and Mme. Putbus′s maid. The difficulties which my health, my indecision, my ‘procrastination,′ as M. de Charlus called it, placed in the way of my carrying out any project, had made me put off from day to day, from month to month, from year to year, the elucidation of certain suspicions as also the accomplishment of certain desires. But I kept them in my memory promising myself that I would not forget to learn the truth of them, because they alone obsessed me (since the others had no form in my eyes, did not exist), and also because the very accident that had chosen them out of the surrounding reality gave me a guarantee that it was indeed in them that I should come in contact with a trace of reality, of the true and coveted life.
Et puis, un seul petit fait, s′il est certain, ne peut-on, comme le savant qui expérimente, dégager la vérité pour tous les ordres de faits semblables ? Un seul petit fait, s′il est bien choisi, ne suffit-il pas à l′expérimentateur pour décider d′une loi générale qui fera connaître la vérité sur des milliers de faits analogues ?
Besides, from a single fact, if it is certain, can we not, like a scientist making experiments, extract the truth as to all the orders of similar facts? Is not a single little fact, if it is well chosen, sufficient to enable the experimenter to deduce a general law which will make him know the truth as to thousands of analogous facts?
Albertine avait beau n′exister dans ma mémoire qu′à l′état où elle m′était successivement apparue au cours de la vie, c′est-à-dire subdivisée suivant une série de fractions de temps, ma pensée, rétablissant en elle l′unité, en refaisait un être, et c′est sur cet être que je voulais porter un jugement général, savoir si elle m′avait menti, si elle aimait les femmes, si c′est pour en fréquenter librement qu′elle m′avait quitté. Ce que dirait la doucheuse pourrait peut-être trancher à jamais mes doutes sur les mœurs d′Albertine.
Albertine might indeed exist in my memory only in the state in which she had successively appeared to me in the course of her life, that is to say subdivided according to a series of fractions of time, my mind, reestablishing unity in her, made her a single person, and it was upon this person that I sought to bring a general judgment to bear, to know whether she had lied to me, whether she loved women, whether it was in order to be free to associate with them that she had left me. What the woman in the baths would have to say might perhaps put an end for ever to my doubts as to Albertine′s morals.
Mes doutes ! Hélas, j′avais cru qu′il me serait indifférent, même agréable de ne plus voir Albertine, jusqu′à ce que son départ m′eût révélé mon erreur. De même sa mort m′avait appris combien je me trompais en croyant souhaiter quelquefois sa mort et supposer qu′elle serait ma délivrance. Ce fut de même que, quand je reçus la lettre d′Aimé, je compris que, si je n′avais pas jusque-là souffert trop cruellement de mes doutes sur la vertu d′Albertine, c′est qu′en réalité ce n′était nullement des doutes. Mon bonheur, ma vie avaient besoin qu′Albertine fût vertueuse, ils avaient posé une fois pour toutes qu′elle l′était. Muni de cette croyance préservatrice, je pouvais sans danger laisser mon esprit jouer tristement avec des suppositions auxquelles il donnait une forme mais n′ajoutait pas foi. Je me disais : « Elle aime peut-être les femmes », comme on se dit : « Je peux mourir ce soir » ; on se le dit, mais on ne le croit pas, on fait des projets pour le lendemain. C′est ce qui explique que, me croyant, à tort, incertain si Albertine aimait ou non les femmes, et par conséquent qu′un fait coupable à l′actif d′Albertine ne m′apporterait rien que je n′eusse souvent envisagé, j′aie pu éprouver devant les images, insignifiantes pour d′autres, que m′évoquait la lettre d′Aimé, une souffrance inattendue, la plus cruelle que j′eusse ressentie encore, et qui forma avec ces images, avec l′image hélas, d′Albertine elle-même, une sorte de précipité comme on dit en chimie, où tout était indivisible et dont le texte de la lettre d′Aimé, que je sépare d′une façon toute conventionnelle, ne peut donner aucunement l′idée, puisque chacun des mots qui la composent était aussitôt transformé, coloré à jamais par la souffrance qu′il venait d′exciter.
My doubts! Alas, I had supposed that it would be immaterial to me, even pleasant, not to see Albertine again, until her departure revealed to me my error. Similarly her death had shewn me how greatly I had been mistaken when I believed that I hoped at times for her death and supposed that it would be my deliverance. So it was that, when I received Aimé‘s letter, I realised that, if I had not until then suffered too painfully from my doubts as to Albertine′s virtue, it was because in reality they were not doubts at all. My happiness, my life required that Albertine should be virtuous, they had laid it down once and for all time that she was. Furnished with this preservative belief, I could without danger allow my mind to play sadly with suppositions to which it gave a form but added no faith. I said to myself, “She is perhaps a woman-lover,” as we say, “I may die to-night”; we say it, but we do not believe it, we make plans for the morrow. This explains why, believing mistakenly that I was uncertain whether Albertine did or did not love women, and believing in consequence that a proof of Albertine′s guilt would not give me anything that I had not already taken into account, I was able to feel before the pictures, insignificant to anyone else, which Aimé‘s letter called up to me, an unexpected anguish, the most painful that I had ever yet felt, and one that formed with those pictures, with the picture, alas! of Albertine herself, a sort of precipitate, as chemists say, in which the whole was invisible and of which the text of Aimé‘s letter, which I isolate in a purely conventional fashion, can give no idea whatsoever, since each of the words that compose it was immediately transformed, coloured for ever by the suffering that it had aroused.
« MONSIEUR,
» Monsieur voudra bien me pardonner si je n′ai pas plus tôt écrit à Monsieur. La personne que Monsieur m′avait chargé de voir s′était absentée pour deux jours et, désireux de répondre à la confiance que Monsieur avait mise en moi, je ne voulais pas revenir les mains vides. Je viens de causer enfin avec cette personne qui se rappelle très bien (Mlle A.). » Aimé, qui avait un certain commencement de culture, voulait mettre : « Mlle A. » en italique ou entre guillemets. Mais quand il voulait mettre des guillemets il traçait une parenthèse, et quand il voulait mettre quelque chose entre parenthèses il le mettait entre guillemets. C′est ainsi que Françoise disait que quelqu′un restait dans ma rue pour dire qu′il y demeurait, et qu′on pouvait demeurer deux minutes pour rester, les fautes des gens du peuple consistant seulement très souvent à interchanger — comme a fait d′ailleurs la langue française — des termes qui au cours des siècles ont pris réciproquement la place l′un de l′autre. « D′après elle la chose que supposait Monsieur est absolument certaine. D′abord c′était elle qui soignait (Mlle A.) chaque fois que celle-ci venait aux bains. (Mlle A.) venait très souvent prendre sa douche avec une grande femme plus âgée qu′elle, toujours habillée en gris, et que la doucheuse sans savoir son nom connaissait pour l′avoir vue souvent rechercher des jeunes filles. Mais elle ne faisait plus attention aux autres depuis qu′elle connaissait (Mlle A.). Elle et (Mlle A.) s′enfermaient toujours dans la cabine, restaient très longtemps, et la dame en gris donnait au moins dix francs de pourboire à la personne avec qui j′ai causé. Comme m′a dit cette personne, vous pensez bien que si elles n′avaient fait qu′enfiler des perles, elles ne m′auraient pas donné dix francs de pourboire. (Mlle A.) venait aussi quelquefois avec une femme très noire de peau, qui avait un face-à-main. Mais (Mlle A.) venait le plus souvent avec des jeunes filles plus jeunes qu′elle, surtout une très rousse. Sauf la dame en gris, les personnes que (Mlle A.) avait l′habitude d′amener n′étaient pas de Balbec et devaient même souvent venir d′assez loin. Elles n′entraient jamais ensemble, mais (Mlle A.) entrait, en disant de laisser la porte de la cabine ouverte — qu′elle attendait une amie, et la personne avec qui j′ai parlé savait ce que cela voulait dire. Cette personne n′a pu me donner d′autres détails ne se rappelant pas très bien, « ce qui est facile à comprendre après si longtemps ». Du reste, cette personne ne cherchait pas à savoir, parce qu′elle est très discrète et que c′était son intérêt car (Mlle A.) lui faisait gagner gros. Elle a été très sincèrement touchée d′apprendre qu′elle était morte. Il est vrai que si jeune c′est un grand malheur pour elle et pour les siens. J′attends les ordres de Monsieur pour savoir si je peux quitter Balbec où je ne crois pas que j′apprendrai rien davantage. Je remercie encore Monsieur du petit voyage que Monsieur m′a ainsi procuré et qui m′a été très agréable d′autant plus que le temps est on ne peut plus favorable. La saison s′annonce bien pour cette année. On espère que Monsieur viendra faire cet été une petite apparition.
“MONSIEUR,
“Monsieur will kindly forgive me for not having written sooner to Monsieur. The person whom Monsieur instructed me to see had gone away for a few days, and, anxious to justify the confidence which Monsieur had placed in me, I did not wish to return empty-handed. I have just spoken to this person who remembers (Mlle. A.) quite well.” Aimé who possessed certain rudiments of culture meant to italicise Mlle. A. between inverted commas. But when he meant to write inverted commas, he wrote brackets, and when he meant to write something in brackets he put it between inverted commas. Thus it was that Françoise would say that some one stayed in my street meaning that he abode there, and that one could abide for a few minutes, meaning stay, the mistakes of popular speech consisting merely, as often as not, in interchanging — as for that matter the French language has done — terms which in the course of centuries have replaced one another. “According to her the thing that Monsieur supposed is absolutely certain. For one thing, it was she who looked after (Mlle. A.) whenever she came to the baths. (Mlle. A.) came very often to take her bath with a tall woman older than herself, always dressed in grey, whom the bath-woman without knowing her name recognised from having often seen her going after girls. But she took no notice of any of them after she met (Mlle. A.). She and (Mlle. A.) always shut themselves up in the dressing-box, remained there a very long time, and the lady in grey used to give at least 10 francs as a tip to the person to whom I spoke. As this person said to me, you can imagine that if they were just stringing beads, they wouldn′t have given a tip of ten francs. (Mlle. A.) used to come also sometimes with a woman with a very dark skin and long-handled glasses. But (Mlle. A.) came most often with girls younger than herself, especially one with a high complexion. Apart from the lady in grey, the people whom (Mlle. A.) was in the habit of bringing were not from Balbec and must indeed often have come from quite a distance. They never came in together, but (Mlle. A.) would come in, and ask for the door of her box to be left unlocked — as she was expecting a friend, and the person to whom I spoke knew what that meant. This person could not give me any other details, as she does not remember very well, which is easily understood after so long an interval.′ Besides, this person did not try to find out, because she is very discreet and it was to her advantage, for (Mlle. A.) brought her in a lot of money. She was quite sincerely touched to hear that she was dead. It is true that so young it is a great calamity for her and for her friends. I await Monsieur′s orders to know whether I may leave Balbec where I do not think that I can learn anything more. I thank Monsieur again for the little holiday that he has procured me, and which has been very pleasant especially as the weather is as fine as could be. The season promises well for this year. We hope that Monsieur will come and put in a little appearance.
» Je ne vois plus rien d′intéressant à dire à Monsieur », etcÂ…
“I can think of nothing else to say that will interest Monsieur.”
Pour comprendre à quelle profondeur ces mots entraient en moi, il faut se rappeler que les questions que je me posais à l′égard d′Albertine n′étaient pas des questions accessoires, indifférentes, des questions de détails, les seules en réalité que nous nous posions à l′égard de tous les êtres qui ne sont pas nous, ce qui nous permet de cheminer, revêtus d′une pensée imperméable, au milieu de la souffrance, du mensonge, du vice et de la mort. Non, pour Albertine, c′était des questions d′essence : En son fond qu′était-elle ? À quoi pensait-elle ? Qu′aimait-elle ? Me mentait-elle ? Ma vie avec elle a-t-elle été aussi lamentable que celle de Swann avec Odette ? Aussi ce qu′atteignait la réponse d′Aimé, bien qu′elle ne fût pas une réponse générale, mais particulière — et justement à cause de cela — c′était bien Albertine, en moi, les profondeurs.
To understand how deeply these words penetrated my being, the reader must bear in mind that the questions which I had been asking myself with regard to Albertine were not subordinate, immaterial questions, questions of detail, the only questions as a matter of fact which we ask ourselves about anyone who is not ourselves, whereby we are enabled to proceed, wrapped in an impenetrable thought, through the midst of suffering, falsehood, vice or death. No, in Albertine′s case, they were essential questions: “In her heart of hearts what was she? What were her thoughts? What were her loves? Did she lie to me? Had my life with her been as lamentable as Swann′s life with Odette?” And so the point reached by Aimé‘s reply, even although it was not a general reply — and precisely for that reason — was indeed in Albertine, in myself, the uttermost depths.
Enfin je voyais devant moi, dans cette arrivée d′Albertine à la douche par la petite rue avec la dame en gris, un fragment de ce passé qui ne me semblait pas moins mystérieux, moins effroyable que je ne le redoutais quand je l′imaginais enfermé dans le souvenir, dans le regard d′Albertine. Sans doute, tout autre que moi eût pu trouver insignifiants ces détails auxquels l′impossibilité où j′étais, maintenant qu′Albertine était morte, de les faire réfuter par elle conférait l′équivalent d′une sorte de probabilité. Il est même probable que pour Albertine, même s′ils avaient été vrais, ses propres fautes, si elle les avait avouées, que sa conscience les eût trouvées innocentes ou blâmables, que sa sensualité les eût trouvées délicieuses ou assez fades, eussent été dépourvues de cette inexprimable impression d′horreur dont je ne les séparais pas. Moi-même, à l′aide de mon amour des femmes et quoiqu′elles ne dussent pas avoir été pour Albertine la même chose, je pouvais un peu imaginer ce qu′elle éprouvait. Et certes c′était déjà un commencement de souffrance que de me la représenter désirant comme j′avais si souvent désiré, me mentant comme je lui avais si souvent menti, préoccupée par telle ou telle jeune fille, faisant des frais pour elle, comme moi pour Mlle de Stermaria, pour tant d′autres ou pour les paysannes que je rencontrais dans la campagne. Oui, tous mes désirs m′aidaient à comprendre dans une certaine mesure les siens ; c′était déjà une grande souffrance où tous les désirs, plus ils avaient été vifs, étaient changés en tourments d′autant plus cruels ; comme si dans cette algèbre de la sensibilité ils reparaissaient avec le même coefficient mais avec le signe moins au lieu du signe plus. Pour Albertine, autant que je pouvais en juger par moi-même, ses fautes, quelque volonté qu′elle eût de me les cacher — ce qui me faisait supposer qu′elle se jugeait coupable ou avait peur de me chagriner — ses fautes, parce qu′elle les avait préparées à sa guise dans la claire lumière de l′imagination où se joue le désir, lui paraissaient tout de même des choses de même nature que le reste de la vie, des plaisirs pour elle qu′elle n′avait pas eu le courage de se refuser, des peines pour moi qu′elle avait cherché à éviter de me faire en me les cachant, mais des plaisirs et des peines qui pouvaient figurer au milieu des autres plaisirs et peines de la vie. Mais moi, c′est du dehors, sans que je fusse prévenu, sans que je pusse moi-même les élaborer, c′est de la lettre d′Aimé que m′étaient venues les images d′Albertine arrivant à la douche et préparant son pourboire.
At last I saw before my eyes, in that arrival of Albertine at the baths along the narrow lane with the lady in grey, a fragment of that past which seemed to me no less mysterious, no less alarming than I had feared when I imagined it as enclosed in the memory, in the facial expression of Albertine. No doubt anyone but myself might have dismissed as insignificant these details, upon which my inability, now that Albertine was dead, to secure a denial of them from herself, conferred the equivalent of a sort of likelihood. It is indeed probable that for Albertine, even if they had been true, her own misdeeds, if she had admitted them, whether her conscience thought them innocent or reprehensible, whether her sensuality had found them exquisite or distinctly dull, would not have been accompanied by that inexpressible sense of horror from which I was unable to detach them. I myself, with the help of my own love of women, albeit they could not have been the same thing to Albertine, could more or less imagine what she felt. And indeed it was already a first degree of anguish, merely to picture her to myself desiring as I had so often desired, lying to me as I had so often lied to her, preoccupied with one girl or another, putting herself out for her, as I had done for Mlle. de Stermaria and ever so many others, not to mention the peasant girls whom I met on country roads. Yes, all my own desires helped me to understand, to a certain degree, what hers had been; it was by this time an intense anguish in which all my desires, the keener they had been, had changed into torments that were all the more cruel; as though in this algebra of sensibility they reappeared with the same coefficient but with a minus instead of a plus sign. To Albertine, so far as I was capable of judging her by my own standard, her misdeeds, however anxious she might have been to conceal them from me — which made me suppose that she was conscious of her guilt or was afraid of grieving me — her misdeeds because she had planned them to suit her own taste in the clear light of imagination in which desire plays, appeared to her nevertheless as things of the same nature as the rest of life, pleasures for herself which she had not had the courage to deny herself, griefs for me which she had sought to avoid causing me by concealing them, but pleasures and griefs which might be numbered among the other pleasures and griefs of life. But for me, it was from without, without my having been forewarned, without my having been able myself to elaborate them, it was from Aimé‘s letter that there had come to me the visions of Albertine arriving at the baths and preparing her gratuity.
Sans doute c′est parce que dans cette arrivée silencieuse et délibérée d′Albertine avec la femme en gris je lisais le rendez-vous qu′elles avaient pris, cette convention de venir faire l′amour dans un cabinet de douches, qui impliquait une expérience de la corruption, l′organisation bien dissimulée de toute une double existence, c′est parce que ces images m′apportaient la terrible nouvelle de la culpabilité d′Albertine qu′elles m′avaient immédiatement causé une douleur physique dont elles ne se sépareraient plus. Mais aussitôt la douleur avait réagi sur elles : un fait objectif, tel qu′une image, est différent selon l′état intérieur avec lequel on l′aborde. Et la douleur est un aussi puissant modificateur de la réalité qu′est l′ivresse. Combinée avec ces images, la souffrance en avait fait aussitôt quelque chose d′absolument différent de ce que peuvent être pour toute autre personne une dame en gris, un pourboire, une douche, la rue où avait lieu l′arrivée délibérée d′Albertine avec la dame en gris. Toutes ces images — échappées sur une vie de mensonges et de fautes telle que je ne l′avais jamais conçue — ma souffrance les avait immédiatement altérées en leur matière même, je ne les voyais pas dans la lumière qui éclaire les spectacles de la terre, c′était le fragment d′un autre monde, d′une planète inconnue et maudite, une vue de l′Enfer. L′Enfer c′était tout ce Balbec, tous ces pays avoisinants d′où, d′après la lettre d′Aimé, elle faisait venir souvent les filles plus jeunes qu′elle amenait à la douche. Ce mystère que j′avais jadis imaginé dans le pays de Balbec et qui s′y était dissipé quand j′y avais vécu, que j′avais ensuite espéré ressaisir en connaissant Albertine parce que, quand je la voyais passer sur la plage, quand j′étais assez fou pour désirer qu′elle ne fût pas vertueuse, je pensais qu′elle devait l′incarner, comme maintenant tout ce qui touchait à Balbec s′en imprégnait affreusement ! Les noms de ces stations, Toutainville, Evreville, Incarville, devenus si familiers, si tranquillisants, quand je les entendais le soir en revenant de chez les Verdurin, maintenant que je pensais qu′Albertine avait habité l′une, s′était promenée jusqu′à l′autre, avait pu souvent aller à bicyclette à la troisième, excitaient en moi une anxiété plus cruelle que la première fois, où je les voyais avec tant de trouble avant d′arriver à Balbec que je ne connaissais pas encore. C′est un des pouvoirs de la jalousie de nous découvrir combien la réalité des faits extérieurs et les sentiments de l′âme sont quelque chose d′inconnu qui prête à mille suppositions. Nous croyons savoir exactement ce que sont les choses et ce que pensent les gens, pour la simple raison que nous ne nous en soucions pas. Mais dès que nous avons le désir de savoir, comme a le jaloux, alors c′est un vertigineux kaléidoscope où nous ne distinguons plus rien. Albertine m′avait-elle trompé ? avec qui ? dans quelle maison ? quel jour ? celui où elle m′avait dit telle chose ? où je me rappelais que j′avais dans la journée dit ceci ou cela ? je n′en savais rien. Je ne savais pas davantage quels étaient ses sentiments pour moi, s′ils étaient inspirés par l′intérêt, par la tendresse. Et tout d′un coup je me rappelais tel incident insignifiant, par exemple qu′Albertine avait voulu aller à Saint-Martin le Vêtu, disant que ce nom l′intéressait, et peut-être simplement parce qu′elle avait fait la connaissance de quelque paysanne qui était là-bas. Mais ce n′était rien qu′Aimé m′eût appris tout cela par la doucheuse, puisque Albertine devait éternellement ignorer qu′il me l′avait appris, le besoin de savoir ayant toujours été surpassé, dans mon amour pour Albertine, par le besoin de lui montrer que je savais ; car cela faisait tomber entre nous la séparation d′illusions différentes, tout en n′ayant jamais eu pour résultat de me faire aimer d′elle davantage, au contraire. Or voici que, depuis qu′elle était morte, le second de ces besoins était amalgamé à l′effet du premier : je tâchais de me représenter l′entretien où je lui aurais fait part de ce que j′avais appris, aussi vivement que l′entretien où je lui aurais demandé ce que je ne savais pas ; c′est-à-dire la voir près de moi, l′entendre me répondant avec bonté, voir ses joues redevenir grosses, ses yeux perdre leur malice et prendre de la tristesse, c′est-à-dire l′aimer encore et oublier la fureur de ma jalousie dans le désespoir de mon isolement. Le douloureux mystère de cette impossibilité de jamais lui faire savoir ce que j′avais appris et d′établir nos rapports sur la vérité de ce que je venais seulement de découvrir (et que je n′avais peut-être pu découvrir que parce qu′elle était morte) substituait sa tristesse au mystère plus douloureux de sa conduite. Quoi ? Avoir tant désiré qu′Albertine sût que j′avais appris l′histoire de la salle de douches, Albertine qui n′était plus rien ! C′était là encore une des conséquences de cette impossibilité où nous sommes, quand nous avons à raisonner sur la mort, de nous représenter autre chose que la vie. Albertine n′était plus rien. Mais pour moi c′était la personne qui m′avait caché qu′elle eût des rendez-vous avec des femmes à Balbec, qui s′imaginait avoir réussi à me le faire ignorer. Quand nous raisonnons sur ce qui se passe après notre propre mort, n′est-ce pas encore nous vivant que par erreur nous projetons à ce moment-là ? Et est-il beaucoup plus ridicule, en somme, de regretter qu′une femme qui n′est plus rien ignore que nous ayons appris ce qu′elle faisait il y a six ans que de désirer que de nous-même, qui serons mort, le public parle encore avec faveur dans un siècle ? S′il y a plus de fondement réel dans le second cas que dans le premier, les regrets de ma jalousie rétrospective n′en procédaient pas moins de la même erreur d′optique que chez les autres hommes le désir de la gloire posthume. Pourtant cette impression de ce qu′il y avait de solennellement définitif dans ma séparation d′avec Albertine, si elle s′était substituée un moment à l′idée de ses fautes, ne faisait qu′aggraver celles-ci en leur conférant un caractère irrémédiable.
No doubt it was because in that silent and deliberate arrival of Albertine with the woman in grey I read the assignation that they had made, that convention of going to make love in a dressing-box which implied an experience of corruption, the well-concealed organisation of & double life, it was because these images brought me the terrible tidings of Albertine′s guilt that they had immediately caused me a physical grief from which they would never in time to come be detached. But at once my grief had reacted upon them: an objective fact, such as an image, differs according to the internal state in which we approach it. And grief is as potent in altering reality as is drunkenness. Combined with these images, suffering had at once made of them something absolutely different from what might be for anyone else a lady in grey, a gratuity, a bath, the street which had witnessed the deliberate arrival of Albertine with the lady in grey. All these images — escaping from a life of falsehood and misconduct such as I had never conceived — my suffering had immediately altered in their very substance, I did not behold them in the light that illuminates earthly spectacles, they were a fragment of another world, of an unknown and accursed planet, a glimpse of Hell. My Hell was all that Balbec, all those neighbouring villages from which, according to Aimé‘s letter, she frequently collected girls younger than herself whom she took to the baths. That mystery which I had long ago imagined in the country round Balbec and which had been dispelled after I had stayed there, which I had then hoped to grasp again when I knew Albertine because, when I saw her pass me on the beach, when I was mad enough to desire that she might not be virtuous, I thought that she must be its incarnation, how fearfully now everything that related to Balbec was impregnated with it. The names of those stations, Toutainville, Epreville, Parville, grown so familiar, so soothing, when I heard them shouted at night as I returned from the Verdurins′, now that I thought how Albertine had been staying at the last, had gone from there to the second, must often have ridden on her bicycle to the first, they aroused in me an anxiety more cruel than on the first occasion, when I beheld the places with such misgivings, before arriving at a Balbec which I did not yet know. It is one of the faculties of jealousy to reveal to us the extent to which the reality of external facts and the sentiments of the heart are an unknown element which lends itself to endless suppositions. We suppose that we know exactly what things are and what people think, for the simple reason that we do not care about them. But as soon as we feel the desire to know, which the jealous man feels, then it becomes a dizzy kaleidoscope in which we can no longer make out anything. Had Albertine been unfaithful to me? With whom? In what house? Upon what day? The day on which she had said this or that to me? When I remembered that I had in the course of it said this or that? I could not tell. Nor did I know what were her sentiments towards myself, whether they were inspired by financial interest, by affection. And all of a sudden I remembered some trivial incident, for instance that Albertine had wished to go to Saint-Mars le Vêtu, saying that the name interested her, and perhaps simply because she had made the acquaintance of some peasant girl who lived there. But it was nothing that Aimé should have found out all this for me from the woman at the baths, since Albertine must remain eternally unaware that he had informed me, the need to know having always been exceeded, in my love for Albertine, by the need to shew her that I knew; for this abolished between us the partition of different illusions, without having ever had the result of making her love me more, far from it. And now, after she was dead, the second of these needs had been amalgamated with the effect of the first: I tried to picture to myself the conversation in which I would have informed her of what I had learned, as vividly as the conversation in which I would have asked her to tell me what I did not know; that is to say, to see her by my side, to hear her answering me kindly, to see her cheeks become plump again, her eyes shed their malice and assume an air of melancholy; that is to say, to love her still and to forget the fury of my jealousy in the despair of my loneliness. The painful mystery of this impossibility of ever making her know what I had learned and of establishing our relations upon the truth of what I had only just discovered (and would not have been able, perhaps, to discover, but for the fact of her death) substituted its sadness for the more painful mystery of her conduct. What? To have so keenly desired that Albertine should know that I had heard the story of the baths, Albertine who no longer existed! This again was one of the consequences of our utter inability, when we have to consider the matter of death, to picture to ourselves anything but life. Albertine no longer existed. But to me she was the person who had concealed from me that she had assignations with women at Balbec, who imagined that she had succeeded in keeping me in ignorance of them. When we try to consider what happens to us after our own death, is it not still our living self which by mistake we project before us? And is it much more absurd, when all is said, to regret that a woman who no longer exists is unaware that we have learned what she was doing six years ago than to desire that of ourselves, who will be dead, the public shall still speak with approval a century hence? If there is more real foundation in the latter than in the former case, the regrets of my retrospective jealousy proceeded none the less from the same optical error as in other men the desire for posthumous fame. And yet this impression of all the solemn finality that there was in my separation from Albertine, if it had been substituted for a moment for my idea of her misdeeds, only aggravated them by bestowing upon them an irremediable character.
Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée où j′étais seul et où, dans quelque sens que j′allasse, je ne la rencontrerais jamais. Heureusement je trouvai fort à propos dans ma mémoire — comme il y a toujours toutes espèces de choses, les unes dangereuses, les autres salutaires dans ce fouillis où les souvenirs ne s′éclairent qu′un à un — je découvris, comme un ouvrier l′objet qui pourra servir à ce qu′il veut faire, une parole de ma grand′mère. Elle m′avait dit à propos d′une histoire invraisemblable que la doucheuse avait racontée à Mme de Villeparisis : « C′est une femme qui doit avoir la maladie du mensonge. » Ce souvenir me fut d′un grand secours. Quelle portée pouvait avoir ce qu′avait dit la doucheuse à Aimé ? D′autant plus qu′en somme elle n′avait rien vu. On peut venir prendre des douches avec des amies sans penser à mal pour cela. Peut-être pour se vanter la doucheuse exagérait-elle le pourboire. J′avais bien entendu Françoise soutenir une fois que ma tante Léonie avait dit devant elle qu′elle avait « un million à manger par mois », ce qui était de la folie ; une autre fois qu′elle avait vu ma tante Léonie donner à Eulalie quatre billets de mille francs, alors qu′un billet de cinquante francs plié en quatre me paraissait déjà peu vraisemblable. Et ainsi je cherchais — et je réussis peu à peu — à me défaire de la douloureuse certitude que je m′étais donné tant de mal à acquérir, ballotté que j′étais toujours entre le désir de savoir et la peur de souffrir. Alors ma tendresse put renaître, mais, aussitôt avec cette tendresse, une tristesse d′être séparé d′Albertine, durant laquelle j′étais peut-être encore plus malheureux qu′aux heures récentes où c′était par la jalousie que j′étais torturé. Mais cette dernière renaquit soudain en pensant à Balbec, à cause de l′image soudain revue (et qui jusque-là ne m′avait jamais fait souffrir et me paraissait même une des plus inoffensives de ma mémoire) de la salle à manger de Balbec le soir, avec, de l′autre côté du vitrage, toute cette population entassée dans l′ombre comme devant le vitrage lumineux d′un aquarium, en faisant se frôler (je n′y avais jamais pensé) dans sa conglomération les pêcheurs et les filles du peuple contre les petites bourgeoises jalouses de ce luxe, nouveau à Balbec, ce luxe que sinon la fortune, du moins l′avarice et la tradition interdisaient à leurs parents, petites bourgeoises parmi lesquelles il y avait sûrement presque chaque soir Albertine, que je ne connaissais pas encore et qui sans doute levait là quelque fillette qu′elle rejoignait quelques minutes plus tard dans la nuit, sur le sable, ou bien dans une cabine abandonnée, au pied de la falaise. Puis c′était ma tristesse qui renaissait, je venais d′entendre, comme une condamnation à l′exil, le bruit de l′ascenseur qui, au lieu de s′arrêter à mon étage, montait au-dessus. Pourtant la seule personne dont j′eusse pu souhaiter la visite ne viendrait plus jamais, elle était morte. Et malgré cela, quand l′ascenseur s′arrêtait à mon étage mon cœur battait, un instant je me disais : « Si tout de même cela n′était qu′un rêve ! C′est peut-être elle, elle va sonner, elle revient, Françoise va entrer me dire avec plus d′effroi que de colère — car elle est plus superstitieuse encore que vindicative et craindrait moins la vivante que ce qu′elle croira peut-être un revenant : — « Monsieur ne devinera jamais qui est là. » J′essayais de ne penser à rien, de prendre un journal. Mais la lecture m′était insupportable de ces articles écrits par des gens qui n′éprouvent pas de réelle douleur. D′une chanson insignifiante l′un disait : « C′est à pleurer » tandis que moi-je l′aurais écoutée avec tant d′allégresse si Albertine avait vécu. Un autre, grand écrivain cependant, parce qu′il avait été acclamé à sa descente d′un train, disait qu′il avait reçu là des témoignages inoubliables, alors que moi, si maintenant je les avais reçus, je n′y aurais même pas pensé un instant. Et un troisième assurait que sans la fâcheuse politique la vie de Paris serait « tout à fait délicieuse », alors que je savais bien que, même sans politique, cette vie ne pouvait m′être qu′atroce et m′eût semblé délicieuse, même avec la politique, si j′eusse retrouvé Albertine. Le chroniqueur cynégétique disait (on était au mois de mai) : « Cette époque est vraiment douloureuse, disons mieux, sinistre, pour le vrai chasseur, car il n′y a rien, absolument rien à tirer », et le chroniqueur du « Salon » : « Devant cette manière d′organiser une exposition on se sent pris d′un immense découragement, d′une tristesse infinieÂ… » Si la force de ce que je sentais me faisait paraître mensongères et pâles les expressions de ceux qui n′avaient pas de vrais bonheurs ou malheurs, en revanche les lignes les plus insignifiantes qui, de si loin que ce fût, pouvaient se rattacher ou à la Normandie, ou à la Touraine, ou aux établissements hydrothérapiques, ou à la Berma, ou à la princesse de Guermantes, ou à l′amour, ou à l′absence, ou à l′infidélité, remettaient brusquement devant moi, sans que j′eusse eu le temps de me détourner, l′image d′Albertine, et je me remettais à pleurer. D′ailleurs, d′habitude, ces journaux je ne pouvais même pas les lire, car le simple geste d′en ouvrir un me rappelait à la fois que j′en accomplissais de semblables quand Albertine vivait, et qu′elle ne vivait plus ; je les laissais retomber sans avoir la force de les déplier jusqu′au bout. Chaque impression évoquait une impression identique mais blessée parce qu′en avait été retranchée l′existence d′Albertine, de sorte que je n′avais jamais le courage de vivre jusqu′au bout ces minutes mutilées. Même, quand peu à peu Albertine cessa d′être présente à ma pensée et toute-puissante sur mon cœur, je souffrais tout d′un coup s′il me fallait, comme au temps où elle était là, entrer dans sa chambre, chercher de la lumière, m′asseoir près du pianola. Divisée en petits dieux familiers, elle habita longtemps la flamme de la bougie, le bouton de la porte, le dossier d′une chaise, et d′autres domaines plus immatériels, comme une nuit d′insomnie ou l′émoi que me donnait la première visite d′une femme qui m′avait plu. Malgré cela, le peu de phrases que mes yeux lisaient dans une journée ou que ma pensée se rappelait avoir lues excitaient souvent en moi une jalousie cruelle. Pour cela elles avaient moins besoin de me fournir un argument valable de l′immoralité des femmes que de me rendre une impression ancienne liée à l′existence d′Albertine. Transporté alors dans un moment oublié dont l′habitude d′y penser n′avait pas pour moi émoussé la force, et où Albertine vivait encore, ses fautes prenaient quelque chose de plus voisin, de plus angoissant, de plus atroce. Alors je me redemandais s′il était certain que les révélations de la doucheuse fussent fausses. Une bonne manière de savoir la vérité serait d′envoyer Aimé en Touraine, passer quelques jours dans le voisinage de la villa de Mme Bontemps. Si Albertine aimait les plaisirs qu′une femme prend avec les femmes, si c′est pour n′être pas plus longtemps privée d′eux qu′elle m′avait quitté, elle avait dû, aussitôt libre, essayer de s′y livrer et y réussir, dans un pays qu′elle connaissait et où elle n′aurait pas choisi de se retirer si elle n′avait pas pensé y trouver plus de facilités que chez moi. Sans doute, il n′y avait rien d′extraordinaire à ce que la mort d′Albertine eût si peu changé mes préoccupations. Quand notre maîtresse est vivante, une grande partie des pensées qui forment ce que nous appelons notre amour nous viennent pendant les heures où elle n′est pas à côté de nous. Ainsi l′on prend l′habitude d′avoir pour objet de sa rêverie un être absent, et qui, même s′il ne le reste que quelques heures, pendant ces heures-là n′est qu′un souvenir. Aussi la mort ne change-t-elle pas grand-chose. Quand Aimé revint, je lui demandai de partir pour Châtellerault, et ainsi non seulement par mes pensées, mes tristesses, l′émoi que me donnait un nom relié, de si loin que ce fût, à un certain être, mais encore par toutes mes actions, par les enquêtes auxquelles je procédais, par l′emploi que je faisais de mon argent, tout entier destiné à connaître les actions d′Albertine, je peux dire que toute cette année-là ma vie resta remplie par un amour, par une véritable liaison. Et celle qui en était l′objet était une morte. On dit quelquefois qu′il peut subsister quelque chose d′un être après sa mort si cet être était un artiste et mettait un peu de soi dans son œuvre. C′est peut-être de la même manière qu′une sorte de bouture prélevée sur un être, et greffée au cœur d′un autre, continue à y poursuivre sa vie, même quand l′être d′où elle avait été détachée a péri. Aimé alla loger à côté de la villa de Mme Bontemps ; il fit la connaissance d′une femme de chambre, d′un loueur de voitures chez qui Albertine allait souvent en prendre une pour la journée. Les gens n′avaient rien remarqué. Dans une seconde lettre, Aimé me disait avoir appris d′une petite blanchisseuse de la ville qu′Albertine avait une manière particulière de lui serrer le bras quand celle-ci lui rapportait le linge. « Mais, disait-elle, cette demoiselle ne lui avait jamais fait autre chose. » J′envoyai à Aimé l′argent qui payait son voyage, qui payait le mal qu′il venait de me faire par sa lettre, et cependant je m′efforçais de le guérir en me disant que c′était là une familiarité qui ne prouvait aucun désir vicieux quand je reçus un télégramme d′Aimé : « Ai appris les choses les plus intéressantes. Ai plein de nouvelles pour prouver. Lettre suit. » Le lendemain vint une lettre dont l′enveloppe suffit à me faire frémir ; j′avais reconnu qu′elle était d′Aimé, car chaque personne même la plus humble, a sous sa dépendance ces petits êtres familiers, à la fois vivants et couchés dans une espèce d′engourdissement sur le papier, les caractères de son écriture que lui seul possède. « D′abord la petite blanchisseuse n′a rien voulu me dire, elle assurait que Mlle Albertine n′avait jamais fait que lui pincer le bras. Mais pour la faire parler je l′ai emmenée dîner, je l′ai fait boire. Alors elle m′a raconté que Mlle Albertine la rencontrait souvent au bord de la Loire, quand elle allait se baigner ; que Mlle Albertine, qui avait l′habitude de se lever de grand matin pour aller se baigner, avait l′habitude de la retrouver au bord de l′eau, à un endroit où les arbres sont si épais que personne ne peut vous voir, et d′ailleurs il n′y a personne qui peut vous voir à cette heure-là. Puis la blanchisseuse amenait ses petites amies et elles se baignaient et après, comme il faisait très chaud déjà là-bas et que ça tapait dur même sous les arbres, elles restaient dans l′herbe à se sécher, à jouer, à se caresser. La petite blanchisseuse m′a avoué qu′elle aimait beaucoup à s′amuser avec ses petites amies, et que voyant Mlle Albertine qui se frottait toujours contre elle dans son peignoir, elle le lui avait fait enlever et lui faisait des caresses avec sa langue le long du cou et des bras, même sur la plante des pieds que Mlle Albertine lui tendait. La blanchisseuse se déshabillait aussi, et elles jouaient à se pousser dans l′eau ; là elle ne n′a rien dit de plus, mais, tout dévoué à vos ordres et voulant faire n′importe quoi pour vous faire plaisir, j′ai emmené coucher avec moi la petite blanchisseuse. Elle m′a demandé si je voulais qu′elle me fit ce qu′elle faisait à Mlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de bain. Et elle m′a dit : « Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette demoiselle, elle me disait : (ah ! tu me mets aux anges) et elle était si énervée qu′elle ne pouvait s′empêcher de me mordre. » J′ai vu encore la trace sur le bras de la petite blanchisseuse. Et je comprends le plaisir de Mlle Albertine car cette petite-là est vraiment très habile. »
I saw myself astray in life as upon an endless beach where I was alone and, in whatever direction I might turn, would never meet her. Fortunately, I found most appropriately in my memory — as there are always all sorts of things, some noxious, others salutary in that heap from which individual impressions come to light only one by one — I discovered, as a craftsman discovers the material that can serve for what he wishes to make, a speech of my grandmother′s. She had said to me, with reference to an improbable story which the bath-woman had told Mme. de Villeparisis: “She is a woman who must suffer from a disease of mendacity.” This memory was a great comfort to me. What importance could the story have that the woman had told Aimé? Especially as, after all, she had seen nothing. A girl can come and take baths with her friends without having any evil intention. Perhaps for her own glorification the woman had exaggerated the amount of the gratuity. I had indeed heard Françoise maintain once that my aunt Léonie had said in her hearing that she had ‘a million a month to spend,′ which was utter nonsense; another time that she had seen my aunt Léonie give Eulalie four thousand-franc notes, whereas a fifty-franc note folded in four seemed to me scarcely probable. And so I sought — and, in course of time, managed — to rid myself of the painful certainty which I had taken such trouble to acquire, tossed to and fro as I still was between the desire to know and the fear of suffering. Then my affection might revive afresh, but, simultaneously with it, a sorrow at being parted from Albertine, during the course of which I was perhaps even more wretched than in the recent hours when it had been jealousy that tormented me. But my jealousy was suddenly revived, when I thought of Balbec, because of the vision which at once reappeared (and which until then had never made me suffer and indeed appeared one of the most innocuous in my memory) of the dining-room at Balbec in the evening, with, on the other side of the windows, all that populace crowded together in the dusk, as before the luminous glass of an aquarium, producing a contact (of which I had never thought) in their conglomeration, between the fishermen and girls of the lower orders and the young ladies jealous of that splendour new to Balbec, that splendour from which, if not their means, at any rate avarice and tradition debarred their parents, young ladies among whom there had certainly been almost every evening Albertine whom I did not then know and who doubtless used to accost some little girl whom she would meet a few minutes later in the dark, upon the sands, or else in a deserted bathing hut at the foot of the cliff. Then it was my sorrow that revived, I had just heard like a sentence of banishment the sound of the lift which, instead of stopping at my floor, went on higher. And yet the only person from whom I could have hoped for a visit would never come again, she was dead. And in spite of this, when the lift did stop at my floor, my heart throbbed, for an instant I said to myself: “If, after all, it was only a dream! It is perhaps she, she is going to ring the bell, she has come back, Françoise will come in and say with more alarm than anger — for she is even more superstitious than vindictive, and would be less afraid of the living girl than of what she will perhaps take for a ghost —‘Monsieur will never guess who is here.′” I tried not to think of anything, to take up a newspaper. But I found it impossible to read the articles written by men who felt no real grief. Of a trivial song, one of them said: “It moves one to tears,” whereas I myself would have listened to it with joy had Albertine been alive. Another, albeit a great writer, because he had been greeted with cheers when he alighted from a train, said that he had received ‘an unforgettable welcome,′ whereas I, if it had been I who received that welcome, would not have given it even a moment′s thought. And a third assured his readers that, but for its tiresome politics, life in Paris would be ‘altogether delightful′ whereas I knew well that even without politics that life could be nothing but atrocious to me, and would have seemed to me delightful, even with its politics, could I have found Albertine again. The sporting correspondent said (we were in the month of May): “This season of the year is positively painful, let us say rather disastrous, to the true sportsman, for there is nothing, absolutely nothing in the way of game,” and the art critic said of the Salon: “In the face of this method of arranging an exhibition we are overwhelmed by an immense discouragement, by an infinite regret. . . . ” If the force of the regret that I was feeling made me regard as untruthful and colourless the expressions of men who had no true happiness or sorrow in their lives, on the other hand the most insignificant lines which could, however, remotely, attach themselves either to Normandy, or to Touraine, or to hydropathic establishments, or to Léa, or to the Princesse de Guermantes, or to love, or to absence, or to infidelity, at once set before my eyes, without my having the time to turn them away from it, the image of Albertine, and my tears started afresh. Besides, in the ordinary course, I could never read these newspapers, for the mere act of opening one of them reminded me at once that I used to open them when Albertine was alive, and that she was alive no longer; I let them drop without having the strength to unfold their pages. Each impression called up an impression that was identical but marred, because there had been cut out of it Albertine′s existence, so that I had never the courage to live to the end these mutilated minutes. Indeed, when, little by little, Albertine ceased to be present in my thoughts and all-powerful over my heart, I was stabbed at once if I had occasion, as in the time when she was there, to go into her room, to grope for the light, to sit down by the pianola. Divided among a number of little household gods, she dwelt for a long time in the flame of the candle, the door-bell, the back of a chair, and other domains more immaterial such as a night of insomnia or the emotion that was caused me by the first visit of a woman who had attracted me. In spite of this the few sentences which I read in the course of a day or which my mind recalled that I had read, often aroused in me a cruel jealousy. To do this, they required not so much to supply me with a valid argument in favour of the immorality of women as to revive an old impression connected with the life of Albertine. Transported then to a forgotten moment, the force of which my habit of thinking of it had not dulled, and in which Albertine was still alive, her misdeeds became more immediate, more painful, more agonising. Then I asked myself whether I could be certain that the bath-woman′s revelations were false. A good way of finding out the truth would be to send Aimé to Touraine, to spend a few days in the neighbourhood of Mme. Bontemps′s villa. If Albertine enjoyed the pleasures which one woman takes with others, if it was in order not to be deprived of them any longer that she had left me, she must, as soon as she was free, have sought to indulge in them and have succeeded, in a district which she knew and to which she would not have chosen to retire had she not expected to find greater facilities there than in my house. No doubt there was nothing extraordinary in the fact that Albertine′s death had so little altered my preoccupations. When our mistress is alive, a great part of the thoughts which form what we call our loves come to us during the hours when she is not by our side. Thus we acquire the habit of having as the object of our meditation an absent person, and one who, even if she remains absent for a few hours only, during those hours is no more than a memory. And so death does not make any great difference. When Aimé returned, I asked him to go down to Châtellerault, and thus not only by my thoughts, my sorrows, the emotion caused me by a name connected, however remotely, with a certain person, but even more by all my actions, by the inquiries that I undertook, by the use that I made of my money, all of which was devoted to the discovery of Albertine′s actions, I may say that throughout this year my life remained filled with love, with a true bond of affection. And she who was its object was a corpse. We say at times that something may survive of a man after his death, if the man was an artist and took a certain amount of pains with his work. It is perhaps in the same way that a sort of cutting taken from one person and grafted on the heart of another continues to carry on its existence, even when the person from whom it had been detached has perished. Aimé established himself in quarters close to Mme. Bontemps′s villa; he made the acquaintance of a maidservant, of a jobmaster from whom Albertine had often hired a carriage by the day. These people had noticed nothing. In a second letter, Aimé informed me that he had learned from a young laundress in the town that Albertine had a peculiar way of gripping her arm when she brought back the clean linen. “But,” she said, “the young lady never did anything more.” I sent Aimé the money that paid for his journey, that paid for the harm which he had done me by his letter, and at the same time I was making an effort to discount it by telling myself that this was a familiarity which gave no proof of any vicious desire when I received a telegram from Aimé: “Have learned most interesting things have abundant proofs letter follows.” On the following day came a letter the envelope of which was enough to make me tremble; I had guessed that it came from Aimé, for everyone, even the humblest of us, has under his control those little familiar spirits at once living and couched in a sort of trance upon the paper, the characters of his handwriting which he alone possesses. “At first the young laundress refused to tell me anything, she assured me that Mlle. Albertine had never done anything more than pinch her arm. But to get her to talk, I took her out to dinner, I made her drink. Then she told me that Mlle. Albertine used often to meet her on the bank of the Loire, when she went to bathe, that Mlle. Albertine who was in the habit of getting up very early to go and bathe was in the habit of meeting her by the water′s edge, at a spot where the trees are so thick that nobody can see you, and besides there is nobody who can see you at that hour in the morning. Then the young laundress brought her friends and they bathed and afterwards, as it was already very hot down here and the sun scorched you even through the trees, they used to lie about on the grass getting dry and playing and caressing each other. The young laundress confessed to me that she loved to amuse herself with her young friends and that seeing Mlle. Albertine was always wriggling against her in her wrapper she made her take it off and used to caress her with her tongue along the throat and arms, even on the soles of her feet which Mlle. Albertine stretched out to her. The laundress undressed too, and they played at pushing each other into the water; after that she told me nothing more, but being entirely at your orders and ready to do anything in the world to please you, I took the young laundress to bed with me. She asked me if I would like her to do to me what she used to do to Mlle. Albertine when she took off her bathing-dress. And she said to me: ‘If you could have seen how she used to quiver, that young lady, she said to me: (oh, it′s just heavenly) and she got so excited that she could not keep from biting me.′ I could still see the marks on the girl′s arms. And I can understand Mlle. Albertine′s pleasure, for the girl is really a very good performer.”
J′avais bien souffert à Balbec quand Albertine m′avait dit son amitié pour Mlle Vinteuil. Mais Albertine était là pour me consoler. Puis quand, pour avoir trop cherché à connaître les actions d′Albertine, j′avais réussi à la faire partir de chez moi, quand Françoise m′avait annoncé qu′elle n′était plus là, et que je m′étais trouvé seul, j′avais souffert davantage. Mais du moins l′Albertine que j′avais aimée restait dans mon cœur. Maintenant, à sa place — pour me punir d′avoir poussé plus loin une curiosité à laquelle, contrairement à ce que j′avais supposé, la mort n′avait pas mis fin — ce que je trouvais c′était une jeune fille différente, multipliant les mensonges et les tromperies là où l′autre m′avait si doucement rassuré en me jurant n′avoir jamais connu ces plaisirs que, dans l′ivr@@esse de sa liberté reconquise, elle était partie goûter jusqu′à la pâmoison, jusqu′à mordre cette petite blanchisseuse qu′elle retrouvait au soleil levant, sur le bord de la Loire, et à qui elle disait : « Tu me mets aux anges. » Une Albertine différente, non pas seulement dans le sens où nous entendons le mot différent quand il s′agit des autres. Si les autres sont différents de ce que nous avons cru, cette différence ne nous atteignant pas profondément, et le pendule de l′intuition ne pouvant projeter hors de lui qu′une oscillation égale à celle qu′il a exécutée dans le sens intérieur, ce n′est que dans les régions superficielles d′eux-mêmes que nous situons ces différences. Autrefois, quand j′apprenais qu′une femme aimait les femmes, elle ne me paraissait pas pour cela une femme autre, d′une essence particulière. Mais s′il s′agit d′une femme qu′on aime, pour se débarrasser de la douleur qu′on éprouve à l′idée que cela peut être on cherche à savoir non seulement ce qu′elle a fait, mais ce qu′elle ressentait en le faisant, quelle idée elle avait de ce qu′elle faisait ; alors descendant de plus en plus avant, par la profondeur de la douleur, on atteint au mystère, à l′essence. Je souffrais jusqu′au fond de moi-même, jusque dans mon corps, dans mon cœur — bien plus que ne m′eût fait souffrir la peur de perdre la vie — de cette curiosité à laquelle collaboraient toutes les forces de mon intelligence et de mon inconscient ; et ainsi c′est dans les profondeurs mêmes d′Albertine que je projetais maintenant tout ce que j′apprenais d′elle. Et la douleur qu′avait ainsi fait pénétrer en moi, à une telle profondeur, la réalité du vice d′Albertine me rendit bien plus tard un dernier office. Comme le mal que j′avais fait à ma grand′mère, le mal que m′avait fait Albertine fut un dernier lien entre elle et moi et qui survécut même au souvenir, car, avec la conservation d′énergie que possède tout ce qui est physique, la souffrance n′a même pas besoin des leçons de la mémoire. Ainsi un homme qui a oublié les belles nuits passées au clair de lune dans les bois souffre encore des rhumatismes qu′il y a pris. Ces goûts niés par elle et qu′elle avait, ces goûts dont la découverte était venue à moi, non dans un froid raisonnement mais dans la brûlante souffrance ressentie à la lecture de ces mots : « Tu me mets aux anges », souffrance qui leur donnait une particularité qualitative, ces goûts ne s′ajoutaient pas seulement à l′image d′Albertine comme s′ajoute au bernard-l′ermite la coquille nouvelle qu′il traîne après lui, mais bien plutôt comme un sel qui entre en contact avec un autre sel, en change la couleur, bien plus, la nature. Quand la petite blanchisseuse avait dû dire à ses petites amies : « Imaginez-vous, je ne l′aurais pas cru, eh bien, la demoiselle c′en est une aussi », pour moi ce n′était pas seulement un vice d′abord insoupçonné d′elles qu′elles ajoutaient à la personne d′Albertine, mais la découverte qu′elle était une autre personne, une personne comme elles, parlant la même langue, ce qui, en la faisant compatriote d′autres, me la rendait encore plus étrangère à moi, prouvait que ce que j′avais eu d′elle, ce que je portais dans mon cœur, ce n′était qu′un tout petit peu d′elle, et que le reste qui prenait tant d′extension de ne pas être seulement cette chose si mystérieusement importante, un désir individuel, mais de lui être commune avec d′autres, elle me l′avait toujours caché, elle m′en avait tenu à l′écart, comme une femme qui m′eût caché qu′elle était d′un pays ennemi et espionne, et qui même eût agi plus traîtreusement encore qu′une espionne, car celle-ci ne trompe que sur sa nationalité, tandis qu′Albertine c′était sur son humanité la plus profonde, sur ce qu′elle n′appartenait pas à l′humanité commune, mais à une race étrange qui s′y mêle, s′y cache et ne s′y fond jamais. J′avais justement vu deux peintures d′Elstir où dans un paysage touffu il y a des femmes nues. Dans l′une d′elles, l′une des jeunes filles lève le pied comme Albertine devait faire quand elle l′offrait à la blanchisseuse. De l′autre pied elle pousse à l′eau l′autre jeune fille qui gaiement résiste, la cuisse levée, son pied trempant à peine dans l′eau bleue. Je me rappelais maintenant que la levée de la cuisse y faisait le même méandre de cou de cygne avec l′angle du genou, que faisait la chute de la cuisse d′Albertine quand elle était à côté de moi sur le lit, et j′avais voulu souvent lui dire qu′elle me rappelait ces peintures. Mais je ne l′avais pas fait pour ne pas éveiller en elle l′image de corps nus de femmes. Maintenant je la voyais à côté de la blanchisseuse et de ses amies, recomposer le groupe que j′avais tant aimé quand j′étais assis au milieu des amies d′Albertine à Balbec. Et si j′avais été un amateur sensible à la seule beauté j′aurais reconnu qu′Albertine le recomposait mille fois plus beau, maintenant que les éléments en étaient les statues nues de déesses comme celles que les grands sculpteurs éparpillaient à Versailles sous les bosquets ou donnaient dans les bassins à laver et à polir aux caresses du flot. Maintenant je la voyais à côté de la blanchisseuse, jeunes filles au bord de l′eau, dans leur double nudité de marbres féminins, au milieu d′une touffe de végétations et trempant dans l′eau comme des bas-reliefs nautiques. Me souvenant de ce qu′Albertine était sur mon lit, je croyais voir sa cuisse recourbée, je la voyais, c′était un col de cygne, il cherchait la bouche de l′autre jeune fille. Alors je ne voyais même plus une cuisse, mais le col hardi d′un cygne, comme celui qui dans une étude frémissante cherche la bouche d′une Léda qu′on voit dans toute la palpitation spécifique du plaisir féminin, parce qu′il n′y a qu′un cygne et qu′elle semble plus seule, de même qu′on découvre au téléphone les inflexions d′une voix qu′on ne distingue pas tant qu′elle n′est pas dissociée d′un visage où l′on objective son expression. Dans cette étude, le plaisir, au lieu d′aller vers la face qui l′inspire et qui est absente, remplacée par un cygne inerte, se concentre dans celle qui le ressent. Par instant la communication était interrompue entre mon cœur et ma mémoire. Ce qu′Albertine avait fait avec la blanchisseuse ne m′était plus signifié que par des abréviations quasi algébriques qui ne me représentaient plus rien ; mais cent fois par heure le courant interrompu était rétabli, et mon cœur était brûlé sans pitié par un feu d′enfer, tandis que je voyais Albertine ressuscitée par ma jalousie, vraiment vivante, se raidir sous les caresses de la petite blanchisseuse à qui elle disait : « Tu me mets aux anges. » Comme elle était vivante au moment où elle commettait ses fautes, c′est-à-dire au moment où moi-même je me trouvais, il ne me suffisait pas de connaître cette faute, j′aurais voulu qu′elle sût que je la connaissais. Aussi, si dans ces moments-là je regrettais de penser que je ne la reverrais jamais, ce regret portait la marque de ma jalousie et, tout différent du regret déchirant des moments où je l′aimais, n′était que le regret de ne pas pouvoir lui dire : « Tu croyais que je ne saurais jamais ce que tu as fait après m′avoir quitté, eh bien je sais tout, la blanchisseuse au bord de la Loire, tu lui disais : « Tu me mets aux anges », j′ai vu la morsure. » Sans doute je me disais : « Pourquoi me tourmenter ? Celle qui a eu du plaisir avec la blanchisseuse n′est plus rien, donc n′était pas une personne dont les actions gardent de la valeur. Elle ne se dit pas que je sais. Mais elle ne se dit pas non plus que je ne sais pas puisqu′elle ne se dit rien. » Mais ce raisonnement me persuadait moins que la vue de son plaisir qui me ramenait au moment où elle l′avait éprouvé. Ce que nous sentons existe seul pour nous, et nous le projetons dans le passé, dans l′avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de la mort. Si mon regret qu′elle fût morte subissait dans ces moments-là l′influence de ma jalousie et prenait cette forme si particulière, cette influence s′étendait à mes rêves d′occultisme, d′immortalité qui n′étaient qu′un effort pour tâcher de réaliser ce que je désirais. Aussi, à ces moments-là, si j′avais pu réussir à l′évoquer en faisant tourner une table comme autrefois Bergotte croyait que c′était possible, ou à la rencontrer dans l′autre vie comme le pensait l′abbé X., je ne l′aurais souhaité que pour lui répéter : « Je sais pour la blanchisseuse. Tu lui disais : tu me mets aux anges ; j′ai vu la morsure. » Ce qui vint à mon secours contre cette image de la blanchisseuse, ce fut — certes quand elle eut un peu duré — cette image elle-même parce que nous ne connaissons vraiment que ce qui est nouveau, ce qui introduit brusquement dans notre sensibilité un changement de ton qui nous frappe, ce à quoi l′habitude n′a pas encore substitué ses pâles fac-similés. Mais ce fut surtout ce fractionnement d′Albertine en de nombreux fragments, en de nombreuses Albertines, qui était son seul mode d′existence en moi. Des moments revinrent où elle n′avait été que bonne, ou intelligente, ou sérieuse, ou même aimant plus que tout les sports. Et ce fractionnement, n′était-il pas, au fond, juste qu′il me calmât ? Car s′il n′était pas en lui-même quelque chose de réel, s′il tenait à la forme successive des heures où elle m′était apparue, forme qui restait celle de ma mémoire comme la courbure des projections de ma lanterne magique tenait à la courbure des verres colorés, ne représentait-il pas à sa manière une vérité, bien objective celle-là, à savoir que chacun de nous n′est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui n′ont pas toutes la même valeur morale, et que, si l′Albertine vicieuse avait existé, cela n′empêchait pas qu′il y en eût eu d′autres, celle qui aimait à causer avec moi de Saint-Simon dans sa chambre ; celle qui, le soir où je lui avais dit qu′il fallait nous séparer, avait dit si tristement : « Ce pianola, cette chambre, penser que je ne reverrai jamais tout cela » et, quand elle avait vu l′émotion que mon mensonge avait fini par me communiquer, s′était écriée avec une pitié si sincère : « Oh ! non, tout plutôt que de vous faire de la peine, c′est entendu, je ne chercherai pas à vous revoir. » Alors je ne fus plus seul ; je sentis disparaître cette cloison qui nous séparait. Du moment que cette Albertine bonne était revenue, j′avais retrouvé la seule personne à qui je pusse demander l′antidote des souffrances qu′Albertine me causait. Certes je désirais toujours lui parler de l′histoire de la blanchisseuse, mais ce n′était plus en manière de cruel triomphe et pour lui montrer méchamment ce que je savais. Comme je l′aurais fait si Albertine avait été vivante, je lui demandai tendrement si l′histoire de la blanchisseuse était vraie. Elle me jura que non, qu′Aimé n′était pas très véridique et que, voulant paraître avoir bien gagné l′argent que je lui avais donné, il n′avait pas voulu revenir bredouille et avait fait dire ce qu′il avait voulu à la blanchisseuse. Sans doute Albertine n′avait cessé de me mentir. Pourtant, dans le flux et le reflux de ses contradictions je sentais qu′il y avait eu une certaine progression à moi due. Qu′elle ne m′eût même pas fait, au début, des confidences (peut-être, il est vrai, involontaires dans une phrase qui échappe) je n′en eusse pas juré. Je ne me rappelais plus. Et puis elle avait de si bizarres façons d′appeler certaines choses que cela pouvait signifier cela ou non, mais le sentiment qu′elle avait eu de ma jalousie l′avait ensuite portée à rétracter avec horreur ce qu′elle avait d′abord complaisamment avoué. D′ailleurs, Albertine n′avait même pas besoin de me dire cela. Pour être persuadé de son innocence il me suffisait de l′embrasser, et je le pouvais maintenant qu′était tombée la cloison qui nous séparait, pareille à celle impalpable et résistante qui après une brouille s′élève entre deux amoureux et contre laquelle se briseraient les baisers. Non, elle n′avait besoin de rien me dire. Quoi qu′elle eût fait, quoi qu′elle eût voulu, la pauvre petite, il y avait des sentiments en lesquels, par-dessus ce qui nous divisait, nous pouvions nous unir. Si l′histoire était vraie, et si Albertine m′avait caché ses goûts, c′était pour ne pas me faire de chagrin. J′eus la douceur de l′entendre dire à cette Albertine-là. D′ailleurs en avais-je jamais connu une autre ? Les deux plus grandes causes d′erreur dans nos rapports avec un autre être sont : avoir soi-même bon cœur, ou bien, cet autre être, l′aimer. On aime sur un sourire, sur un regard, sur une épaule. Cela suffit ; alors, dans les longues heures d′espérance ou de tristesse on fabrique une personne, on compose un caractère. Et quand plus tard on fréquente la personne aimée on ne peut pas plus, devant quelque cruelle réalité qu′on soit placé, ôter ce caractère bon, cette nature de femme nous aimant, à l′être qui a tel regard, telle épaule que nous ne pouvons, quand elle vieillit, ôter son premier visage à une personne que nous connaissons depuis sa jeunesse. J′évoquai le beau regard bon et pitoyable de cette Albertine-là, ses grosses joues, son cou aux larges grains. C′était l′image d′une morte, mais, comme cette morte vivait, il me fut aisé de faire immédiatement ce que j′eusse fait infailliblement si elle avait été auprès de moi de son vivant (ce que je ferais si je devais jamais la retrouver dans une autre vie), je lui pardonnai.
I had indeed suffered at Balbec when Albertine told me of her friendship with Mlle. Vinteuil. But Albertine was there to comfort me. Afterwards when, by my excessive curiosity as to her actions, I had succeeded in making Albertine leave me, when Françoise informed me that she was no longer in the house and I found myself alone, I had suffered more keenly still. But at least the Albertine whom I had loved remained in my heart. Now, in her place — to punish me for having pushed farther a curiosity to which, contrary to what I had supposed, death had not put an end — what I found was a different girl, heaping up lies and deceits one upon another, in the place where the former had so sweetly reassured me by swearing that she had never tasted those pleasures which, in the intoxication of her recaptured liberty, she had gone down to enjoy to the point of swooning, of biting that young laundress whom she used to meet at sunrise on the bank of the Loire, and to whom she used to say: “Oh, it′s just heavenly.” A different Albertine, not only in the sense in which we understand the word different when it is used of other people. If people are different from what we have supposed, as this difference cannot affect us profoundly, as the pendulum of intuition cannot move outward with a greater oscillation than that of its inward movement, it is only in the superficial regions of the people themselves that we place these differences. Formerly, when I learned that a woman loved other women, she did not for that reason seem to me a different woman, of a peculiar essence. But when it is a question of a woman with whom we are in love, in order to rid ourselves of the grief that we feel at the thought that such a thing is possible, we seek to find out not only what she has done, but what she felt while she was doing it, what idea she had in her mind of the thing that she was doing; then descending and advancing farther and farther, by the profundity of our grief we attain to the mystery, to the essence. I was pained internally, in my body, in my heart — far more than I should have been pained by the fear of losing my life — by this curiosity with which all the force of my intellect and of my subconscious self collaborated; and similarly it was into the core of Albertine′s own being that I now projected everything that I learned about her. And the grief that had thus caused to penetrate to so great a depth in my own being the fact of Albertine′s vice, was to render me later on a final service. Like the harm that I had done my grandmother, the harm that Albertine had done me was a last bond between her and myself which outlived memory even, for with the conservation of energy which belongs to everything that is physical, suffering has no need of the lessons of memory. Thus a man who has forgotten the charming night spent by moonlight in the woods, suffers still from the rheumatism which he then contracted. Those tastes which she had denied but which were hers, those tastes the discovery of which had come to me not by a cold process of reasoning but in the burning anguish that I had felt on reading the words: “Oh, it′s just heavenly,” a suffering which gave them a special quality of their own, those tastes were not merely added to the image of Albertine as is added to the hermit-crab the new shell which it drags after it, but, rather, like a salt which comes in contact with another salt, alters its colour, and, what is more, its nature. When the young laundress must have said to her young friends: “Just fancy, I would never have believed it, well, the young lady is one too!” to me it was not merely a vice hitherto unsuspected by them that they added to Albertine′s person, but the discovery that she was another person, a person like themselves, speaking the same language, which, by making her the compatriot of other women, made her even more alien to myself, proved that what I had possessed of her, what I carried in my heart, was only quite a small part of her, and that the rest which was made so extensive by not being merely that thing so mysteriously important, an. individual desire, but being shared with others, she had always concealed from me, she had kept me aloof from it, as a woman might have concealed from me that she was a native of an enemy country and a spy; and would indeed have been acting even more treacherously than a spy, for a spy deceives us only as to her nationality, whereas Albertine had deceived me as to her profoundest humanity, the fact that she did not belong to the ordinary human race, but to an alien race which moves among it, conceals itself among it and never blends with it. I had as it happened seen two paintings by Elstir shewing against a leafy background nude women. In one of them, one of the girls is raising her foot as Albertine must have raised hers when she offered it to the laundress. With her other foot she is pushing into the water the other girl, who gaily resists, her hip bent, her foot barely submerged in the blue water. I remembered now that the raising of the thigh made the same swan′s-neck curve with the angle of the knee that was made by the droop of Albertine′s thigh when she was lying by my side on the bed, and I had often meant to tell her that she reminded me of those paintings. But I had refrained from doing so, in order not to awaken in her mind the image of nude female bodies. Now I saw her, side by side with the laundress and her friends, recomposing the group which I had so admired when I was seated among Albertine′s friends at Balbec. And if I had been an enthusiast sensitive to absolute beauty, I should have recognised that Albertine re-composed it with a thousand times more beauty, now that its elements were the nude statues of goddesses like those which consummate sculptors scattered about the groves of Versailles or plunged in the fountains to be washed and polished by the caresses of their eddies. Now I saw her by the side of the laundress, girls by the water′s edge, in their twofold nudity of marble maidens in the midst of a grove of vegetation and dipping into the water like bas-reliefs of Naiads. Remembering how Albertine looked as she lay upon my bed, I thought I could see her bent hip, I saw it, it was a swan′s neck, it was seeking the lips of the other girl. Then I beheld no longer a leg, but the bold neck of a swan, like that which in a frenzied sketch seeks the lips of a Leda whom we see in all the palpitation peculiar to feminine pleasure, because there is nothing else but a swan, and she seems more alone, just as we discover upon the telephone the inflexions of a voice which we do not distinguish so long as it is not dissociated from a face in which we materialise its expression. In this sketch, the pleasure, instead of going to seek the face which inspires it and which is absent, replaced by a motionless swan, is concentrated in her who feels it. At certain moments the communication was cut between my heart and my memory. What Albertine had done with the laundress was indicated to me now only by almost algebraical abbreviations which no longer meant anything to me; but a hundred times in an hour the interrupted current was restored, and my heart was pitilessly scorched by a fire from hell, while I saw Albertine, raised to life by my jealousy, really alive, stiffen beneath the caresses of the young laundress, to whom she was saying: “Oh, it′s just heavenly.” As she was alive at the moment when she committed her misdeeds, that is to say at the moment at which I myself found myself placed, it was not sufficient to know of the misdeed, I wished her to know that I knew. And so, if at those moments I thought with regret that I should never see her again, this regret bore the stamp of my jealousy, and, very different from the lacerating regret of the moments in which I loved her, was only regret at not being able to say to her: “You thought that I should never know what you did after you left me, well, I know everything, the laundress on the bank of the Loire, you said to her: ‘Oh, it′s just heavenly,′ I have seen the bite.” No doubt I said to myself: “Why torment myself? She who took her pleasure with the laundress no longer exists, and consequently was not a person whose actions retain any importance. She is not telling herself that I know. But no more is she telling herself that I do not know, since she tells herself nothing.” But this line of reasoning convinced me less than the visual image of her pleasure which brought me back to the moment in which she had tasted it. What we feel is the only thing that exists for us, and we project it into the past, into the future, without letting ourselves be stopped by the fictitious barriers of death. If my regret that she was dead was subjected at such moments to the influence of my jealousy and assumed this so peculiar form, that influence extended over my dreams of occultism, of immortality, which were no more than an effort to realise what I desired. And so at those moments if I could have succeeded in evoking her by turning a table as Bergotte had at one time thought possible, or in meeting her in the other life as the Abbé X thought, I would have wished to do so only in order to repeat to her: “I know about the laundress. You said to her: ‘Oh, it′s just heavenly,′ I have seen the bite.” What came to my rescue against this image of the laundress, was — certainly when it had endured for any while — the image itself, because we really know only what is novel, what suddenly introduces into our sensibility a change of tone which strikes us, the things for which habit has not yet substituted its colourless facsimiles. But it was, above all, this subdivision of Albertine in many fragments, in many Albertines, which was her sole mode of existence in me. Moments recurred in which she had merely been good, or intelligent, or serious, or even addicted to nothing but sport. And this subdivision, was it not after all proper that it should soothe me? For if it was not in itself anything real, if it depended upon the successive form of the hours in which it had appeared to me, a form which remained that of my memory as the curve of the projections of my magic lantern depended upon the curve of the coloured slides, did it not represent in its own manner a truth, a thoroughly objective truth too, to wit that each one of us is not a single person, but contains many persons who have not all the same moral value and that if a vicious Albertine had existed, it did not mean that there had not been others, she who enjoyed talking to me about Saint-Simon in her room, she who on the night when I had told her that we must part had said so sadly: “That pianola, this room, to think that I shall never see any of these things again” and, when she saw the emotion which my lie had finally communicated to myself, had exclaimed with a sincere pity: “Oh, no, anything rather than make you unhappy, I promise that I will never try to see you again.” Then I was no longer alone. I felt the wall that separated us vanish. At the moment in which the good Albertine had returned, I had found again the one person from whom I could demand the antidote to the sufferings which Albertine was causing me. True, I still wanted to speak to her about the story of the laundress, but it was no longer by way of a cruel triumph, and to shew her maliciously how much I knew. As I should have done had Albertine been alive, I asked her tenderly whether the tale about the laundress was true. She swore to me that it was not, that Aimé was not truthful and that, wishing to appear to have earned the money which I had given him, he had not liked to return with nothing to shew, and had made the laundress tell him what he wished to hear. No doubt Albertine had been lying to me throughout. And yet in the flux and reflux of her contradictions, I felt that there had been a certain progression due to myself. That she had not indeed made me, at the outset, admissions (perhaps, it is true, involuntary in a phrase that escaped her lips) I would not have sworn. I no longer remembered. And besides she had such odd ways of naming certain things, that they might be interpreted in one sense or the other, but the feeling that she had had of my jealousy had led her afterwards to retract with horror what at first she had complacently admitted. Anyhow, Albertine had no need to tell me this. To be convinced of her innocence it was enough for me to embrace her, and I could do so now that the wall was down which parted us, like that impalpable and resisting wall which after a quarrel rises between two lovers and against which kisses would be shattered. No, she had no need to tell me anything. Whatever she might have done, whatever she might have wished to do, the poor child, there were sentiments in which, over the barrier that divided us, we could be united. If the story was true, and if Albertine had concealed her tastes from me, it was in order not to make me unhappy. I had the pleasure of hearing this Albertine say so. Besides, had I ever known any other? The two chief causes of error in our relations with another person are, having ourselves a good heart, or else being in love with the other person. We fall in love for a smile, a glance, a bare shoulder. That is enough; then, in the long hours of hope or sorrow, we fabricate a person, we compose a character. And when later on we see much of the beloved person, we can no longer, whatever the cruel reality that confronts us, strip off that good character, that nature of a woman who loves us, from the person who bestows that glance, bares that shoulder, than we can when she has grown old eliminate her youthful face from a person whom we have known since her girlhood. I called to mind the noble glance, kind and compassionate, of that Albertine, her plump cheeks, the coarse grain of her throat. It was the image of a dead woman, but, as this dead woman was alive, it was easy for me to do immediately what I should inevitably have done if she had been by my side in her living body (what I should do were I ever to meet her again in another life), I forgave her.
Les instants que j′avais vécus auprès de cette Albertine-là m′étaient si précieux que j′eusse voulu n′en avoir laissé échapper aucun. Or parfois, comme on rattrape les bribes d′une fortune dissipée, j′en retrouvais qui avaient semblé perdus : en nouant un foulard derrière mon cou au lieu de devant, je me rappelai une promenade à laquelle je n′avais jamais repensé et où, pour que l′air froid ne pût venir sur ma gorge, Albertine me l′avait arrangé de cette manière après m′avoir embrassé. Cette promenade si simple, restituée à ma mémoire par un geste si humble, me fit le plaisir de ces objets intimes ayant appartenu à une morte chérie, que nous rapporte la vieille femme de chambre et qui ont tant de prix pour nous ; mon chagrin s′en trouvait enrichi, et d′autant plus que, ce foulard, je n′y avais jamais repensé.
The moments which I had spent with this Albertine were so precious to me that I would not have let any of them escape me. Now, at times, as we recover the remnants of a squandered fortune, I recaptured some of these which I had thought to be lost; as I tied a scarf behind my neck instead of in front, I remembered a drive of which I had never thought again, before which, in order that the cold air might not reach my throat, Albertine had arranged my scarf for me in this way after first kissing me. This simple drive, restored to my memory by so humble a gesture, gave me the same pleasure as the intimate objects once the property of a dead woman who was dear to us which her old servant brings to us and which are so precious to us; my grief found itself enriched by it, all the more so as I had never given another thought to the scarf in question.
Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris son vol ; des hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi. Je me rendais compte que ce grand amour prolongé pour Albertine était comme l′ombre du sentiment que j′avais eu pour elle, en reproduisait les diverses parties et obéissait aux mêmes lois que la réalité sentimentale qu′il reflétait au-delà de la mort. Car je sentais bien que si je pouvais entre mes pensées pour Albertine mettre quelque intervalle, d′autre part, si j′en avais mis trop, je ne l′aurais plus aimée ; elle me fût par cette coupure devenue indifférente, comme me l′était maintenant ma grand′mère. Trop de temps passé sans penser à elle eût rompu dans mon souvenir la continuité, qui est le principe même de la vie, qui pourtant peut se ressaisir après un certain intervalle de temps. N′en avait-il pas été ainsi de mon amour pour Albertine quand elle vivait, lequel avait pu se renouer après un assez long intervalle dans lequel j′étais resté sans penser à elle ? Or mon souvenir devait obéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir supporter de plus longs intervalles, car il ne faisait, comme une aurore boréale, que refléter après la mort d′Albertine le sentiment que j′avais eu pour elle, il était comme l′ombre de mon amour.
And now Albertine, liberated once more, had resumed her flight; men, women followed her. She was alive in me. I became aware that this prolonged adoration of Albertine was like the ghost of the sentiment that I had felt for her, reproduced its various elements and obeyed the same laws as the sentimental reality which it reflected on the farther side of death. For I felt quite sure that if I could place some interval between my thoughts of Albertine, or if, on the other hand, I had allowed too long an interval to elapse, I should cease to love her; a clean cut would have made me unconcerned about her, as I was now about my grandmother. A period of any length spent without thinking of her would have broken in my memory the continuity which is the very principle of life, which however may be resumed after a certain interval of time. Had not this been the case with my love for Albertine when she was alive, a love which had been able to revive after a quite long interval during which I had never given her a thought? Well, my memory must have been obedient to the same laws, have been unable to endure longer intervals, for all that it did was, like an aurora borealis, to reflect after Albertine′s death the sentiment that I had felt for her, it was like the phantom of my love.
D′autres fois mon chagrin prenait tant de formes que parfois je ne le reconnaissais plus ; je souhaitais d′avoir un grand amour, je voulais chercher une personne qui vivrait auprès de moi, cela me semblait le signe que je n′aimais plus Albertine quand c′était celui que je l′aimais toujours ; car le besoin d′éprouver un grand amour n′était, tout autant que le désir d′embrasser les grosses joues d′Albertine, qu′une partie de mon regret. C′est quand je l′aurais oubliée que je pourrais trouver plus sage, plus heureux de vivre sans amour. Ainsi le regret d′Albertine, parce que c′était lui qui faisait naître en moi le besoin d′une sœur, le rendait inassouvissable. Et au fur et à mesure que mon regret d′Albertine s′affaiblirait, le besoin d′une sœur, lequel n′était qu′une forme inconsciente de ce regret, deviendrait moins impérieux. Et pourtant ces deux reliquats de mon amour ne suivirent pas dans leur décroissance une marche également rapide. Il y avait des heures où j′étais décidé à me marier, tant le premier subissait une profonde éclipse, le second au contraire gardant une grande force. Et, en revanche, plus tard mes souvenirs jaloux s′étant éteints, tout d′un coup parfois une tendresse me remontait au cœur pour Albertine, et alors, pensant à mes amours pour d′autres femmes, je me disais qu′elle les aurait compris, partagées — et son vice devenait comme une cause d′amour. Parfois ma jalousie renaissait dans des moments où je ne me souvenais plus d′Albertine, bien que ce fût d′elle alors que j′étais jaloux. Je croyais l′être d′Andrée à propos de qui on m′apprit à ce moment-là une aventure qu′elle avait. Mais Andrée n′était pour moi qu′un prête-nom, qu′un chemin de raccord, qu′une prise de courant qui ne reliait indirectement à Albertine. C′est ainsi qu′en rêve on donne un autre visage, un autre nom, à une personne sur l′identité profonde de laquelle on ne se trompe pas pourtant. En somme, malgré les flux et les reflux qui contrariaient dans ces cas particuliers cette loi générale, les sentiments que m′avait laissés Albertine eurent plus de peine à mourir que le souvenir de leur cause première. Non seulement les sentiments, mais les sensations. Différent en cela de Swann qui, lorsqu′il avait commencé à ne plus aimer Odette, n′avait même plus pu recréer en lui la sensation de son amour, je me sentais encore revivant un passé qui n′était plus que l′histoire d′un autre ; mon « moi » en quelque sorte mi-partie, tandis que son extrémité supérieure était déjà dure et refroidie, brûlait encore à sa base chaque fois qu′une étincelle y refaisait passer l′ancien courant, même quand depuis longtemps mon esprit avait cessé de concevoir Albertine. Et aucune image d′elle n′accompagnant les palpitations cruelles, les larmes qu′apportait à mes yeux un vent froid soufflant, comme à Balbec, sur les pommiers déjà roses, j′en arrivais à me demander si la renaissance de ma douleur n′était pas due à des causes toutes pathologiques et si ce que je prenais pour la reviviscence d′un souvenir et la dernière période d′un amour n′était pas plutôt le début d′une maladie de cœur.
At other times my grief assumed so many forms that occasionally I no longer recognised it; I longed to be loved in earnest, decided to seek for a person who would live with me; this seemed to me to be the sign that I no longer loved Albertine, whereas it meant that I loved her still; for the need to be loved in earnest was, just as much as the desire to kiss Albertine′s plump cheeks, merely a part of my regret. It was when I had forgotten her that I might feel it to be wiser, happier to live without love. And so my regret for Albertine, because it was it that aroused in me the need of a sister, made that need insatiable. And in proportion as my regret for Albertine grew fainter, the need of a sister, which was only an unconscious form of that regret, would become less imperious. And yet these two residues of my love did not proceed to shrink at an equal rate. There were hours in which I had made up my mind to marry, so completely had the former been eclipsed, the latter on the contrary retaining its full strength. And then, later on, my jealous memories having died away, suddenly at times a feeling welled up into my heart of affection for Albertine, and then, thinking of my own love affairs with other women, I told myself that she would have understood, would have shared them — and her vice became almost a reason for loving her. At times my jealousy revived in moments when I no longer remembered Albertine, albeit it was of her that I was jealous. I thought that I was jealous of Andrée, of one of whose recent adventures I had just been informed. But Andrée was to me merely a substitute, a bypath, a conduit which brought me indirectly to Albertine. So it is that in our dreams we give a different face, a different name to a person as to whose underlying identity we are not mistaken. When all was said, notwithstanding the flux and reflux which upset in these particular instances the general law, the sentiments that Albertine had left with me were more difficult to extinguish than the memory of their original cause. Not only the sentiments, but the sensations. Different in this respect from Swann who, when he had begun to cease to love Odette, had not even been able to recreate in himself the sensation of his love, I felt myself still reliving a past which was no longer anything more than the history of another person; my ego in a sense cloven in twain, while its upper extremity was already hard and frigid, burned still at its base whenever a spark made the old current pass through it, even after my mind had long ceased to conceive Albertine. And as no image of her accompanied the cruel palpitations, the tears that were brought to my eyes by a cold wind blowing as at Balbec upon the apple trees that were already pink with blossom, I was led to ask myself whether the renewal of my grief was not due to entirely pathological causes and whether what I took to be the revival of a memory and the final period of a state of love was not rather the first stage of heart-disease.
Il y a, dans certaines affections, des accidents secondaires que le malade est trop porté à confondre avec la maladie elle-même. Quand ils cessent, il est étonné de se trouver moins éloigné de la guérison qu′il n′avait cru. Telle avait été la souffrance causée — la complication amenée — par les lettres d′Aimé relativement à l′établissement de douches et à la petite blanchisseuses. Mais un médecin de l′âme qui m′eût visité eût trouvé que, pour le reste, mon chagrin lui-même allait mieux. Sans doute en moi, comme j′étais un homme, un de ces êtres amphibies qui sont simultanément plongés dans le passé et dans la réalité actuelle, il existait toujours une contradiction entre le souvenir vivant d′Albertine et la connaissance que j′avais de sa mort. Mais cette contradiction était en quelque sorte l′inverse de ce qu′elle était autrefois. L′idée qu′Albertine était morte, cette idée qui, les premiers temps, venait battre si furieusement en moi l′idée qu′elle était vivante, que j′étais obligé de me sauver devant elle comme les enfants à l′arrivée de la vague, cette idée de sa mort, à la faveur même de ces assauts incessants, avait fini par conquérir en moi la place qu′y occupait récemment encore l′idée de sa vie. Sans que je m′en rendisse compte, c′était maintenant cette idée de la mort d′Albertine — non plus le souvenir présent de sa vie — qui faisait pour la plus grande partie le fond de mes inconscientes songeries, de sorte que, si je les interrompais tout à coup pour réfléchir sur moi-même, ce qui me causait de l′étonnement, ce n′était pas, comme les premiers jours, qu′Albertine si vivante en moi pût n′exister plus sur la terre, pût être morte, mais qu′Albertine, qui n′existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée si vivante en moi. Maçonné par la contigueacute; des souvenirs qui se suivent l′un l′autre, le noir tunnel sous lequel ma pensée rêvassait depuis trop longtemps pour qu′elle prît même plus garde à lui s′interrompait brusquement d′un intervalle de soleil, laissant voir au loin un univers souriant et bleu où Albertine n′était plus qu′un souvenir indifférent et plein de charme. Est-ce celle-là, me disais-je, qui est la vraie, ou bien l′être qui, dans l′obscurité où je roulais depuis si longtemps, me semblait la seule réalité ? Le personnage que j′avais été il y a si peu de temps encore et qui ne vivait que dans la perpétuelle attente du moment où Albertine viendrait lui dire bonsoir et l′embrasser, une sorte de multiplication de moi-même me faisait paraître ce personnage comme n′étant plus qu′une faible partie, à demi dépouillée, de moi, et comme une fleur qui s′entr′ouvre j′éprouvais la fraîcheur rajeunissante d′une exfoliation. Au reste, ces brèves illuminations ne me faisaient peut-être que mieux prendre conscience de mon amour pour Albertine, comme il arrive pour toutes les idées trop constantes, qui ont besoin d′une opposition pour s′affirmer. Ceux qui ont vécu pendant la guerre de 1870, par exemple, disent que l′idée de la guerre avait fini par leur sembler naturelle, non parce qu′ils ne pensaient pas assez à la guerre mais parce qu′ils y pensaient toujours. Et pour comprendre combien c′est un fait étrange et considérable que la guerre, il fallait, quelque chose les arrachant à leur obsession permanente, qu′ils oubliassent un instant que la guerre régnait, se retrouvassent pareils à ce qu′ils étaient quand on était en paix, jusqu′à ce que tout à coup sur le blanc momentané se détachât, enfin distincte, la réalité monstrueuse que depuis longtemps ils avaient cessé de voir, ne voyant pas autre chose qu′elle.
There are in certain affections secondary accidents which the sufferer is too apt to confuse with the malady itself. When they cease, he is surprised to find himself nearer to recovery than he has supposed. Of this sort had been the suffering caused me — the complication brought about — by Aimé‘s letters with regard to the bathing establishment and the young laundress. But a healer of broken hearts, had such a person visited me, would have found that, in other respects, my grief itself was on the way to recovery. No doubt in myself, since I was a man, one of those amphibious creatures who are plunged simultaneously in the past and in the reality of the moment, there still existed a contradiction between the living memory of Albertine and my consciousness of her death. But this contradiction was so to speak the opposite of what it had been before. The idea that Albertine was dead, this idea which at first used to contest so furiously with the idea that she was alive that I was obliged to run away from it as children run away from a breaking wave, this idea of her death, by the very force of its incessant onslaught, had ended by capturing the place in my mind that, a short while ago, was still occupied by the idea of her life. Without my being precisely aware of it, it was now this idea of Albertine′s death — no longer the present memory of her life — that formed the chief subject of my unconscious musings, with the result that if I interrupted them suddenly to reflect upon myself, what surprised me was not, as in earlier days, that Albertine so living in myself could be no longer existent upon the earth, could be dead, but that Albertine, who no longer existed upon the earth, who was dead, should have remained so living in myself. Built up by the contiguity of the memories that followed one another, the black tunnel, in which my thoughts had been straying so long that they had even ceased to be aware of it, was suddenly broken by an interval of sunlight, allowing me to see in the distance a blue and smiling universe in which Albertine was no more than a memory, unimportant and full of charm. Is it this, I asked myself, that is the true Albertine, or is it indeed the person who, in the darkness through which I have so long been rolling, seemed to me the sole reality? The person that I had been so short a time ago, who lived only in the perpetual expectation of the moment when Albertine would come in to bid him good night and to kiss him, a sort of multiplication of myself made this person appear to me as no longer anything more than a feeble part, already half-detached from myself, and like a fading flower I felt the rejuvenating refreshment of an exfoliation. However, these brief illuminations succeeded perhaps only in making me more conscious of my love for Albertine, as happens with every idea that is too constant and has need of opposition to make it affirm itself. People who were alive during the war of 1870, for instance, say that the idea of war ended by seeming to them natural, not because they were not thinking sufficiently of the war, but because they could think of nothing else. And in order to understand how strange and important a fact war is, it was necessary that, some other thing tearing them from their permanent obsession, they should forget for a moment that war was being waged, should find themselves once again as they had been in a state of peace, until all of a sudden upon the momentary blank there stood out at length distinct the monstrous reality which they had long ceased to see, since there had been nothing else visible.
Si encore ce retrait en moi des différents souvenirs d′Albertine s′était au moins fait, non pas par échelons, mais simultanément, également, de front, sur toute la ligne de ma mémoire, les souvenirs de ses trahisons s′éloignant en même temps que ceux de sa douceur, l′oubli m′eût apporté de l′apaisement. Il n′en était pas ainsi. Comme sur une plage où la marée descend irrégulièrement, j′étais assailli par la morsure de tel de mes soupçons quand déjà l′image de sa douce présence était retirée trop loin de moi pour pouvoir m′apporter son remède. Pour les trahisons j′en avais souffert, parce que, en quelque année lointaine qu′elles eussent eu lieu, pour moi elles n′étaient pas anciennes ; mais j′en souffris moins quand elles le devinrent, c′est-à-dire quand je me les représentai moins vivement, car l′éloignement d′une chose est proportionné plutôt à la puissance visuelle de la mémoire qui regarde, qu′à la distance réelle des jours écoulés, comme le souvenir d′un rêve de la dernière nuit, qui peut nous paraître plus lointain dans son imprécision et son effacement qu′un événement qui date de plusieurs années. Mais bien que l′idée de la mort d′Albertine fit des progrès en moi, le reflux de la sensation qu′elle était vivante, s′il ne les arrêtait pas, les contrecarrait cependant et empêchait qu′ils fussent réguliers. Et je me rends compte maintenant que, pendant cette période-là (sans doute à cause de cet oubli des heures où elle avait été cloîtrée chez moi et qui, à force d′effacer chez moi la souffrance de fautes qui me semblaient presque indifférentes parce que je savais qu′elle ne les commettait pas, étaient devenues comme autant de preuves d′innocence), j′eus le martyre de vivre habituellement avec une idée tout aussi nouvelle que celle qu′Albertine était morte (jusque-là je partais toujours de l′idée qu′elle était vivante), avec une idée que j′aurais crue tout aussi impossible à supporter et qui, sans que je m′en aperçusse, formant peu à peu le fond de ma conscience, s′y substituait à l′idée qu′Albertine était innocente : c′était l′idée qu′elle était coupable. Quand je croyais douter d′elle, je croyais au contraire en elle ; de même je pris pour point de départ de mes autres idées la certitude — souvent démentie comme l′avait été l′idée contraire — la certitude de sa culpabilité tout en m′imaginant que je doutais encore. Je dus souffrir beaucoup pendant cette période-là, mais je me rends compte qu′il fallait que ce fût ainsi. On ne guérit d′une souffrance qu′à condition de l′éprouver pleinement. En protégeant Albertine de tout contact, en me forgeant l′illusion qu′elle était innocente, aussi bien que plus tard en prenant pour base de mes raisonnements la pensée qu′elle vivait, je ne faisais que retarder l′heure de la guérison, parce que je retardais les longues heures qui devaient se dérouler préalablement à la fin des souffrances nécessaires. Or sur ces idées de la culpabilité d′Albertine, l′habitude, quand elle s′exercerait, le ferait suivant les mêmes lois que j′avais déjà éprouvées au cours de ma vie. De même que le nom de Guermantes avait perdu la signification et le charme d′une route bordée de fleurs aux grappes violettes et rougeâtres et du vitrail de Gilbert le Mauvais, la présence d′Albertine, celle des vallonnements bleus de la mer, les noms de Swann, du lift, de la princesse de Guermantes et de tant d′autres, tout ce qu′ils avaient signifié pour moi, ce charme et cette signification laissant en moi un simple mot qu′ils trouvaient assez grand pour vivre tout seul, comme quelqu′un qui vient mettre en train un serviteur le mettra au courant et après quelques semaines se retire, de même la puissance douloureuse de la culpabilité d′Albertine serait renvoyée hors de moi par l′habitude. D′ailleurs d′ici là, comme au cours d′une attaque faite de deux côtés à la fois, dans cette action de l′habitude deux alliés se prêteraient réciproquement main forte. C′est parce que cette idée de la culpabilité d′Albertine deviendrait pour moi une idée plus probable, plus habituelle, qu′elle deviendrait moins douloureuse. Mais, d′autre part, parce qu′elle serait moins douloureuse, les objections faites à la certitude de cette culpabilité et qui n′étaient inspirées à mon intelligence que par mon désir de ne pas trop souffrir tomberaient une à une, et, chaque action précipitant l′autre, je passerais assez rapidement de la certitude de l′innocence d′Albertine à la certitude de sa culpabilité. Il fallait que je vécusse avec l′idée de la mort d′Albertine, avec l′idée de ses fautes, pour que ces idées me devinssent habituelles, c′est-à-dire pour que je pusse oublier ces idées et enfin oublier Albertine elle-même.
If, again, this withdrawal of my different impressions of Albertine had at least been carried out not in echelon but simultaneously, equally, by a general retirement, along the whole line of my memory, my impressions of her infidelities retiring at the same time as those of her kindness, oblivion would have brought me solace. It was not so. As upon a beach where the tide recedes unevenly, I would be assailed by the rush of one of my suspicions when the image of her tender presence had already withdrawn too far from me to be able to bring me its remedy. As for the infidelities, they had made me suffer, because, however remote the year in which they had occurred, to me they were not remote; but I suffered from them less when they became remote, that is to say when I pictured them to myself less vividly, for the remoteness of a thing is in proportion rather to the visual power of the memory that is looking at it than to the real interval of the intervening days, like the memory of last night′s dream which may seem to us more distant in its vagueness and obliteration than an event which is many years old. But albeit the idea of Albertine′s death made headway in me, the reflux of the sensation that she was alive, if it did not arrest that progress, obstructed it nevertheless and prevented its being regular. And I realise now that during this period (doubtless because of my having forgotten the hours in which she had been cloistered in my house, hours which, by dint of relieving me from any pain at misdeeds which seemed to me almost unimportant because I knew that she was not committing them, had become almost tantamount to so many proofs of her innocence), I underwent the martyrdom of living in the constant company of an idea quite as novel as the idea that Albertine was dead (previously I had always started from the idea that she was alive), with an idea which I should have supposed it to be equally impossible to endure and which, without my noticing it, was gradually forming the basis of my consciousness, was substituting itself for the idea that Albertine was innocent: the idea that she was guilty. When I believed that I was doubting her, I was on the contrary believing in her; similarly I took as the starting point of my other ideas the certainty — often proved false as the contrary idea had been — the certainty of her guilt, while I continued to imagine that I still felt doubts. I must have suffered intensely during this period, but I realise that it was inevitable. We are healed of a suffering only by experiencing it to the full. By protecting Albertine from any contact with the outer world, by forging the illusion that she was innocent, just as later on when I adopted as the basis of my reasoning the thought that she was alive, I was merely postponing the hour of my recovery, because I was postponing the long hours that must elapse as a preliminary to the end of the necessary sufferings. Now with regard to these ideas of Albertine′s guilt, habit, were it to come into play, would do so according to the same laws that I had already experienced in the course of my life. Just as the name Guermantes had lost the significance and the charm of a road bordered with flowers in purple and ruddy clusters and of the window of Gilbert the Bad, Albertine′s presence, that of the blue undulations of the sea, the names of Swann, of the lift-boy, of the Princesse de Guermantes and ever so many others had lost all that they had signified for me — that charm and that significance leaving in me a mere word which they considered important enough to live by itself, as a man who has come to set a subordinate to work gives him his instructions and after a few weeks withdraws — similarly the painful knowledge of Albertine′s guilt would be expelled from me by habit. Moreover, between now and then, as in the course of an attack launched from both flanks at once, in this action by habit two allies would mutually lend a hand. It was because this idea of Albertine′s guilt would become for me an idea more probable, more habitual, that it would become less painful. But on the other hand, because it would be less painful, the objections raised to my certainty of her guilt, which were inspired in my mind only by my desire not to suffer too acutely, would collapse one by one, and as each action precipitates the next, I should pass quickly enough from the certainty of Albertine′s innocence to the certainty of her guilt. It was essential that I should live with the idea of Albertine′s death, with the idea of her misdeeds, in order that these ideas might become habitual, that is to say that I might be able to forget these ideas and in the end to forget Albertine herself.
Je n′en étais pas encore là. Tantôt c′était ma mémoire rendue plus claire par une excitation intellectuelle — telle une lecture — qui renouvelait mon chagrin, d′autres fois c′était au contraire mon chagrin qui était soulevé, par exemple par l′angoisse d′un temps orageux qui portait plus haut, plus près de la lumière, quelque souvenir de notre amour.
I had not yet reached this stage. At one time it was my memory made more clear by some intellectual excitement — such as reading a book — which revived my grief, at other times it was on the contrary my grief — when it was aroused, for instance, by the anguish of a spell of stormy weather — which raised higher, brought nearer to the light, some memory of our love.
D′ailleurs ces reprises de mon amour pour Albertine morte pouvaient se produire après un intervalle d′indifférence semé d′autres curiosités, comme après le long intervalle qui avait commencé après le baiser refusé de Balbec et pendant lequel je m′étais bien plus soucié de Mme de Guermantes, d′Andrée, de Mlle de Stermaria ; il avait repris quand j′avais recommencé à la voir souvent. Or, même maintenant, des préoccupations différentes pouvaient réaliser une séparation — d′avec une morte, cette fois — où elle me devenait plus indifférente. Et même plus tard, quand je l′aimai moins, cela resta pourtant pour moi un de ces désirs dont on se fatigue vite, mais qui reprennent quand on les a laissés reposer quelque temps. Je poursuivais une vivante, puis une autre, puis je revenais à ma morte. Souvent c′était dans les parties les plus obscures de moi-même, quand je ne pouvais plus me former aucune idée nette d′Albertine, qu′un nom venait par hasard exciter chez moi des réactions douloureuses que je ne croyais plus possibles, comme ces mourants chez qui le cerveau ne pense plus et dont on fait se contracter un membre en y enfonçant une aiguille. Et, pendant de longues périodes, ces excitations se trouvaient m′arriver si rarement que j′en venais à rechercher moi-même les occasions d′un chagrin, d′une crise de jalousie, pour tâcher de me rattacher au passé, de mieux me souvenir d′elle. Comme le regret d′une femme n′est qu′un amour reviviscent et reste soumis aux mêmes lois que lui, la puissance de mon regret était accrue par les mêmes causes qui du vivant d′Albertine eussent augmenté mon amour pour elle et au premier rang desquelles avaient toujours figuré la jalousie et la douleur. Mais le plus souvent ces occasions — car une maladie, une guerre, peuvent durer bien au delà de ce que la sagesse la plus prévoyante avait supputé — naissaient à mon insu et me causaient des chocs si violents que je songeais bien plus à me protéger contre la souffrance qu′à leur demander un souvenir.
Moreover these revivals of my love for Albertine might occur after an interval of indifference interspersed with other curiosities, as after the long interval that had dated from her refusal to let me kiss her at Balbec, during which I had thought far more about Mme. de Guermantes, about Andrée, about Mme. de Stermaria; it had revived when I had begun again to see her frequently. But even now various preoccupations were able to bring about a separation — from a dead woman, this time — in which she left me more indifferent. And even later on when I loved her less, this remained nevertheless for me one of those desires of which we soon grow tired, but which resume their hold when we have allowed them to lie quiet for some time. I pursued one living woman, then another, then I returned to my dead. Often it was in the most obscure recesses of myself, when I could no longer form any clear idea of Albertine, that a name came by chance to stimulate painful reactions, which I supposed to be no longer possible, like those dying people whose brain is no longer capable of thought and who are made to contract their muscles by the prick of a needle. And, during long periods, these stimulations occurred to me so rarely that I was driven to seek for myself the occasions of a grief, of a crisis of jealousy, in an attempt to re-attach myself to the past, to remember her better. Since regret for a woman is only a recrudescence of love and remains subject to the same laws, the keenness of my regret was enhanced by the same causes which in Albertine′s lifetime had increased my love for her and in the front rank of which had always appeared jealousy and grief. But as a rule these occasions — for an illness, a war, can always last far longer than the most prophetic wisdom has calculated — took me unawares and caused me such violent shocks that I thought far more of protecting myself against suffering than of appealing to them for a memory.
D′ailleurs un mot n′avait même pas besoin, comme Chaumont, de se rapporter à un soupçon (même une syllabe commune à deux noms différents suffisait à ma mémoire — comme à un électricien qui se contente du moindre corps bon conducteur — pour rétablir le contact entre Albertine et mon cœur) pour qu′il réveillât ce soupçon, pour être le mot de passe, le magique sésame entr′ouvrant la porte d′un passé dont on ne tenait plus compte parce que, ayant assez de le voir, à la lettre on ne le possédait plus ; on avait été diminué de lui, on avait cru de par cette ablation sa propre personnalité changée en sa forme, comme une figure qui perdrait avec un angle un côté ; certaines phrases, par exemple, où il y avait le nom d′une rue, d′une route où Albertine avait pu se trouver suffisaient pour incarner une jalousie virtuelle, inexistante, à la recherche d′un corps, d′une demeure, de quelque fixation matérielle, de quelque réalisation particulière. Souvent c′était tout simplement pendant mon sommeil que, par ces « reprises », ces « da capo » du rêve qui tournent d′un seul coup plusieurs pages de la mémoire, plusieurs feuillets du calendrier me ramenaient, me faisaient rétrograder à une impression douloureuse mais ancienne, qui depuis longtemps avait cédé la place à d′autres et qui redevenait présente. D′habitude, elle s′accompagnait de toute une mise en scène maladroite mais saisissante, qui, me faisant illusion, mettait sous mes yeux, faisait entendre à mes oreilles ce qui désormais datait de cette nuit-là. D′ailleurs, dans l′histoire d′un amour et de ses luttes contre l′oubli, le rêve ne tient-il pas une place plus grande même que la veille, lui qui ne tient pas compte des divisions infinitésimales du temps, supprime les transitions, oppose les grands contrastes, défait en un instant le travail de consolation si lentement tissé pendant le jour et nous ménage, la nuit, une rencontre avec celle que nous aurions fini par oublier à condition toutefois de ne pas la revoir ? Car, quoi qu′on dise, nous pouvons avoir parfaitement en rêve l′impression que ce qui se passe est réel. Cela ne serait impossible que pour des raisons tirées de notre expérience qui à ce moment-là nous est cachée. De sorte que cette vie invraisemblable nous semble vraie. Parfois, par un défaut d′éclairage intérieur lequel, vicieux, faisait manquer la pièce, mes souvenirs bien mis en scène me donnant l′illusion de la vie, je croyais vraiment avoir donné rendez-vous à Albertine, la retrouver ; mais alors je me sentais incapable de marcher vers elle, de proférer les mots que je voulais lui dire, de rallumer pour la voir le flambeau qui s′était éteint — impossibilités qui étaient simplement, dans mon rêve, l′immobilité, le mutisme, la cécité du dormeur — comme brusquement on voit dans la projection manquée d′une lanterne magique une grande ombre, qui devrait être cachée, effacer la silhouette des personnages, et qui est celle de la lanterne elle-même, ou celle de l′opérateur. D′autres fois Albertine se trouvait dans mon rêve, et voulait de nouveau me quitter sans que sa résolution parvînt à m′émouvoir. C′est que de ma mémoire avait pu filtrer dans l′obscurité de mon sommeil un rayon avertisseur, et ce qui, logé en Albertine, ôtait à ses actes futurs, au départ qu′elle annonçait, toute importance, c′était l′idée qu′elle était morte. Souvent ce souvenir qu′Albertine était morte se combinait sans la détruire avec la sensation qu′elle était vivante. Je causais avec elle ; pendant que je parlais ma grand′mère allait et venait dans le fond de la chambre. Une partie de son menton était tombée en miettes, comme un marbre rongé, mais je ne trouvais à cela rien d′extraordinaire. Je disais à Albertine que j′aurais des questions à lui poser relativement à l′établissement de douches de Balbec et à une certaine blanchisseuse de Touraine, mais je remettais cela à plus tard puisque nous avions tout le temps et que rien ne pressait plus. Elle me promettait qu′elle ne faisait rien de mal et qu′elle avait seulement, la veille, embrassé sur les lèvres Mlle Vinteuil. « Comment ? elle est ici ? — Oui, il est même temps que je vous quitte, car je dois aller la voir tout à l′heure. » Et comme, depuis qu′Albertine était morte, je ne la tenais plus prisonnière chez moi comme dans les derniers temps de sa vie, sa visite à Mlle Vinteuil m′inquiétait. Je ne voulais pas le laisser voir. Albertine me disait qu′elle n′avait fait que l′embrasser, mais elle devait recommencer à mentir comme au temps où elle niait tout. Tout à l′heure elle ne se contenterait probablement pas d′embrasser Mlle Vinteuil. Sans doute, à un certain peint de vue j′avais tort de m′en inquiéter ainsi, puisque, à ce qu′on dit, les morts ne peuvent rien sentir, rien faire. On le dit, mais cela n′empêchait pas que ma grand′mère qui était morte continuait pourtant à vivre depuis plusieurs années, et en ce moment allait et venait dans la chambre. Et sans doute, une fois que j′étais réveillé, cette idée d′une morte qui continue à vivre aurait dû me devenir aussi impossible à comprendre qu′elle me l′est à l′expliquer. Mais je l′avais déjà formée tant de fois, au cours de ces périodes passagères de folie que sont nos rêves que j′avais fini par me familiariser avec elle ; la mémoire des rêves peut devenir durable s′ils se répètent assez souvent.
Moreover a word did not even need to be connected, like ‘Chaumont,′ with some suspicion (even a syllable common to different names was sufficient for my memory — as for an electrician who is prepared to use any substance that is a good conductor — to restore the contact between Albertine and my heart) in order to reawaken that suspicion, to be the password, the triumphant ‘Open, Sesame′ unlocking the door of a past which one had ceased to take into account, because, having seen more than enough of it, strictly speaking one no longer possessed it; one had been shorn of it, had supposed that by this subtraction one′s own personality had changed its form, like a geometrical figure which by the removal of an angle would lose one of its sides; certain phrases for instance in which there occurred the name of a street, of a road, where Albertine might have been, were sufficient to incarnate a potential, non-existent jealousy, in the quest of a body, a dwelling, some material location, some particular realisation. Often it was simply during my sleep that these ‘repetitions,′ these ‘da capo′ of our dreams which turn back in an instant many pages of our memory, many leaves of the calendar, brought me back, made me return to a painful but remote impression which had long since yielded its place to others but which now became present once more. As a rule, it was accompanied by a whole stage-setting, clumsy but appealing, which, giving me the illusion of reality, brought before my eyes, sounded in my ears what thenceforward dated from that night. Besides, in the history of a love-affair and of its struggles against oblivion, do not our dreams occupy an even larger place than our waking state, our dreams which take no account of the infinitesimal divisions of time, suppress transitions, oppose sharp contrasts, undo in an instant the web of consolation so slowly woven during the day, and contrive for us, by night, a meeting with her whom we would eventually have forgotten, provided always that we did not see her again. For whatever anyone may say, we can perfectly well have in a dream the impression that what is happening is real. This could be impossible only for reasons drawn from our experience which at that moment is hidden from us. With the result that this improbable life seems to us true. Sometimes, by a defect in the internal lighting which spoiled the success of the play, the appearance of my memories on the stage giving me the illusion of real life, I really believed that I had arranged to meet Albertine, that I was seeing her again, but then I found myself incapable of advancing to meet her, of uttering the words which I meant to say to her, to rekindle in order to see her the torch that had been quenched, impossibilities which were simply in my dream the immobility, the dumbness, the blindness of the sleeper — as suddenly one sees in the faulty projection of a magic lantern a huge shadow, which ought not to be visible, obliterate the figures on the slide, which is the shadow of the lantern itself, or that of the operator. At other times Albertine appeared in my dream, and proposed to leave me once again, without my being moved by her determination. This was because from my memory there had been able to filter into the darkness of my dream a warning ray of light which, lodged in Albertine, deprived her future actions, the departure of which she informed me, of any importance, this was the knowledge that she was dead. Often this memory that Albertine was dead was combined, without destroying it, with the sensation that she was alive. I conversed with her; while I was speaking, my grandmother came and went at the other end of the room. Part of her chin had crumbled away like a corroded marble, but I found nothing unusual in that. I told Albertine that I had various questions to ask her with regard to the bathing establishment at Balbec and to a certain laundress in Touraine, but I postponed them to another occasion since we had plenty of time and there was no longer any urgency. She assured me that she was not doing anything wrong and that she had merely, the day before, kissed Mlle. Vinteuil on the lips. “What? Is she here?” “Yes, in fact it is time for me to leave you, for I have to go and see her presently.” And since, now that Albertine was dead, I no longer kept her a prisoner in my house as in the last months of her life, her visit to Mlle. Vinteuil disturbed me. I sought to prevent Albertine from seeing her. Albertine told me that she had done no more than kiss her, but she was evidently beginning to lie again as in the days when she used to deny everything. Presently she would not be content, probably, with kissing Mlle. Vinteuil. No doubt from a certain point of view I was wrong to let myself be disturbed like this, since, according to what we are told, the dead can feel, can do nothing. People say so, but this did not explain the fact that my grandmother, who was dead, had continued nevertheless to live for many years, and at that moment was passing to and fro in my room. And no doubt, once I was awake, this idea of a dead woman who continued to live ought to have become as impossible for me to understand as it is to explain. But I had already formed it so many times in the course of those transient periods of insanity which are our dreams, that I had become in time familiar with it; our memory of dreams may become lasting, if they repeat themselves sufficiently often. And long after my dream had ended, I remained tormented by that kiss which Albertine had told me that she had bestowed in words which I thought that I could still hear. And indeed, they must have passed very close to my ear since it was I myself that had uttered them.
Â… Et longtemps après, mon rêve fini, je restais tourmenté de ce baiser qu′Albertine m′avait dit avoir donné en des paroles que je croyais entendre encore. Et, en effet, elles avaient dû passer bien près de mes oreilles puisque c′est moi-même qui les avais prononcées. Toute la journée, je continuais à causer avec Albertine, je l′interrogeais, je lui pardonnais, je réparais l′oubli des choses que j′avais toujours voulu lui dire pendant sa vie. Et tout d′un coup j′étais effrayé de penser qu′à l′être évoqué par la mémoire, à qui s′adressaient tous ces propos, aucune réalité ne correspondît plus, que fussent détruites les différentes parties du visage auxquelles la poussée continue de la volonté de vivre, aujourd′hui anéantie, avait seule donné l′unité d′une personne. D′autres fois, sans que j′eusse rêvé, dès mon réveil je sentais que le vent avait tourné en moi ; il soufflait froid et continu d′une autre direction venue du fond du passé, me rapportant la sonnerie d′heures lointaines, des sifflements de départ que je n′entendais pas d′habitude. Un jour j′essayai de prendre un livre, un roman de Bergotte que j′avais particulièrement aimé. Les personnages sympathiques m′y plaisaient beaucoup, et bien vite repris par le charme du livre, je me mis à souhaiter comme un plaisir personnel que la femme méchante fût punie ; mes yeux se mouillèrent quand le bonheur des fiancés fut assuré. « Mais alors, m′écriai-je avec désespoir, de ce que j′attache tant d′importance à ce qu′a pu faire Albertine je ne peux pas conclure que sa personnalité est quelque chose de réel qui ne peut être aboli, que je la retrouverai un jour pareil au ciel, si j′appelle de tant de vœux, attends avec tant d′impatience, accueille avec tant de larmes le succès d′une personne qui n′a jamais existé que dans l′imagination de Bergotte, que je n′ai jamais vue, dont je suis libre de me figurer à mon gré le visage ! » D′ailleurs, dans ce roman il y avait des jeunes filles séduisantes, des correspondances amoureuses, des allées désertes où l′on se rencontre, cela me rappelait qu′on peut aimer clandestinement, cela réveillait ma jalousie, comme si Albertine avait encore pu se promener dans des allées désertes. Et il y était aussi question d′un homme qui revoit après cinquante ans une femme qu′il a aimée jeune, ne la reconnaît pas, s′ennuie auprès d′elle. Et cela me rappelait que l′amour ne dure pas toujours et me bouleversait comme si j′étais destiné à être séparé d′Albertine et à la retrouver avec indifférence dans mes vieux jours. Si j′apercevais une carte de France mes yeux effrayés s′arrangeaient à ne pas rencontrer la Touraine pour que je ne fusse pas jaloux, et, pour que je ne fusse pas malheureux, la Normandie où étaient marqués au moins Balbec et Doncières, entre lesquels je situais tous ces chemins que nous avions couverts tant de fois ensemble. Au milieu d′autres noms de villes ou de villages de France, noms qui n′étaient que visibles ou audibles, le nom de Tours, par exemple, semblait composé différemment, non plus d′images immatérielles, mais de substances vénéneuses qui agissaient de façon immédiate sur mon cœur dont elles accéléraient et rendaient douloureux les battements. Et si cette force s′étendait jusqu′à certains noms, devenus par elle si différents des autres, comment en restant plus près de moi, en me bornant à Albertine elle-même, pouvais-je m′étonner, qu′émanant d′une fille probablement pareille à toute autre, cette force irrésistible sur moi, et pour la production de laquelle n′importe quelle autre femme eût pu servir, eût été le résultat d′un enchevêtrement et de la mise en contact de rêves, de désirs, d′habitudes, de tendresses, avec l′interférence requise de souffrances et de plaisirs alternés ? Et cela continuait après sa mort, la mémoire suffisant à entretenir la vie réelle, qui est mentale. Je me rappelais Albertine descendant de wagon et me disant qu′elle avait envie d′aller à Saint-Martin le Vêtu, et je la revoyais aussi avant avec son polo abaissé sur ses joues ; je retrouvais des possibilités de bonheur vers lesquelles je m′élançais me disant : « Nous aurions pu aller ensemble jusqu′à Incarville, jusqu′à Doncières. » Il n′y avait pas une station près de Balbec où je ne la revisse, de sorte que cette terre, comme un pays mythologique conservé, me rendait vivantes et cruelles les légendes les plus anciennes, les plus charmantes, les plus effacées par ce qui avait suivi de mon amour. Ah ! quelle souffrance s′il me fallait jamais coucher à nouveau dans ce lit de Balbec, autour du cadre de cuivre duquel, comme autour d′un pivot immuable, d′une barres fixe, s′était déplacée, avait évolué ma vie, appuyant successivement à lui de gaies conversations avec ma grand′mère, l′horreur de sa mort, les douces caresses d′Albertine, la découverte de son vice, et maintenant une vie nouvelle où, apercevant les bibliothèques vitrées où se reflétait la mer, je savais qu′Albertine n′entrerait jamais plus ! N′était-il pas, cet hôtel de Balbec, comme cet unique décor de maison des théâtres de province, où l′on joue depuis des années les pièces les plus différentes, qui a servi pour une comédie, pour une première tragédie, pour une deuxième, pour une pièce purement poétique, cet hôtel qui remontait déjà assez loin dans mon passé ? Le fait que cette seule partie restât toujours la même, avec ses murs, ses bibliothèques, sa glace, au cours de nouvelles époques de ma vie, me faisait mieux sentir que, dans le total, c′était le reste, c′était moi-même qui avais changé, et me donnait ainsi cette impression que les mystères de la vie, de l′amour, de la mort, auxquels les enfants croient dans leur optimisme ne pas participer, ne sont pas des parties réservées, mais qu′on s′aperçoit avec une douloureuse fierté qu′ils ont fait corps au cours des années avec votre propre vie.
All day long, I continued to converse with Albertine, I questioned her, I forgave her, I made up for my forgetfulness of the things which I had always meant to say to her during her life. And all of a sudden I was startled by the thought that to the creature invoked by memory to whom all these remarks were addressed, no reality any longer corresponded, that death had destroyed the various parts of the face to which the continual urge of the will to live, now abolished, had alone given the unity of a person. At other times, without my having dreamed, as soon as I awoke, I felt that the wind had changed in me; it was blowing coldly and steadily from another direction, issuing from the remotest past, bringing back to me the sound of a clock striking far-off hours, of the whistle of departing trains which I did not ordinarily hear. One day I tried to interest myself in a book, a novel by Bergotte, of which I had been especially fond. Its congenial characters appealed to me strongly, and very soon, reconquered by the charm of the book, I began to hope, as for a personal pleasure, that the wicked woman might be punished; my eyes grew moist when the happiness of the young lovers was assured. “But then,” I exclaimed in despair, “from my attaching so much importance to what Albertine may have done, I must conclude that her personality is something real which cannot be destroyed, that I shall find her one day in her own likeness in heaven, if I invoke with so many prayers, await with such impatience, learn with such floods of tears the success of a person who has never existed save in Bergotte′s imagination, whom I have never seen, whose appearance I am at liberty to imagine as I please!” Besides, in this novel, there were seductive girls, amorous correspondences, deserted paths in which lovers meet, this reminded me that one may love clandestinely, it revived my jealousy, as though Albertine had still been able to stroll along deserted paths. And there was also the incident of a man who meets after fifty years a woman whom he loved in her youth, does not recognise her, is bored in her company. And this reminded me that love does not last for ever and crushed me as though I were destined to be parted from Albertine and to meet her again with indifference in my old age. If I caught sight of a map of France, my timorous eyes took care not to come upon Touraine so that I might not be jealous, nor, so that I might not be miserable, upon Normandy where the map marked at least Balbec and Doncières, between which I placed all those roads that we had traversed so many times together. In the midst of other names of towns or villages of France, names which were merely visible or audible, the name of Tours for instance seemed to be differently composed, no longer of immaterial images, but of venomous substances which acted in an immediate fashion upon my heart whose beatings they quickened and made painful. And if this force extended to certain names, which it had made so different from the rest, how when I remained more shut up in myself, when I confined myself to Albertine herself, could I be astonished that, emanating from a girl who was probably just like any other girl, this force which I found irresistible, and to produce which any other woman might have served, had been the result of a confusion and of the bringing in contact of dreams, desires, habits, affections, with the requisite interference of alternate pains and pleasures? And this continued after her death, memory being sufficient to carry on the real life, which is mental. I recalled Albertine alighting from a railway-carriage and telling me that she wanted to go to Saint-Mars le Vêtu, and I saw her again also with her ‘polo′ pulled down over her cheeks, I found once more possibilities of pleasure, towards which I sprang saying to myself: “We might have gone on together to Incarville, to Doncières.” There was no watering-place in the neighbourhood of Balbec in which I did not see her, with the result that that country, like a mythological land which had been preserved, restored to me, living and cruel, the most ancient, the most charming legends, those that had been most obliterated by the sequel of my love. Oh! what anguish were I ever to have to lie down again upon that bed at Balbec around whose brass frame, as around an immovable pivot, a fixed bar, my life had moved, had evolved, bringing successively into its compass gay conversations with my grandmother, the nightmare of her death, Albertine′s soothing caresses, the discovery of her vice, and now a new life in which, looking at the glazed bookcases upon which the sea was reflected, I knew that Albertine would never come into the room again! Was it not, that Balbec hotel, like the sole indoor set of a provincial theatre, in which for years past the most diverse plays have been performed, which has served for a comedy, for one tragedy, for another, for a purely poetical drama, that hotel which already receded quite far into my past? The fact that this part alone remained always the same, with its walls, its bookcases, its glass panes, through the course of fresh epochs in my life, made me more conscious that, in the total, it was the rest, it was myself that had changed, and gave me thus that impression that the mysteries of life, of love, of death, in which children imagine in their optimism that they have no share, are not set apart, but that we perceive with a dolorous pride that they have embodied themselves in the course of years in our own life.
J′essayais parfois de prendre les journaux. Mais la lecture des journaux m′en était odieuse, et de plus elle n′était pas inoffensive. En effet, en nous de chaque idée, comme d′un carrefour dans une forêt, partent tant de routes différentes, qu′au moment où je m′y attendais le moins je me trouvais devant un nouveau souvenir. Le titre de la mélodie de Fauré, le Secret, m′avait mené au « secret du Roi » du duc de Broglie, le nom de Broglie à celui de Chaumont, ou bien le mot de Vendredi-Saint m′avait fait penser au Golgotha, le Golgotha à l′étymologie de ce mot qui paraît l′équivalent de Calvus mons, Chaumont. Mais, par quelque chemin que je fusse arrivé à Chaumont, à ce moment j′étais frappé d′un choc si cruel que dès lors je ne pensais plus qu′à me garer contre la douleur. Quelques instants après le choc, l′intelligence qui, comme le bruit du tonnerre, ne voyage pas aussi vite m′en apportait la raison. Chaumont m′avait fait penser aux Buttes-Chaumont où Mme Bontemps m′avait dit qu′Andrée allait souvent avec Albertine, tandis qu′Albertine m′avait dit n′avoir jamais vu les Buttes-Chaumont. À partir d′un certain âge nos souvenirs sont tellement entre-croisés les uns avec les autres que la chose à laquelle on pense, le livre qu′on lit n′a presque plus d′importance. On a mis de soi-même partout, tout est fécond, tout est dangereux, et on peut faire d′aussi précieuses découvertes que dans les Pensées de Pascal dans une réclame pour un savon.
I tried at times to take an interest in the newspapers. But I found the act of reading them repellent, and moreover it was not without danger to myself. The fact is that from each of our ideas, as from a clearing in a forest, so many roads branch in different directions that at the moment when I least expected it I found myself faced by a fresh memory. The title of Fauré‘s melody le Secret had led me to the Duc de Broglie′s Secret du Roi, the name Broglie to that of Chaumont, or else the words ‘Good Friday′ had made me think of Golgotha, Golgotha of the etymology of the word which is, it seems, the equivalent of Calvus Mons, Chaumont. But, whatever the path by which I might have arrived at Chaumont, at that moment I received so violent a shock that I could think only of how to guard myself against pain. Some moments after the shock, my intelligence, which like the sound of thunder travels less rapidly, taught me the reason. Chaumont had made me think of the Buttes-Chaumont to which Mme. Bontemps had told me that Andrée used often to go with Albertine, whereas Albertine had told me that she had never seen the Buttes-Chaumont. After a certain age our memories are so intertwined with one another that the thing of which we are thinking, the book that we are reading are of scarcely any importance. We have put something of ourself everywhere, everything is fertile, everything is dangerous, and we can make discoveries no less precious than in Pascal′s Pensées in an advertisement of soap.
Sans doute, un fait comme celui des Buttes-Chaumont, qui à l′époque m′avait paru futile, était en lui-même, contre Albertine, bien moins grave, moins décisif que l′histoire de la doucheuse ou de la blanchisseuse. Mais d′abord un souvenir qui vient fortuitement à nous trouve en nous une puissance intacte d′imaginer, c′est-à-dire, dans ce cas, de souffrir, que nous avons usée en partie, quand c′est nous au contraire qui avons volontairement appliqué notre esprit à recréer un souvenir. Mais ces derniers (les souvenirs concernant la doucheuse et la blanchisseuse), toujours présents quoique obscurcis dans ma mémoire, comme ces meubles placés dans la pénombre d′une galerie et auxquels, sans les distinguer, on évite pourtant de se cogner, je m′étais habitué à eux. Au contraire il y avait longtemps que je n′avais pensé aux Buttes-Chaumont, ou, par exemple, au regard d′Albertine dans la glace du casino de Balbec, ou au retard inexpliqué d′Albertine le soir où je l′avais tant attendue après la soirée Guermantes, à toutes ces parties de sa vie qui restaient hors de mon cœur et que j′aurais voulu connaître pour qu′elles pussent s′assimiler, s′annexer à lui, y rejoindre les souvenirs plus doux qu′y formaient une Albertine intérieure et vraiment possédée. Soulevant un coin du voile lourd de l′habitude (l′habitude abêtissante qui pendant tout le cours de notre vie nous cache à peu près tout l′univers, et, dans une nuit profonde, sous leur étiquette inchangée, substitue aux poisons les plus dangereux ou les plus enivrants de la vie quelque chose d′anodin qui ne procure pas de délices), un tel souvenir me revenait comme au premier jour, avec cette fraîche et perçante nouveauté d′une saison reparaissante, d′un changement dans la routine de nos heures, qui, dans le domaine des plaisirs aussi, si nous montons en voiture par un premier beau jour de printemps, ou sortons de chez nous au lever du soleil, nous font remarquer nos actions insignifiantes avec une exaltation lucide qui fait prévaloir cette intense minute sur le total des jours antérieurs. Je me retrouvais au sortir de la soirée chez la princesse de Guermantes, attendant l′arrivée d′Albertine. Les jours anciens recouvrent peu à peu ceux qui les ont précédés, sont eux-mêmes ensevelis sous ceux qui les suivent. Mais chaque jour ancien est resté déposé en nous comme, dans une bibliothèque immense où il y a de plus vieux livres, un exemplaire que sans doute personne n′ira jamais demander. Pourtant que ce jour ancien, traversant la translucidité des époques suivantes, remonte à la surface et s′étende en nous qu′il couvre tout entier, alors, pendant un moment, les noms reprennent leur ancienne signification, les êtres leur ancien visage, nous notre âme d′alors, et nous sentons, avec une souffrance vague mais devenue supportable et qui ne durera pas, les problèmes devenus depuis longtemps insolubles et qui nous angoissaient tant alors. Notre « moi » est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n′est pas immuable comme la stratification d′une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes. Je me retrouvais après la soirée chez la princesse de Guermantes, attendant l′arrivée d′Albertine. Qu′avait-elle fait cette nuit-là ? M′avait-elle trompé ? Avec qui ? Les révélations d′Aimé, même si je les acceptais, ne diminuaient en rien pour moi l′intérêt anxieux, désolé, de cette question inattendue, comme si chaque Albertine différente, chaque souvenir nouveau, posait un problème de jalousie particulier auquel les solutions des autres ne pouvaient pas s′appliquer. Mais je n′aurais pas voulu savoir seulement avec quelle femme elle avait passé cette nuit-là, mais quel plaisir particulier cela lui représentait, ce qui se passait à ce moment-là en elle. Quelquefois, à Balbec, Françoise était allée la chercher, m′avait dit l′avoir trouvée penchée à sa fenêtre, l′air inquiet, chercheur, comme si elle attendait quelqu′un. Mettons que j′apprisse que la jeune fille attendue était Andrée, quel était l′état d′esprit dans lequel Albertine l′attendait, cet état d′esprit caché derrière le regard inquiet et chercheur ? Ce goût, quelle importance avait-il pour Albertine ? quelle place tenait-il dans ses préoccupations ? Hélas, en me rappelant mes propres agitations chaque fois que j′avais remarqué une jeune fille qui me plaisait, quelquefois seulement quand j′avais entendu parler d′elle sans l′avoir vue, mon souci de me faire beau, d′être avantagé, mes sueurs froides, je n′avais pour me torturer qu′à imaginer ce même voluptueux émoi chez Albertine. Et déjà c′était assez pour me torturer, pour me dire qu′à côté de cela des conversations sérieuses avec moi sur Stendhal et Victor Hugo avaient dû bien peu peser pour elle, pour sentir son cœur attiré vers d′autres êtres, se détacher du mien, s′incarner ailleurs. Mais l′importance même que ce désir devait avoir pour elle et les réserves qui se formaient autour de lui ne pouvaient pas me révéler ce que, qualitativement, il était, bien plus, comment elle le qualifiait quand elle s′en parlait à elle-même. Dans la souffrance physique au moins nous n′avons pas à choisir nous-même notre douleur. La maladie la détermine et nous l′impose. Mais dans la jalousie il nous faut essayer en quelque sorte des souffrances de tout genre et de toute grandeur, avant de nous arrêter à celle qui nous paraît pouvoir convenir. Et quelle difficulté plus grande quand il s′agit d′une souffrance comme de sentir celle qu′on aimait éprouvant du plaisir avec des êtres différents de nous, qui lui donnent des sensations que nous ne sommes pas capables de lui donner, ou qui du moins, par leur configuration, leur aspect, leurs façons, lui représentent tout autre chose que nous. Ah ! qu′Albertine n′avait-elle aimé Saint-Loup ! comme il me semble que j′eusse moins souffert ! Certes nous ignorons la sensibilité particulière de chaque être, mais d′habitude nous ne savons même pas que nous l′ignorons, car cette sensibilité des autres nous est indifférente. Pour ce qui concernait Albertine, mon malheur ou mon bonheur eût dépendu de ce qu′était cette sensibilité ; je savais bien qu′elle m′était inconnue, et qu′elle me fût inconnue m′était déjà une douleur. Les désirs, les plaisirs inconnus que ressentait Albertine, une fois j′eus l′illusion de les voir quand, quelque temps après la mort d′Albertine, Andrée vint chez moi.
No doubt an incident such as this of the Buttes-Chaumont which at the time had appeared to me futile was in itself far less serious, far less decisive evidence against Albertine than the story of the bath-woman or the laundress. But, for one thing, a memory which comes to us by chance finds in is an intact capacity for imagining, that is to say in this case for suffering, which we have partly exhausted when it is on the contrary ourselves that deliberately applied our mind to recreating a memory. And to these latter memories (those that concerned the bath-woman and the laundress) ever present albeit obscured in my consciousness, like the furniture placed in the semi-darkness of a gallery which, without being able to see them, we avoid as we pass, I had grown accustomed. It was, on the contrary, a long time since I had given a thought to the Buttes-Chaumont, or, to take another instance, to Albertine′s scrutiny of the mirror in the casino at Balbec, or to her unexplained delay on the evening when I had waited so long for her after the Guermantes party, to any of those parts of her life which remained outside my heart and which I would have liked to know in order that they might become assimilated, annexed to it, become joined with the more pleasant memories which formed in it an Albertine internal and genuinely possessed. When I raised a corner of the heavy curtain of habit (the stupefying habit which during the whole course of our life conceals from us almost the whole universe, and in the dead of night, without changing the label, substitutes for the most dangerous or intoxicating poisons of life some kind of anodyne which does not procure any delight), such a memory would come back to me as on the day of the incident itself with that fresh and piercing novelty of a recurring season, of a change in the routine of our hours, which, in the realm of pleasures also, if we get into a carriage on the first fine day in spring, or leave the house at sunrise, makes us observe our own insignificant actions with a lucid exaltation which makes that intense minute worth more than the sum-total of the preceding days. I found myself once more coming away from the party at the Princesse de Guermantes′s and awaiting the coming of Albertine. Days in the past cover up little by little those that preceded them and are themselves buried beneath those that follow them. But each past day has remained deposited in us, as, in a vast library in which there are older books, a volume which, doubtless, nobody will ever ask to see. And yet should this day from the past, traversing the lucidity of the subsequent epochs, rise to the surface and spread itself over us whom it entirely covers, then for a moment the names resume their former meaning, people their former aspect, we ourselves our state of mind at the time, and we feel, with a vague suffering which however is endurable and will not last for long, the problems which have long ago become insoluble and which caused us such anguish at the time. Our ego is composed of the superimposition of our successive states. But this superimposition is not unalterable like the stratification of a mountain. Incessant upheavals raise to the surface ancient deposits. I found myself as I had been after the party at the Princesse de Guermantes′s, awaiting the coming of Albertine. What had she been doing that evening? Had she been unfaithful to me? With whom? Aimé‘s revelations, even if I accepted them, in no way diminished for me the anxious, despairing interest of this unexpected question, as though each different Albertine, each fresh memory, set a special problem of jealousy, to which the solutions of the other problems could not apply. But I would have liked to know not only with what woman she had spent that evening, but what special pleasure the action represented to her, what was occurring in that moment in herself. Sometimes, at Balbec, Françoise had gone to fetch her, had told me that she had found her leaning out of her window, with an uneasy, questing air, as though she were expecting somebody. Supposing that I learned that the girl whom she was awaiting was Andrée, what was the state of mind in which Albertine awaited her, that state of mind concealed behind the uneasy, questing gaze? That tendency, what importance did it have for Albertine? How large a place did it occupy in her thoughts? Alas, when I recalled my own agitation, whenever I had caught sight of a girl who attracted me, sometimes when I had merely heard her mentioned without having seen her, my anxiety to look my best, to enjoy every advantage, my cold sweats, I had only, in order to torture myself, to imagine the same voluptuous emotion in Albertine. And already it was sufficient to torture me, if I said to myself that, compared with this other thing, her serious conversations with me about Stendhal and Victor Hugo must have had very little weight with her, if I felt her heart attracted towards other people, detach itself from mine, incarnate itself elsewhere. But even the importance which this desire must have had for her and the reserve with which she surrounded it could not reveal to me what, qualitatively, it had been, still less how she qualified it when she spoke of it to herself. In bodily suffering, at least we do not have ourselves to choose our pain. The malady decides it and imposes it on us. But in jealousy we have to some extent to make trial of sufferings of every sort and degree, before we arrive at the one which seems appropriate. And what could be more difficult, when it is a question of a suffering such as that of feeling that she whom we loved is finding pleasure with persons different from ourselves who give her sensations which we are not capable of giving her, or who at least by their configuration, their aspect, their ways, represent to her anything but ourselves. Ah! if only Albertine had fallen in love with Saint-Loup! How much less, it seemed to me, I should have suffered! It is true that we are unaware of the peculiar sensibility of each of our fellow-creatures, but as a rule we do not even know that we are unaware of it, for this sensibility of other people leaves us cold. So far as Albertine was concerned, my misery or happiness would have depended upon the nature of this sensibility; I knew well enough that it was unknown to me, and the fact that it was unknown to me was already a grief — the unknown desires and pleasures that Albertine felt, once I was under the illusion that I beheld them, when, some time after Albertine′s death, Andrée came to see me.
Pour la première fois elle me semblait belle, je me disais que ces cheveux presque crépus, ces yeux sombres et cernés, c′était sans doute ce qu′Albertine avait tant aimé, la matérialisation devant moi de ce qu′elle portait dans sa rêverie amoureuse, de ce qu′elle voyait par les regards anticipateurs du désir le jour où elle avait voulu si précipitamment revenir de Balbec.
For the first time she seemed to me beautiful, I said to myself that her almost woolly hair, her dark, shadowed eyes, were doubtless what Albertine had so dearly loved, the materialisation before my eyes of what she used to take with her in her amorous dreams, of what she beheld with the prophetic eyes of desire on the day when she had so suddenly decided to leave Balbec.
Comme une sombre fleur inconnue qui m′était par delà le tombeau rapportée des profondeurs d′un être où je n′avais pas su la découvrir, il me semblait, exhumation inespérée d′une relique inestimable, voir devant moi le désir incarné d′Albertine qu′Andrée était pour moi, comme Vénus était le désir de Jupiter. Andrée regrettait Albertine, mais je sentis tout de suite qu′elle ne lui manquait pas. Éloignée de force de son amie par la mort, elle semblait avoir pris aisément son parti d′une séparation définitive, que je n′eusse pas osé lui demander quand Albertine était vivante, tant j′aurais craint de ne pas arriver à obtenir le consentement d′Andrée. Elle semblait au contraire accepter sans difficulté ce renoncement, mais précisément au moment où il ne pouvait plus me profiter. Andrée m′abandonnait Albertine, mais morte, et ayant perdu pour moi non seulement sa vie mais, rétrospectivement, un peu de sa réalité, puisque je voyais qu′elle n′était pas indispensable, unique pour Andrée qui avait pu la remplacer par d′autres.
Like a strange, dark flower that was brought to me from beyond the grave, from the innermost being of a person in whom I had been unable to discover it, I seemed to see before me, the unlooked-for exhumation of a priceless relic, the incarnate desire of Albertine which Andrée was to me, as Venus was the desire of Jove. Andrée regretted Albertine, but I felt at once that she did not miss her. Forcibly removed from her friend by death, she seemed to have easily taken her part in a final separation which I would not have dared to ask of her while Albertine was alive, so afraid would I have been of not succeeding in obtaining Andrée′s consent. She seemed on the contrary to accept without difficulty this renunciation, but precisely at the moment when it could no longer be of any advantage to me. Andrée abandoned Albertine to me, but dead, and when she had lost for me not only her life but retrospectively a little of her reality, since I saw that she was not indispensable, unique to Andrée who had been able to replace her with other girls.
Du vivant d′Albertine, je n′eusse pas osé demander à Andrée des confidences sur le caractère de leur amitié entre elles et avec l′amie de Mlle Vinteuil, n′étant pas certain, sur la fin, qu′Andrée ne répétât pas à Albertine tout ce que je lui disais. Maintenant un tel interrogatoire, même s′il devait être sans résultat, serait au moins sans danger. Je parlai à Andrée, non sur un ton interrogatif mais comme si je l′avais su de tout temps, peut-être par Albertine, du goût qu′elle-même Andrée avait pour les femmes et de ses propres relations avec Mlle Vinteuil. Elle avoua tout cela sans aucune difficulté, en souriant. De cet aveu je pouvais tirer de cruelles conséquences ; d′abord parce qu′Andrée, si affectueuse et coquette avec bien des jeunes gens à Balbec, n′aurait donné lieu pour personne à la supposition d′habitudes qu′elle ne niait nullement, de sorte que, par voie d′analogie, en découvrant cette Andrée nouvelle je pouvais penser qu′Albertine les eût confessées avec la même facilité à tout autre qu′à moi, qu′elle sentait jaloux. Mais, d′autre part, Andrée ayant été la meilleure amie d′Albertine, et celle pour laquelle celle-ci était probablement revenue exprès de Balbec, maintenant qu′Andrée avait ces goûts, la conclusion qui devait s′imposer à mon esprit était qu′Albertine et Andrée avaient toujours eu des relations ensemble. Certes, comme en présence d′une personne étrangère on n′ose pas toujours prendre connaissance du présent qu′elle vous remet et dont on ne défera l′enveloppe que quand ce donataire sera parti, tant qu′Andrée fut là je ne rentrai pas en moi-même pour y examiner la douleur qu′elle m′apportait, et que je sentais bien causer déjà à mes serviteurs physiques, les nerfs, le cœur, de grands troubles dont par bonne éducation je feignais de ne pas m′apercevoir, parlant au contraire le plus gracieusement du monde avec la jeune fille que j′avais pour hôte sans détourner mes regards vers ces incidents intérieurs. Il me fut particulièrement pénible d′entendre Andrée me dire en parlant d′Albertine : « Ah ! oui, elle aimait bien qu′on allât se promener dans la vallée de Chevreuse. » À l′univers vague et inexistant où se passaient les promenades d′Albertine et d′Andrée, il me semblait que celle-ci venait, par une création postérieure et diabolique, d′ajouter une vallée maudite. Je sentais qu′Andrée allait me dire tout ce qu′elle faisait avec Albertine, et, tout en essayant par politesse, par habileté, par amour-propre, peut-être par reconnaissance, de me montrer de plus en plus affectueux, tandis que l′espace que j′avais pu concéder encore à l′innocence d′Albertine se rétrécissait de plus en plus, il me semblait m′apercevoir que, malgré mes efforts, je gardais l′aspect figé d′un animal autour duquel un cercle progressivement resserré est lentement décrit par l′oiseau fascinateur, qui ne se presse pas parce qu′il est sûr d′atteindre quand il le voudra la victime qui ne lui échappera plus. Je la regardais pourtant, et avec ce qui reste d′enjouement, de naturel et d′assurance aux personnes qui veulent faire semblant de ne pas craindre qu′on les hypnotise en les fixant, je dis à Andrée cette phrase incidente : « Je ne vous en avais jamais parlé de peur de vous fâcher, mais, maintenant qu′il nous est doux de parler d′elle, je puis bien vous dire que je savais depuis bien longtemps les relations de ce genre que vous aviez avec Albertine. D′ailleurs, cela vous fera plaisir quoique vous le sachiez déjà : Albertine vous adorait. » Je dis à Andrée que c′eût été une grande curiosité pour moi si elle avait voulu me laisser la voir, même simplement en se bornant à des caresses qui ne la gênassent pas trop devant moi, faire cela avec celles des amies d′Albertine qui avaient ces goûts, et je nommai Rosemonde, Berthe, toutes les amies d′Albertine, pour savoir. « Outre que pour rien au monde je ne ferais ce que vous dites devant vous, me répondit Andrée, je ne crois pas qu′aucune de celles que vous dites ait ces goûts. » Me rapprochant malgré moi du monstre qui m′attirait, je répondis : « Comment ! vous n′allez pas me faire croire que de toute votre bande il n′y avait qu′Albertine avec qui vous fissiez cela ! — Mais je ne l′ai jamais fait avec Albertine. — Voyons, ma petite Andrée, pourquoi nier des choses que je sais depuis au moins trois ans ; je n′y trouve rien de mal, au contraire. Justement, à propos du soir où elle voulait tant aller le lendemain avec vous chez Mme Verdurin, vous vous souvenez peut-êtreÂ… » Avant que j′eusse continué ma phrase, je vis dans les yeux d′Andrée, qu′il faisait pointus comme ces pierres qu′à cause de cela les joailliers ont de la peine à employer, passer un regard préoccupé, comme ces têtes de privilégiés qui soulèvent un coin du rideau avant qu′une pièce soit commencée et qui se sauvent aussitôt pour ne pas être aperçus. Ce regard inquiet disparut, tout était rentré dans l′ordre, mais je sentais que tout ce que je verrais maintenant ne serait plus qu′arrangé facticement pour moi. À ce moment je m′aperçus dans la glace ; je fus frappé d′une certaine ressemblance entre moi et Andrée. Si je n′avais pas cessé depuis longtemps de me raser et que je n′eusse eu qu′une ombre de moustache, cette ressemblance eût été presque complète. C′était peut-être en regardant, à Balbec, ma moustache qui repoussait à peine qu′Albertine avait subitement eu ce désir impatient, furieux, de revenir à Paris. « Mais je ne peux pourtant pas dire ce qui n′est pas vrai pour la simple raison que vous ne le trouveriez pas mal. Je vous jure que je n′ai jamais rien fait avec Albertine, et j′ai la conviction qu′elle détestait ces choses-là. Les gens qui vous ont dit cela vous ont menti, peut-être dans un but intéressé », me dit-elle d′un air interrogateur et méfiant. « Enfin soit, puisque vous ne voulez pas me le dire », répondis-je. Je préférais avoir l′air de ne pas vouloir donner une preuve que je ne possédais pas. Pourtant je prononçai vaguement et à tout hasard le nom des Buttes-Chaumont. « J′ai pu aller aux Buttes-Chaumont avec Albertine, mais est-ce un endroit qui a quelque chose de particulièrement mal ? » Je lui demandai si elle ne pourrait pas en parler à Gisèle qui, à une certaine époque, avait intimement connu Albertine. Mais Andrée me déclara, qu′après une infamie que venait de lui faire dernièrement Gisèle, lui demander un service était la seule chose qu′elle refuserait toujours de faire pour moi. « Si vous la voyez, ajouta-t-elle, ne lui dites pas ce que je vous ai dit d′elle, inutile de m′en faire une ennemie. Elle sait ce que je pense d′elle, mais j′ai toujours mieux aimé éviter avec elle les brouilles violentes qui n′amènent que des raccommodements. Et puis elle est dangereuse. Mais vous comprenez que, quand on a lu la lettre que j′ai eue il y a huit jours sous les yeux et où elle mentait avec une telle perfidie, rien, même les plus belles actions du monde, ne peuvent effacer le souvenir de cela. » En somme, si Andrée ayant ces goûts au point de ne s′en cacher nullement, et Albertine ayant eu pour elle la grande affection que très certainement elle avait, malgré cela Andrée n′avait jamais eu de relations charnelles avec Albertine et avait toujours ignoré qu′Albertine eût de tels goûts, c′est qu′Albertine ne les avait pas, et n′avait eu avec personne les relations que plus qu′avec aucune autre elle aurait eues avec Andrée. Aussi quand Andrée fut partie, je m′aperçus que son affirmation si nette m′avait apporté du calme. Mais peut-être était-elle dictée par le devoir, auquel Andrée se croyait obligée envers la morte dont le souvenir existait encore en elle, de ne pas laisser croire ce qu′Albertine lui avait sans doute, pendant sa vie, demandé de nier.
While Albertine was alive, I would not have dared to ask Andrée to take me into her confidence as to the nature of their friendship both mutually and with Mlle. Vinteuil′s friend, since I was never absolutely certain that Andrée did not repeat to Albertine everything that I said to her. But now such an inquiry, even if it must prove fruitless, would at least be unattended by danger. I spoke to Andrée not in a questioning tone but as though I had known all the time, perhaps from Albertine, of the fondness that Andrée herself had for women and of her own relations with Mlle. Vinteuil′s friend. She admitted everything without the slightest reluctance, smiling as she spoke. From this avowal, I might derive the most painful consequences; first of all because Andrée, so affectionate and coquettish with many of the young men at Balbec, would never have been suspected by anyone of practices which she made no attempt to deny, so that by analogy, when I discovered this novel Andrée, I might think that Albertine would have confessed them with the same ease to anyone other than myself whom she felt to be jealous. But on the other hand, Andrée having been Albertine′s dearest friend, and the friend for whose sake she had probably returned in haste from Balbec, now that Andrée was proved to have these tastes, the conclusion that was forced upon my mind was that Albertine and Andrée had always indulged them together. Certainly, just as in a stranger′s presence, we do not always dare to examine the gift that he has brought us, the wrapper of which we shall not unfasten until the donor has gone, so long as Andrée was with me I did not retire into myself to examine the grief that she had brought me, which, I could feel, was already causing my bodily servants, my nerves, my heart, a keen disturbance which, out of good breeding, I pretended not to notice, speaking on the contrary with the utmost affability to the girl who was my guest without diverting my gaze to these internal incidents. It was especially painful to me to hear Andrée say, speaking of Albertine: “Oh yes, she always loved going to the Chevreuse valley.” To the vague and non-existent universe in which Albertine′s excursions with Andrée occurred, it seemed to me that the latter had, by a posterior and diabolical creation, added an accursed valley. I felt that Andrée was going to tell me everything that she was in the habit of doing with Albertine, and, while I endeavoured from politeness, from force of habit, from self-esteem, perhaps from gratitude, to appear more and more affectionate, while the space that I had still been able to concede to Albertine′s innocence became smaller and smaller, I seemed to perceive that, despite my efforts, I presented the paralysed aspect of an animal round which a steadily narrowing circle is slowly traced by the hypnotising bird of prey which makes no haste because it is sure of reaching when it chooses the victim that can no longer escape. I gazed at her nevertheless, and, with such liveliness, naturalness and assurance as a person can muster who is trying to make it appear that he is not afraid of being hypnotised by the other′s stare, I said casually to Andrée: “I have never mentioned the subject to you for fear of offending you, but now that we both find a pleasure in talking about her, I may as well tell you that I found out long ago all about the things of that sort that you used to do with Albertine. And I can tell you something that you will be glad to hear although you know it already: Albertine adored you.” I told Andrée that it would be of great interest to me if she would allow me to see her, even if she simply confined herself to caresses which would not embarrass her unduly in my presence, performing such actions with those of Albertine′s friends who shared her tastes, and I mentioned Rosemonde, Berthe, each of Albertine′s friends, in the hope of finding out something. “Apart from the fact that not for anything in the world would I do the things you mention in your presence,” Andrée replied, “I do not believe that any of the girls whom you have named have those tastes.” Drawing closer in spite of myself to the monster that was attracting me, I answered: “What! You are not going to expect me to believe that, of all your band, Albertine was the only one with whom you did that sort of thing!” “But I have never done anything of the sort with Albertine.” “Come now, my dear Andrée, why deny things which I have known for at least three years, I see no harm in them, far from it. Talking of such things, that evening when she was so anxious to go with you the next day to Mme. Verdurin′s, you may remember perhaps. . . . ” Before I had completed my sentence, I saw in Andrée′s eyes, which it sharpened to a pin-point like those stones which for that reason jewellers find it difficult to use, a fleeting, worried stare, like the heads of persons privileged to go behind the scenes who draw back the edge of the curtain before the play has begun and at once retire in order not to be seen. This uneasy stare vanished, everything had become quite normal, but I felt that anything which I might see hereafter would have been specially arranged for my benefit. At that moment I caught sight of myself in the mirror; I was struck by a certain resemblance between myself and Andrée. If I had not long since ceased to shave my upper lip and had had but the faintest shadow of a moustache, this resemblance would have been almost complete. It was perhaps when she saw, at Balbec, my moustache which had scarcely begun to grow, that Albertine had suddenly felt that impatient, furious desire to return to Paris. “But I cannot, all the same, say things that are not true, for the simple reason that you see no harm in them. I swear to you that I never did anything with Albertine, and I am convinced that she detested that sort of thing. The people who told you were lying to you, probably with some ulterior motive,” she said with a questioning, defiant air. “Oh, very well then, since you won′t tell me,” I replied. I preferred to appear to be unwilling to furnish a proof which I did not possess. And yet I uttered vaguely and at random the name of the Buttes-Chaumont. “I may have gone to the Buttes-Chaumont with Albertine, but is it a place that has a particularly evil reputation?” I asked her whether she could not mention the subject to Gisèle who had at one time been on intimate terms with Albertine. But Andrée assured me that after the outrageous way in which Gisèle had behaved to her recently, asking a favour of her was the one thing that she must absolutely decline to do for me. “If you see her,” she went on, “do not tell her what I have said to you about her, there is no use in making an enemy of her. She knows what I think of her, but I have always preferred to avoid having violent quarrels with her which only have to be patched up afterwards. And besides, she is a dangerous person. But you can understand that when one has read the letter which I had in my hands a week ago, and in which she lied with such absolute treachery, nothing, not even the noblest actions in the world, can wipe out the memory of such a thing.” In short, if, albeit Andrée had those tastes to such an extent that she made no pretence of concealing them, and Albertine had felt for her that strong affection which she had undoubtedly felt, notwithstanding this Andrée had never had any carnal relations with Albertine and had never been aware that Albertine had those tastes, this meant that Albertine did not have them, and had never enjoyed with anyone those relations which, rather than with anyone else, she would have enjoyed with Andrée. And so when Andrée had left me, I realised that so definite a statement had brought me peace of mind. But perhaps it had been dictated by a sense of the obligation, which Andrée felt that she owed to the dead girl whose memory still survived in her, not to let me believe what Albertine had doubtless, while she was alive, begged her to deny.
Les romanciers prétendent souvent, dans une introduction, qu′en voyageant dans un pays ils ont rencontré quelqu′un qui leur a raconté la vie d′une personne. Ils laissent alors la parole à cet ami de rencontre, et le récit qu′il leur fait, c′est précisément leur roman. Ainsi la vie de Fabrice del Dongo fut racontée à Stendhal par un chanoine de Padoue. Combien nous voudrions, quand nous aimons, c′est-à-dire quand l′existence d′une autre personne nous semble mystérieuse, trouver un tel narrateur informé ! Et certes il existe. Nous-même, ne racontons-nous pas souvent, sans aucune passion, la vie de telle ou telle femme à un de nos amis, ou à un étranger, qui ne connaissaient rien de ses amours et nous écoutent avec curiosité ? L′homme que j′étais quand je parlais à Bloch de la princesse de Guermantes, de Mme Swann, cet être-là existait qui eût pu me parler d′Albertine, cet être-là existe toujoursÂ… mais nous ne le rencontrons jamais. Il me semblait que, si j′avais pu trouver des femmes qui l′eussent connue, j′eusse appris tout ce que j′ignorais. Pourtant, à des étrangers il eût dû sembler que personne autant que moi ne pouvait connaître sa vie. Même ne connaissais-je pas sa meilleure amie, Andrée ? C′est ainsi que l′on croit que l′ami d′un ministre doit savoir la vérité sur certaines affaires ou ne pourra pas être impliqué dans un procès. Seul, à l′user, l′ami a appris que, chaque fois qu′il parlait politique au ministre, celui-ci restait dans des généralités et lui disait tout au plus ce qu′il y avait dans les journaux, ou que, s′il a eu quelque ennui, ses démarches multipliées auprès du ministre ont abouti chaque fois à un « ce n′est pas en mon pouvoir » sur lequel l′ami est lui-même sans pouvoir. Je me disais : « Si j′avais pu connaître tels témoins ! » desquels, si je les avais connus, je n′aurais probablement pas pu obtenir plus que d′Andrée, dépositaire elle-même d′un secret qu′elle ne voulait pas livrer. Différant en cela encore de Swann qui, quand il ne fut plus jaloux, cessa d′être curieux de ce qu′Odette avait pu faire avec Forcheville, même, après ma jalousie passée, connaître la blanchisseuse d′Albertine, des personnes de son quartier, y reconstituer sa vie, ses intrigues, cela seul avait du charme pour moi. Et comme le désir vient toujours d′un prestige préalable, comme il était advenu pour Gilberte, pour la duchesse de Guermantes, ce furent, dans ces quartiers où avait autrefois vécu Albertine, les femmes de son milieu que je recherchai et dont seules j′eusse pu désirer la présence. Même sans rien pouvoir en apprendre, c′étaient les seules femmes vers lesquelles je me sentais attiré, étant celles qu′Albertine avait connues ou qu′elle aurait pu connaître, femmes de son milieu ou des milieux où elle se plaisait, en un mot celles qui avaient pour moi le prestige de lui ressembler ou d′être de celles qui lui eussent plu. Me rappelant ainsi soit Albertine elle-même, soit le type pour lequel elle avait sans doute une préférence, ces femmes éveillaient en moi un sentiment cruel de jalousie ou de regret, qui plus tard, quand mon chagrin s′apaisa, se mua en une curiosité non exempte de charme. Et parmi ces dernières, surtout les filles du peuple, à cause de cette vie si différente de celle que je connaissais, et qui est la leur. Sans doute, c′est seulement par la pensée qu′on possède des choses, et on ne possède pas un tableau parce qu′on l′a dans sa salle à manger si on ne sait pas le comprendre, ni un pays parce qu′on y réside sans même le regarder. Mais enfin j′avais autrefois l′illusion de ressaisir Balbec quand, à Paris, Albertine venait me voir et que je la tenais dans mes bras. De même je prenais un contact, bien étroit et furtif d′ailleurs, avec la vie d′Albertine, l′atmosphère des ateliers, une conversation de comptoir, l′âme des taudis, quand j′embrassais une ouvrière. Andrée, ces autres femmes, tout cela par rapport à Albertine — comme Albertine avait été elle-même par rapport à Balbec — étaient de ces substituts de plaisirs se remplaçant l′un l′autre en dégradations successives, qui nous permettent de nous passer de celui que nous ne pouvons plus atteindre, voyage à Balbec ou amour d′Albertine (comme le fait d′aller au Louvre voir un Titien qui y fut jadis console de ne pouvoir aller à Venise), de ces plaisirs qui, séparés les uns des autres par des nuances indiscernables, font de notre vie comme une suite de zones concentriques, contiguës, harmoniques et dégradées, autour d′un désir premier qui a donné le ton, éliminé ce qui ne se fond pas avec lui et répandu la teinte maîtresse (comme cela m′était arrivé aussi, par exemple, pour la duchesse de Guermantes et pour Gilberte). Andrée, ces femmes, étaient pour le désir, que je savais ne plus pouvoir exaucer, d′avoir auprès de moi Albertine ce qu′un soir, avant que je connusse Albertine autrement que de vue, avait été l′ensoleillement tortueux et frais d′une grappe de raisin.
Novelists sometimes pretend in an introduction that while travelling in a foreign country they have met somebody who has told them the story of a person′s life. They then withdraw in favour of this casual acquaintance, and the story that he tells them is nothing more or less than their novel. Thus the life of Fabrice del Dongo was related to Stendhal by a Canon of Padua. How gladly would we, when we are in love, that is to say when another person′s existence seems to us mysterious, find some such well-informed narrator! And undoubtedly he exists. Do we not ourselves frequently relate, without any trace of passion, the story of some woman or other, to one of our friends, or to a stranger, who has known nothing of her love-affairs and listens to us with keen interest? The person that I was when I spoke to Bloch of the Duchesse de Guermantes, of Mme. Swann, that person still existed, who could have spoken to me of Albertine, that person exists always . . . but we never come across him. It seemed to me that, if I had been able to find women who had known her, I should have learned everything of which I was unaware. And yet to strangers it must have seemed that nobody could have known so much of her life as myself. Did I even know her dearest friend, Andrée? Thus it is that we suppose that the friend of a Minister must know the truth about some political affair or cannot be implicated in a scandal. Having tried and failed, the friend has found that whenever he discussed politics with the Minister the latter confined himself to generalisations and told him nothing more than what had already appeared in the newspapers, or that if he was in any trouble, his repeated attempts to secure the Minister′s help have ended invariably in an: “It is not in my power” against which the friend is himself powerless. I said to myself: “If I could have known such and such witnesses!” from whom, if I had known them, I should probably have been unable to extract anything more than from Andrée, herself the custodian of a secret which she refused to surrender. Differing in this respect also from Swann who, when he was no longer jealous, ceased to feel any curiosity as to what Odette might have done with Forcheville, even after my jealousy had subsided, the thought of making the acquaintance of Albertine′s laundress, of the people in her neighbourhood, of reconstructing her life in it, her intrigues, this alone had any charm for me. And as desire always springs from a preliminary sense of value, as had happened to me in the past with Gilberte, with the Duchesse de Guermantes, it was, in the districts in which Albertine had lived in the past, the women of her class that I sought to know, and whose presence alone I could have desired. Even without my being able to learn anything from them, they were the only women towards whom I felt myself attracted, as being those whom Albertine had known or whom she might have known, women of her class or of the classes with which she liked to associate, in a word those women who had in my eyes the distinction of resembling her or of being of the type that had appealed to her. As I recalled thus either Albertine herself, or the type for which she had doubtless felt a preference, these women aroused in me an agonising feeling of jealousy or regret, which afterwards when my grief had been dulled changed into a curiosity not devoid of charm. And among them especially the women of the working class, on account of that life, so different from the life that I knew, which is theirs. No doubt it is only in our mind that we possess things, and we do not possess a picture because it hangs in our dining-room if we are incapable of understanding it, or a landscape because we live in front of it without even glancing at it. But still I had had in the past the illusion of recapturing Balbec, when in Paris Albertine came to see me and I held her in my arms. Similarly I obtained a contact, restricted and furtive as it might be, with Albertine′s life, the atmosphere of workrooms, a conversation across a counter, the spirit of the slums, when I kissed a seamstress. Andrée, these other women, all of them in relation to Albertine — as Albertine herself had been in relation to Balbec — were to be numbered among those substitutes for pleasures, replacing one another, in a gradual degradation, which enable us to dispense with the pleasure to which we can no longer attain, a holiday at Balbec, or the love of Albertine (as the act of going to the Louvre to look at a Titian which was originally in Venice consoles us for not being able to go there), for those pleasures which, separated one from another by indistinguishable gradations, convert our life into a series of concentric, contiguous, harmonic and graduated zones, encircling an initial desire which has set the tone, eliminated everything that does not combine with it and spread the dominant colour (as had, for instance, occurred to me also in the cases of the Duchesse de Guermantes and of Gilberte). Andrée, these women, were to the desire, for the gratification of which I knew that it was hopeless, now, to pray, to have Albertine by my side, what one evening, before I knew Albertine save by sight, had been the many-faceted and refreshing lustre of a bunch of grapes.
Associées maintenant au souvenir de mon amour, les particularités physiques et sociales d′Albertine, malgré lesquelles je l′avais aimée, orientaient au contraire mon désir vers ce qu′il eût autrefois le moins naturellement choisi : des brunes de la petite bourgeoisie. Certes, ce qui commençait partiellement à renaître en moi, c′était cet immense désir que mon amour pour Albertine n′avait pu assouvir, cet immense désir de connaître la vie que j′éprouvais autrefois sur les routes de Balbec, dans les rues de Paris, ce désir qui m′avait fait tant souffrir quand, supposant qu′il existait aussi au cœur d′Albertine, j′avais voulu la priver des moyens de le contenter avec d′autres que moi. Maintenant que je pouvais supporter l′idée de son désir, comme cette idée était aussitôt éveillée par le mien ces deux immenses appétits coî£idaient, j′aurais voulu que nous pussions nous y livrer ensemble, je me disais : « cette fille lui aurait plu », et par ce brusque détour pensant à elle et à sa mort, je me sentais trop triste pour pouvoir poursuivre plus loin mon désir. Comme autrefois le côté de Méséglise et celui de Guermantes avaient établi les assises de mon goût pour la campagne et m′eussent empêché de trouver un charme profond dans un pays où il n′y aurait pas eu de vieille église, de bleuets, de boutons d′or, c′est de même en les rattachant en moi à un passé plein de charme que mon amour pour Albertine me faisait exclusivement rechercher un certain genre de femmes ; je recommençais, comme avant de l′aimer, à avoir besoin d′harmoniques d′elle qui fussent interchangeables avec mon souvenir devenu peu à peu moins exclusif. Je n′aurais pu me plaire maintenant auprès d′une blonde et fière duchesse, parce qu′elle n′eût éveillé en moi aucune des émotions qui partaient d′Albertine, de mon désir d′elle, de la jalousie que j′avais eue de ses amours, de mes souffrances, de sa mort. Car nos sensations pour être fortes ont besoin de déclencher en nous quelque chose de différent d′elles, un sentiment qui ne pourra pas trouver dans le plaisir de satisfaction mais qui s′ajoute au désir, l′enfle, le fait s′accrocher désespérément au plaisir. Au fur et à mesure que l′amour qu′avait éprouvé Albertine pour certaines femmes ne me faisait plus souffrir, il rattachait ces femmes à mon passé, leur donnait quelque chose de plus réel, comme aux boutons d′or, aux aubépines le souvenir de Combray donnait plus de réalité qu′aux fleurs nouvelles. Même d′Andrée, je ne me disais plus avec rage : « Albertine l′aimait », mais au contraire, pour m′expliquer à moi-même mon désir, d′un air attendri : « Albertine l′aimait bien ». Je comprenais maintenant les veufs qu′on croit consolés et qui prouvent au contraire qu′ils sont inconsolables, parce qu′ils se remarient avec leur belle-sœur. Ainsi mon amour finissant semblait rendre possible pour moi de nouvelles amours, et Albertine, comme ces femmes longtemps aimées pour elles-mêmes qui plus tard, sentant le goût de leur amant s′affaiblir, conservent leur pouvoir en se contentant du rôle d′entremetteuses, parait pour moi, comme la Pompadour pour Louis XV, de nouvelles fillettes. Même autrefois, mon temps était divisé par périodes où je désirais telle femme, ou telle autre. Quand les plaisirs violents donnés par l′une étaient apaisés, je souhaitais celle qui donnait une tendresse presque pure, jusqu′à ce que le besoin de caresses plus savantes ramenât le désir de la première. Maintenant ces alternances avaient pris fin, ou du moins l′une des périodes se prolongeait indéfiniment. Ce que j′aurais voulu, c′est que la nouvelle venue vînt habiter chez moi et me donnât le soir avant de me quitter un baiser familial de sœur. De sorte que j′aurais pu croire — si je n′avais fait l′expérience de la présence insupportable d′une autre — que je regrettais plus un baiser que certaines lèvres, un plaisir qu′un amour, une habitude qu′une personne. J′aurais voulu aussi que les nouvelles venues pussent me jouer du Vinteuil comme Albertine, causer comme elle avec moi d′Elstir. Tout cela était impossible. Leur amour ne vaudrait pas le sien, pensais-je, soit qu′un amour auquel s′annexaient tous ces épisodes, des visites aux musées, des soirées au concert, toute une vie compliquée qui permet des correspondances, des conversations, un flirt préliminaire aux relations elles-mêmes, une amitié grave après, possédât plus de ressources qu′un amour pour une femme qui ne sait que se donner, comme un orchestre plus qu′un piano ; soit que, plus profondément, mon besoin du même genre de tendresse que me donnait Albertine, la tendresse d′une fille assez cultivée et qui fût en même temps une sœur, ne fût — comme le besoin de femmes du même milieu qu′Albertine — qu′une reviviscence du souvenir d′Albertine, du souvenir de mon amour pour elle. Et une fois de plus j′éprouvais d′abord que le souvenir n′est pas inventif, qu′il est impuissant à désirer rien d′autre, même rien de mieux que ce que nous avons possédé ; ensuite qu′il est spirituel, de sorte que la réalité ne peut lui fournir l′état qu′il cherche ; enfin que, s′appliquant à une personne morte, la renaissance qu′il incarne est moins celle du besoin d′aimer, auquel il fait croire, que celle du besoin de l′absente. De sorte que la ressemblance avec Albertine, de la femme que j′avais choisie, la ressemblance même, si j′arrivais à l′obtenir, de sa tendresse avec celle d′Albertine, ne me faisaient que mieux sentir l′absence de ce que j′avais, sans le savoir, cherché, de ce qui était indispensable pour que renaquît mon bonheur, c′est-à-dire Albertine elle-même, le temps que nous avions vécu ensemble, le passé à la recherche duquel j′étais sans le savoir. Certes, par les jours clairs, Paris m′apparaissait innombrablement fleuri de toutes les fillettes, non que je désirais, mais qui plongeaient leurs racines dans l′obscurité du désir et des soirées inconnues d′Albertine. C′était telle de celles dont elle m′avait dit tout au début, quand elle ne se méfiait pas de moi : « Elle est ravissante, cette petite, comme elle a de jolis cheveux ! » Toutes les curiosités que j′avais eues autrefois de sa vie, quand je ne la connaissais encore que de vue, et, d′autre part, tous mes désirs de la vie se confondaient en cette seule curiosité, voir Albertine avec d′autres femmes, peut-être parce que ainsi, elles parties, je serais resté seul avec elle, le dernier et le maître. Et en voyant ses hésitations, son incertitude en se demandant s′il valait la peine de passer la soirée avec telle ou telle, sa satiété quand l′autre était partie, peut-être sa déception, j′eusse éclairé, j′eusse ramené à de justes proportions la jalousie que m′inspirait Albertine, parce que, la voyant ainsi les éprouver, j′aurais pris la mesure et découvert la limite de ses plaisirs. De combien de plaisirs, de quelle douce vie elle nous a privés, me disais-je, par cette farouche obstination à nier son goût ! Et comme une fois de plus je cherchais quelle avait pu être la raison de cette obstination, tout d′un coup le souvenir me revint d′une phrase que je lui avais dite à Balbec le jour où elle m′avait donné un crayon. Comme je lui reprochais de ne pas m′avoir laissé l′embrasser, je lui avais dit que je trouvais cela aussi naturel que je trouvais ignoble qu′une femme eût des relations avec une autre femme. Hélas, peut-être Albertine s′était-elle toujours rappelé cette phrase imprudente.
Associated now with the memory of my love, Albertine′s physical and social attributes, in spite of which I had loved her, attracted my desire on the contrary towards what at one time it would least readily have chosen: dark girls of the lower middle class. Indeed what was beginning to a certain extent to revive in me was that immense desire which my love for Albertine had not been able to assuage, that immense desire to know life which I used to feel on the roads round Balbec, in the streets of Paris, that desire which had caused me so much suffering when, supposing it to exist in Albertine′s heart also, I had sought to deprive her of the means of satisfying it with anyone but myself. Now that I was able to endure the thought of her desire, as that thought was at once aroused by my own desire, these two immense appetites coincided, I would have liked us to be able to indulge them together, I said to myself: “That girl would have appealed to her,” and led by this sudden digression to think of her and of her death, I felt too unhappy to be able to pursue my own desire any further. As, long ago, the Méséglise and Guermantes ways had established the conditions of my liking for the country and had prevented me from finding any real charm in a village where there was no old church, nor cornflowers, nor buttercups, so it was by attaching them in myself to a past full of charm that my love for Albertine made me seek out exclusively a certain type of woman; I began again, as before I was in love with her, to feel the need of things in harmony with her which would be interchangeable with a memory that had become gradually less exclusive. I could not have found any pleasure now in the company of a golden-haired and haughty duchess, because she would not have aroused in me any of the emotions that sprang from Albertine, from my desire for her, from the jealousy that I had felt of her love-affairs, from my sufferings, from her death. For our sensations, in order to be strong, need to release in us something different from themselves, a sentiment, which will not find any satisfaction, in pleasure, but which adds itself to desire, enlarges it, makes it cling desperately to pleasure. In proportion as the love that Albertine had felt for certain women ceased to cause me pain, it attached those women to my past, gave them something that was more real, as to buttercups, to hawthorn-blossom the memory of Combray gave a greater reality than to unfamiliar flowers. Even of Andrée, I no longer said to myself with rage: “Albertine loved her,” but on the contrary, so as to explain my desire to myself, in a tone of affection: “Albertine loved her dearly.” I could now understand the widowers whom we suppose to have found consolation and who prove on the contrary that they are inconsolable because they marry their deceased wife′s sister. Thus the decline of my love seemed to make fresh loves possible for me, and Albertine like those women long loved for themselves who, later, feeling their lover′s desire grow feeble, maintain their power by confining themselves to the office of panders, provided me, as the Pompadour provided Louis XV, with fresh damsels. Even in the past, my time had been divided into periods in which I desired this woman or that. When the violent pleasures afforded by one had grown dull, I longed for the other who would give me an almost pure affection until the need of more sophisticated caresses brought back my desire for the first. Now these alternations had come to an end, or at least one of the periods was being indefinitely prolonged. What I would have liked was that the newcomer should take up her abode in my house, and should give me at night, before leaving me, a friendly, sisterly kiss. In order that I might have believed — had I not had experience of the intolerable presence of another person — that I regretted a kiss more than a certain pair of lips, a pleasure more than a love, a habit more than a person, I would have liked also that the newcomers should be able to play Vinteuil′s music to me like Albertine, to talk to me as she had talked about Elstir. AH this was impossible. Their love would not be equivalent to hers, I thought, whether because a love to which were annexed all those episodes, visits to picture galleries, evenings spent at concerts, the whole of a complicated existence which allows correspondences, conversations, a flirtation preliminary to the more intimate relations, a serious friendship afterwards, possesses more resources than love for a woman who can only offer herself, as an orchestra possesses more resources than a piano, or because, more profoundly, my need of the same sort of affection that Albertine used to give me, the affection of a girl of a certain culture who would at the same time be a sister to me, was — like my need of women of the same class as Albertine — merely a recrudescence of my memory of Albertine, of my memory of my love for her. And once again, I discovered, first of all that memory has no power of invention, that it is powerless to desire anything else, even anything better than what we have already possessed, secondly that it is spiritual in the sense that reality cannot furnish it with the state which it seeks, lastly that, when applied to a person who is dead, the resurrection that it incarnates is not so much that of the need to love in which it makes us believe as that of the need of the absent person. So that the resemblance to Albertine of the woman whom I had chosen, the resemblance of her affection even, if I succeeded in winning it, to Albertine′s, made me all the more conscious of the absence of what I had been unconsciously seeking, of what was indispensable to the revival of my happiness, that is to say Albertine herself, the time during which we had lived together, the past in quest of which I had unconsciously gone. Certainly, upon fine days, Paris seemed to me innumerably aflower with all these girls, whom I did not desire, but who thrust down their roots into the obscurity of the desire and the mysterious nocturnal life of Albertine. They were like the girls of whom she had said to me at the outset, when she had not begun to distrust me: “That girl is charming, what nice hair she has.” All the curiosity that I had felt about her life in the past when I knew her only by sight, and on the other hand all my desires in life were blended in this sole curiosity, to see Albertine in company with other women, perhaps because thus, when they had left her, I should have remained alone with her, the last and the master. And when I observed her hesitations, her uncertainty when she asked herself whether it would be worth her while to spend the evening with this or that girl, her satiety when the other had gone, perhaps her disappointment, I should have brought to the light of day, I should have restored to its true proportions the jealousy that Albertine inspired in me, because seeing her thus experience them I should have taken the measure and discovered the limit of her pleasures. Of how many pleasures, of what an easy life she has deprived us, I said — to myself, by that stubborn obstinacy in denying her instincts! And as once again I sought to discover what could have been the reason for her obstinacy, all of a sudden the memory came to me of a remark that I had made to her at Balbec on the day when she gave me a pencil. As I rebuked her for not having allowed me to kiss her, I had told her that I thought a kiss just as natural as I thought it degrading that a woman should have relations with another woman. Alas, perhaps Albertine had never forgotten that imprudent speech.
Je ramenais avec moi les filles qui m′eussent le moins plu, je lissais des bandeaux à la vierge, j′admirais un petit nez bien modelé, une pâleur espagnole. Certes autrefois, même pour une femme que je ne faisais qu′apercevoir sur une route de Balbec, dans une rue de Paris, j′avais senti ce que mon désir avait d′individuel, et que c′était le fausser que de chercher à l′assouvir avec un autre objet. Mais la vie, en me découvrant peu à peu la permanence de nos besoins, m′avait appris que faute d′un être il faut se contenter d′un autre, — et je sentais que ce que j′avais demandé à Albertine, une autre, Mlle de Stermaria, eût pu me le donner. Mais ç′avait été Albertine ; et entre la satisfaction de mes besoins de tendresse et les particularités de son corps un entrelacement de souvenirs s′était fait tellement inextricable que je ne pouvais plus arracher à un désir de tendresse toute cette broderie des souvenirs du corps d′Albertine. Elle seule pouvait me donner ce bonheur. L′idée de son unicité n′était plus un a priori métaphysique puisé dans ce qu′Albertine avait d′individuel, comme jadis pour les passantes, mais un a posteriori constitué par l′imbrication contingente et indissoluble de mes souvenirs. Je ne pouvais plus désirer une tendresse sans avoir besoin d′elle, sans souffrir de son absence. Aussi la ressemblance même de la femme choisie, de la tendresse demandée, avec le bonheur que j′avais connu, ne me faisait que mieux sentir tout ce qui leur manquait pour qu′il pût renaître. Ce même vide que je sentais dans ma chambre depuis qu′Albertine était partie, et que j′avais cru combler en serrant des femmes contre moi, je le retrouvais en elles. Elles ne m′avaient jamais parlé, elles, de la musique de Vinteuil, des Mémoires de Saint-Simon, elles n′avaient pas mis un parfum trop fort pour venir me voir, elles n′avaient pas joué à mêler leurs cils aux miens, toutes choses importantes parce qu′elles permettent, semble-t-il, de rêver autour de l′acte sexuel lui-même et de se donner l′illusion de l′amour, mais en réalité parce qu′elles faisaient partie du souvenir d′Albertine et que c′était elle que j′aurais voulu trouver. Ce que ces femmes avaient d′Albertine me faisait mieux ressentir ce que d′elle il leur manquait, et qui était tout, et qui ne serait plus jamais puisque Albertine était morte. Et ainsi mon amour pour Albertine, qui m′avait attiré vers ces femmes, me les rendait indifférentes, et peut-être mon regret d′Albertine et la persistance de ma jalousie, qui avaient déjà dépassé par leur durée mes prévisions les plus pessimistes, n′auraient sans doute jamais changé beaucoup, si leur existence, isolée du reste de ma vie, avait seulement été soumise au jeu de mes souvenirs, aux actions et réactions d′une psychologie applicable à des états immobiles, et n′avait pas été entraînée vers un système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l′espace. Comme il y a une géométrie dans l′espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d′une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu′on n′y tiendrait pas compte du temps et d′une des formes qu′il revêt, l′oubli ; l′oubli dont je commençais à sentir la force et qui est un si puissant instrument d′adaptation à la réalité parce qu′il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle. Et j′aurais vraiment bien pu deviner plus tôt qu′un jour je n′aimerais plus Albertine. Quand j′avais compris, par la différence qu′il y avait entre ce que l′importance de sa personne et de ses actions était pour moi et pour les autres, que mon amour était moins un amour pour elle qu′un amour en moi, j′aurais pu déduire diverses conséquences de ce caractère subjectif de mon amour, et, qu′étant un état mental, il pouvait notamment survivre assez longtemps à la personne, mais aussi que n′ayant avec cette personne aucun lien véritable, n′ayant aucun soutien en dehors de soi, il devrait, comme tout état mental, même les plus durables, se trouver un jour hors d′usage, être « remplacé », et que ce jour-là tout ce qui semblait m′attacher si doucement, indissolublement, au souvenir d′Albertine n′existerait plus pour moi. C′est le malheur des êtres de n′être pour nous que des planches de collections fort usables dans notre pensée. Justement à cause de cela on fonde sur eux des projets qui ont l′ardeur de la pensée ; mais la pensée se fatigue, le souvenir se détruit, le jour viendrait où je donnerais volontiers à la première venue la chambre d′Albertine, comme j′avais sans aucun chagrin donné à Albertine la bille d′agate ou d′autres présents de Gilberte.
I took home with me the girls who had appealed to me least, I stroked their virginal tresses, I admired a well-modelled little nose, a Spanish pallor. Certainly, in the past, even with a woman of whom I had merely caught sight on a road near Balbec, in a street in Paris, I had felt the individuality of my desire and that it would be adulterating it to seek to assuage it with another person. But life, by disclosing to me little by little the permanence of our needs, had taught me that, failing one person, we must content ourselves with another — and I felt that what I had demanded of Albertine another woman, Mme. de Stermaria, could have given me. But it had been Albertine; and what with the satisfaction of my need of affection and the details of her body, an interwoven tangle of memories had become so inextricable that I could no longer detach from a desire for affection all that embroidery of my memories of Albertine′s body. She alone could give me that happiness. The idea of her uniqueness was no longer a metaphysical a priori based upon what was individual in Albertine, as in the case of the women I passed in the street long ago, but an a posteriori created by the contingent and indissoluble overlapping of my memories. I could no longer desire any affection without feeling a need of her, without grief at her absence. Also the mere resemblance of the woman I had selected, of the affection that I asked of her to the happiness that I had known made me all the more conscious of all that was lacking before that happiness could revive. The same vacuum that I had found in my room after Albertine had left, and had supposed that I could fill by taking women in my arms, I found in them. They had never spoken to me, these women, of Vinteuil′s music, of Saint-Simon′s memoirs, they had not sprayed themselves with too strong a scent before coming to visit me, they had not played at interlacing their eyelashes with mine, all of which things were important because, apparently, they allow us to weave dreams round the sexual act itself and to give ourselves the illusion of love, but in reality because they formed part of my memory of Albertine and it was she whom I would fain have seen again. What these women had in common with Albertine made me feel all the more clearly what was lacking of her in them, which was everything, and would never be anything again since Albertine was dead. And so my love for Albertine which had drawn me towards these women made me indifferent to them, and perhaps my regret for Albertine and the persistence of my jealousy, which had already outlasted the period fixed for them in my most pessimistic calculations, would never have altered appreciably, had their existence, isolated from the rest of my life, been subjected merely to the play of my memories, to the actions and reactions of a psychology applicable to immobile states, and had it not been drawn into a vaster system in which souls move in time as bodies move in space. As there is a geometry in space, so there is a psychology in time, in which the calculations of a plane psychology would no longer be accurate because we should not be taking into account time and one of the forms that it assumes, oblivion; oblivion, the force of which I was beginning to feel and which is so powerful an instrument of adaptation to reality because it gradually destroys in us the surviving past which is a perpetual contradiction of it. And I ought really to have discovered sooner that one day I should no longer be in love with Albertine. When I had realised, from the difference that existed between what the importance of her person and of her actions was to me and what it was to other people, that my love was not so much a love for her as a love in myself, I might have deduced various consequences from this subjective nature of my love and that, being a mental state, it might easily long survive the person, but also that having no genuine connexion with that person, it must, like every mental state, even the most permanent, find itself one day obsolete, be ‘replaced,′ and that when that day came everything that seemed to attach me so pleasantly, indissolubly, to the memory of Albertine would no longer exist for me. It is the tragedy of other people that they are to us merely showcases for the very perishable collections of our own mind. For this very reason we base upon them projects which have all the ardour of our mind; but our mind grows tired, our memory crumbles, the day would arrive when I would readily admit the first comer to Albertine′s room, as I had without the slightest regret given Albertine the agate marble or other gifts that I had received from Gilberte.
CHAPITRE II MADEMOISELLE DE FORCHEVILLE
CHAPTER TWO Mademoiselle De Forcheville
Ce n′était pas que je n′aimasse encore Albertine, mais déjà pas de la même façon que les derniers temps. Non, c′était à la façon des temps plus anciens où tout ce qui se rattachait à elle, lieux et gens, me faisait éprouver une curiosité où il y avait plus de charme que de souffrance. Et, en effet, je sentais bien maintenant qu′avant de l′oublier tout à fait, avant d′atteindre à l′indifférence initiale, il me faudrait, comme un voyageur qui revient par la même route au point d′où il est parti, traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels j′avais passé avant d′arriver à mon grand amour. Mais ces fragments, ces moments du passé ne sont pas immobiles, ils ont gardé la force terrible, l′ignorance heureuse de l′espérance qui s′élançait alors vers un temps devenu aujourd′hui le passé, mais qu′une hallucination nous fait un instant prendre rétrospectivement pour l′avenir. Je lisais une lettre d′Albertine où elle m′avait annoncé sa visite pour le soir et j′avais une seconde la joie de l′attente. Dans ces retours par la même ligne d′un pays où l′on ne retournera jamais, où l′on reconnaît le nom, l′aspect de toutes les stations par où on a déjà passé à l′aller, il arrive que, tandis qu′on est arrêté à l′une d′elles, en gare, on a un instant l′illusion qu′on repart, mais dans la direction du lieu d′où l′on vient, comme l′on avait fait la première fois. Tout de suite l′illusion cesse, mais une seconde on s′était senti de nouveau emporté : telle est la cruauté du souvenir.
It was not that I was not still in love with Albertine, but no longer in the same fashion as in the final phase. No, it was in the fashion of the earliest times, when everything that had any connexion with′ her, places or people, made me feel a curiosity in which there was more charm than suffering. And indeed I was quite well aware now that before I forgot her altogether, before I reached the initial stage of indifference, I should have, like a traveller who returns by the same route to his starting-point, to traverse inthe return direction all the sentiments through which I had passed before arriving at my great love. But these fragments, these moments of the past are not immobile, they have retained the terrible force, the happy ignorance of the hope that was then yearning towards a time which has now become the past, but which a hallucination makes us for a moment mistake retrospectively for the future. I read a letter from Albertine, in which she had said that she was coming to see me that evening, and I felt for an instant the joy of expectation. In these return journeys along the same line from a place to which we shall never return, when we recall the names, the appearance of all the places which we have passed on the outward journey, it happens that, while our train is halting at one of the stations, we feel for an instant the illusion that we are setting off again, but in the direction of the place from which we have come, as on the former journey. Soon the illusion vanishes, but for an instant we felt ourselves carried away once again: such is the cruelty of memory.
Parfois la lecture d′un roman un peu triste me ramenait brusquement en arrière, car certains romans sont comme de grands deuils momentanés, abolissent l′habitude, nous remettent en contact avec la réalité de la vie, mais pour quelques heures seulement, comme un cauchemar, puisque les forces de l′habitude, l′oubli qu′elles produisent, la gaîté qu′elles ramènent par l′impuissance du cerveau à lutter contre elles et à recréer le vrai, l′emportent infiniment sur la suggestion presque hypnotique d′un beau livre qui, comme toutes les suggestions, a des effets très courts.
At times the reading of a novel that was at all sad carried me sharply back, for certain novels are like great but temporary bereavements, they abolish our habits, bring us in contact once more with the reality of life, but for a few hours only, like a nightmare, since the force of habit, the oblivion that it creates, the gaiety that it restores to us because our brain is powerless to fight against it and to recreate the truth, prevails to an infinite extent over the almost hypnotic suggestion of a good book which, like all suggestions, has but a transient effect.
Et pourtant, si l′on ne peut pas, avant de revenir à l′indifférence d′où on était parti, se dispenser de couvrir en sens inverse les distances qu′on avait franchies pour arriver à l′amour, le trajet, la ligne qu′on suit, ne sont pas forcément les mêmes. Ils ont de commun de ne pas être directs parce que l′oubli pas plus que l′amour ne progresse régulièrement. Mais ils n′empruntent pas forcément les mêmes voies. Et dans celle que je suivis au retour, il y eut, au milieu d′un voyage confus, trois arrêts, dont je me souviens à cause de la lumière qu′il y avait autour de moi alors que j′étais déjà bien près de l′arrivée, étapes que je me rappelle particulièrement, sans doute parce que j′y aperçus des choses qui ne faisaient pas partie de mon amour d′Albertine, ou du moins qui ne s′y rattachaient que dans la mesure où ce qui était déjà dans notre âme avant un grand amour s′associe à lui, soit en le nourrissant, soit en le combattant, soit en faisant avec lui, pour notre intelligence qui analyse, contraste d′image.
And yet, if we cannot, before returning to the state of indifference from which we started, dispense ourselves from covering in the reverse direction the distances which we had traversed in order to arrive at love, the trajectory, the line that we follow, are not of necessity the same. They have this in common, that they are not direct, because oblivion is no more capable than love of progressing along a straight line. But they do not of necessity take the same paths. And on the path which I was taking on my return journey, there were in the course of a confused passage three halting-points which I remember, because of the light that shone round about me, when I was already nearing my goal, stages which I recall especially, doubtless because I perceived in them things which had no place in my love for Albertine, or at most were attached to it only to the extent to which what existed already in our heart before a great passion associates itself with it, whether by feeding it, or by fighting it, or by offering to our analytical mind, a contrast with it.
La première de ces étapes commença au début de l′hiver, un beau dimanche de Toussaint où j′étais sorti. Tout en approchant du Bois, je me rappelais avec tristesse le retour d′Albertine venant me chercher du Trocadéro, car c′était la même journée, mais sans Albertine. Avec tristesse et pourtant non sans plaisir tout de même, car la reprise en mineur, sur un ton désolé, du même motif qui avait empli ma journée d′autrefois, l′absence même de ce téléphonage de Françoise, de cette arrivée d′Albertine, qui n′était pas quelque chose de négatif mais la suppression dans la réalité de ce que je me rappelais et qui donnait à la journée quelque chose de douloureux, en faisait quelque chose de plus beau qu′une journée unie et simple parce que ce qui n′y était plus, ce qui en avait été arraché, y restait imprimé comme en creux.
The first of these halting-points began with the coming of winter, on a fine Sunday, which was also All Saints′ Day, when I had ventured out of doors. As I came towards the Bois, I recalled with sorrow how Albertine had come back to join me from the Trocadéro, for it was the same day, only without Albertine. With sorrow and yet not without pleasure all the same, for the repetition in a minor key, in a despairing tone, of the same motif that had filled my day in the past, the absence even of Françoise′s telephone message, of that arrival of Albertine which was not something negative, but the suppression in reality of what I had recalled, of what had given the day a sorrowful aspect, made of it something more beautiful than a simple, unbroken day, because what was no longer there, what had been torn from it, remained stamped upon it as on a mould.
Au Bois, je fredonnais des phrases de la sonate de Vinteuil. Je ne souffrais plus beaucoup de penser qu′Albertine me l′avait jouée, car presque tous mes souvenirs d′elle étaient entrés dans ce second état chimique où ils ne causent plus d′anxieuse oppression au cœur, mais de la douceur. Par moment, dans les passages qu′elle jouait le plus souvent, où elle avait l′habitude de faire telle réflexion qui me paraissait alors charmante, de suggérer telle réminiscence, je me disais : « Pauvre petite », mais sans tristesse, en ajoutant seulement au passage musical une valeur de plus, une valeur en quelque sorte historique et de curiosité, comme celle que le tableau de Charles Ier par Van Dyck, déjà si beau par lui-même, acquiert encore du fait qu′il est entré dans les collections nationales, par la volonté de Mme du Barry d′impressionner le Roi. Quand la petite phrase, avant de disparaître tout à fait, se défit en ses divers éléments, où elle flotta encore un instant éparpillée, ce ne fut pas pour moi, comme pour Swann, une messagère d′Albertine qui disparaissait. Ce n′était pas tout à fait les mêmes associations d′idées chez moi que chez Swann que la petite phrase avait éveillées. J′avais été surtout sensible à l′élaboration, aux essais, aux reprises, au « devenir » d′une phrase qui se faisait durant la sonate comme cet amour s′était fait durant ma vie. Et maintenant, sachant combien chaque jour un élément de plus de mon amour s′en allait, le côté jalousie, puis tel autre, revenant, en somme, peu à peu dans un vague souvenir à la faible amorce du début, c′était mon amour qu′il me semblait, en la petite phrase éparpillée, voir se désagréger devant moi.
In the Bois, I hummed phrases from Vinteuil′s sonata. I was no longer hurt by the thought that Albertine had fooled me, for almost all my memories of her had entered into that secondary chemical state in which they no longer cause any anxious oppression of the heart, but rather comfort. Now and then, at the passages which she used to play most often, when she was in the habit of uttering some reflexion which I had thought charming at the time, of suggesting some reminiscence, I said to myself: “Poor little girl,” but without melancholy, merely adding to the musical phrase an additional value, a value that was so to speak historic and curious like that which the portrait of Charles I by Van Dyck, so beautiful already in itself, acquires from the fact that it found its way into the national collection because of Mme. du Barry′s desire to impress the King. When the little phrase, before disappearing altogether, dissolved into its various elements in which it floated still for a moment in scattered fragments, it was not for me as it had been for Swann a messenger from Albertine who was vanishing. It was not altogether the same association of ideas that the little phrase had aroused in me as in Swann. I had been impressed, most of all, by the elaboration, the attempts, the repetitions, the ‘outcome′ of a phrase which persisted throughout the sonata as that love had persisted throughout my life. And now, when I realised how, day by day, one element after another of my love departed, the jealous side of it, then some other, drifted gradually back in a vague remembrance to the feeble bait of the first outset, it was my love that I seemed, in the scattered notes of the little phrase, to see dissolving before my eyes.
Comme je suivais les allées séparées d′un sous-bois, tendues d′une gaze chaque jour amincie, le souvenir d′une promenade où Albertine était à côté de moi dans la voiture, où elle était rentrée avec moi, où je sentais qu′elle enveloppait ma vie, flotter maintenant autour de moi, dans la brume incertaine des branches assombries au milieu desquelles le soleil couchant faisait briller, comme suspendue dans le vide, l′horizontalité clairsemée des feuillages d′or. Ces feuillages, je ne me contentais pas de les voir avec les yeux de la mémoire, ils m′intéressaient, me touchaient comme ces pages purement descriptives au milieu desquelles un artiste, pour les rendre plus complètes, introduit une fiction, tout un roman ; et cette nature prenait ainsi le seul charme de mélancolie qui pouvait aller jusqu′à mon cœur. La raison de ce charme me parut être que j′aimais toujours autant Albertine, tandis que la raison véritable était au contraire que l′oubli continuait à faire en moi des progrès que le souvenir d′Albertine ne m′était plus cruel, c′est-à-dire avait changé ; mais nous avons beau voir clair dans nos impressions, comme je crus alors voir clair dans la raison de ma mélancolie, nous ne savons pas remonter jusqu′à leur signification plus éloignée. Comme ces malaises dont le médecin écoute son malade lui raconter l′histoire et à l′aide desquels il remonte à une cause plus profonde, ignorée du patient, de même nos impressions, nos idées, n′ont qu′une valeur de symptômes. Ma jalousie étant tenue à l′écart par l′impression de charme et de douce tristesse que je ressentais, mes sens se réveillaient. Une fois de plus, comme lorsque j′avais cessé de voir Gilberte, l′amour de la femme s′élevait de moi, débarrassé de toute association exclusive avec une certaine femme déjà aimée, et flottait comme ces essences qu′ont libérées des destructions antérieures et qui errent en suspens dans l′air printanier, ne demandant qu′à s′unir à une nouvelle créature. Nulle part il ne germe autant de fleurs, s′appelassent-elles « ne m′oubliez pas », que dans un cimetière. Je regardais les jeunes files dont était innombrablement fleuri ce beau jour, comme j′eusse fait jadis de la voiture de Mme de Villeparisis ou de celle où j′étais, par un même dimanche, venu avec Albertine. Aussitôt, au regard que je venais de poser sur telle ou telle d′entre elles s′appariait immédiatement le regard curieux, furtif, entreprenant, reflétant d′insaisissables pensées, que leur eût à la dérobée jeté Albertine et qui, géminant le mien d′une aile mystérieuse, rapide et bleuâtre, faisait passer dans ces allées, jusque-là si naturelles, le frisson d′un inconnu dont mon propre désir n′eût pas suffi à les renouveler s′il fût demeuré seul, car lui, pour moi, n′avait rien d′étranger.
As I followed the paths separated by undergrowth, carpeted with a grass that diminished daily, the memory of a drive during which Albertine had been by my side in the carriage, from which she had returned home with me, during which I felt that she was enveloping my life, floated now round about me, in the vague mist of the darkening branches in the midst of which the setting sun caused to gleam, as though suspended in the empty air, a horizontal web embroidered with golden leaves. Moreover my heart kept fluttering at every moment, as happens to anyone in whose eyes a rooted idea gives to every woman who has halted at the end of a path, the appearance, the possible identity of the woman of whom he is thinking. “It is perhaps she!” We turn round, the carriage continues on its way and we do not return to the spot. These leaves, I did not merely behold them with the eyes of my memory, they interested me, touched me, like those purely descriptive pages into which an artist, to make them more complete, introduces a fiction, a whole romance; and this work of nature thus assumed the sole charm of melancholy which was capable of reaching my heart. The reason for this charm seemed to me to be that I was still as much in love with Albertine as ever, whereas the true reason was on the contrary that oblivion was continuing to make such headway in me that the memory of Albertine was no longer painful to me, that is to say, it had changed; but however clearly we may discern our impressions, as I then thought that I could discern the reason for my melancholy, we are unable to trace them back to their more remote meaning. Like those maladies the history of which the doctor hears his patient relate to him, by the help of which he works back to a more profound cause, of which the patient is unaware, similarly our impressions, our ideas, have only a symptomatic value. My jealousy being held aloof by the impression of charm and agreeable sadness which I was feeling, my senses reawakened. Once again, as when I had ceased to see Gilberte, the love of woman arose in me, rid of any exclusive association with any particular woman already loved, and floated like those spirits that have been liberated by previous destructions and stray suspended in the springtime air, asking only to be allowed to embody themselves in a new creature. Nowhere do there bud so many flowers, forget-me-not though they be styled, as in a cemetery. I looked at the girls with whom this fine day so countlessly blossomed, as I would have looked at them long ago from Mme. de Villeparisis′s carriage or from the carriage in which, upon a similar Sunday, I had come there with Albertine. At once, the glance which I had just cast at one or other of them was matched immediately by the curious, stealthy, enterprising glance, reflecting unimaginable thoughts, which Albertine had furtively cast at them and which, duplicating my own with a mysterious, swift, steel-blue wing, wafted along these paths which had hitherto been so natural the tremor of an unknown element with which my own desire would not have sufficed to animate them had it remained alone, for it, to me, contained nothing that was unknown.
D′ailleurs, à Balbec, quand j′avais désiré connaître Albertine la première fois, n′était-ce pas parce qu′elle m′avait semblé représentative de ces jeunes filles dont la vue m′avait si souvent arrêté dans les rues, sur les routes, et que pour moi elle pouvait résumer leur vie ? Et n′était-il pas naturel que maintenant l′étoile finissante de mon amour, dans lequel elles s′étaient condensées, se dispersât de nouveau en cette poussière disséminée de nébuleuses ? Toutes me semblaient des Albertine — l′image que je portais en moi me la faisant retrouver partout — et même, au détour d′une allée, l′une d′elles qui remontait dans une automobile me la rappela tellement, était si exactement de la même corpulence, que je me demandai un instant si ce n′était pas elle que je venais de voir, si on ne m′avait pas trompé en me faisant le récit de sa mort. Je la revoyais ainsi dans un angle d′allée, peut-être à Balbec, remontant en voiture de la même manière, alors qu′elle avait tant de confiance dans la vie. Et l′acte de cette jeune fille de remonter en automobile, je ne le constatais pas seulement avec mes yeux, comme la superficielle apparence qui se déroule si souvent au cours d′une promenade : devenu une sorte d′acte durable, il me semblait s′étendre aussi dans le passé par ce côté qui venait de lui être surajouté et qui s′appuyait si voluptueusement, si tristement contre mon cœur. Mais déjà la jeune fille avait disparu.
Moreover at Balbec, when I had first longed to know Albertine, was it not because she had seemed to me typical of those girls the sight of whom had so often brought me to a standstill in the streets, upon country roads, and because she might furnish me with a specimen of their life? And was it not natural that now the cooling star of my love in which they were condensed should explode afresh in this scattered dust of nebulae? They all of them seemed to me Albertines — the image that I carried inside me making me find copies of her everywhere — and indeed, at the turning of an avenue, the girl who was getting into a motor-car recalled her so strongly, was so exactly of the same figure, that I asked myself for an instant whether it were not she that I had just seen, whether people had not been deceiving me when they sent me the report of her death. I saw her again thus at the corner of an avenue, as perhaps she had been at Balbec, getting into a car in the same way, when she was so full of confidence in life. And this other girl′s action in climbing into the car, I did not merely record with my eyes, as one of those superficial forms which occur so often in the course of a walk: become a sort of permanent action, it seemed to me to extend also into the past in the direction of the memory which had been superimposed upon it and which pressed so deliciously, so sadly against my heart. But by this time the girl had vanished.
Un peu plus loin je vis un groupe de trois jeunes filles un peu plus âgées, peut-être des jeunes femmes, dont l′allure élégante et énergique correspondait si bien à ce qui m′avait séduit le premier jour où j′avais aperçu Albertine et ses amies que j′emboîtai le pas à ces trois nouvelles jeunes filles et, au moment où elles prirent une voiture, j′en cherchai désespérément une autre dans tous les sens. Je la trouvai, mais trop tard. Je ne les rejoignis pas. Mais quelques jours plus tard, comme je rentrais, j′aperçus, sortant de sous la voûte de notre maison, les trois jeunes filles que j′avais suivies au Bois. C′était tout à fait, les deux brunes surtout, et un peu plus âgées seulement, de ces jeunes filles du monde qui souvent, vues de ma fenêtre, ou croisées dans la rue, m′avaient fait faire mille projets, aimer la vie, et que je n′avais pu connaître. La blonde avait un air un peu plus délicat, presque souffrant, qui me plaisait moins. Ce fut pourtant elle qui fut cause que je ne me contentai pas de les considérer un instant, mais, qu′ayant pris racine, je les contemplai avec ces regards qui, par leur fixité impossible à distraire, leur application comme à un problème, semblent avoir conscience qu′il s′agit d′aller bien au delà de ce qu′on voit. Je les aurais sans doute laissé disparaître comme tant d′autres si, au moment où elles passèrent devant moi, la blonde — était-ce parce que je les contemplais avec cette attention ? — ne m′eût lancé furtivement un premier regard, puis, m′ayant dépassé et retournant la tête vers moi, un second qui acheva de m′enflammer. Cependant, comme elle cessa de s′occuper de moi et se remit à causer avec ses amies, mon ardeur eût sans doute fini par tomber si elle n′avait été centuplée par le fait suivant. Ayant demandé au concierge qui elles étaient : « Elles ont demandé Mme la Duchesse, me dit-il. Je crois qu′il n′y en a qu′une qui la connaisse et que les autres l′avaient seulement accompagnée jusqu′à la porte. Voici le nom, je ne sais pas si j′ai bien écrit. » Et je lus : Mlle Déporcheville, que je rétablis aisément : d′Éporcheville, c′est-à-dire le nom ou à peu près, autant que je me souvenais, de la jeune fille d′excellente famille et apparentée vaguement aux Guermantes dont Robert m′avait parlé pour l′avoir rencontrée dans une maison de passe et avec laquelle il avait eu des relations. Je comprenais maintenant la signification de son regard, pourquoi elle s′était retournée et cachée de ses compagnes. Que de fois j′avais pensé à elle, me l′imaginant d′après le nom que m′avait dit Robert. Et voici que je venais de la voir, nullement différente de ses amies, sauf par ce regard dissimulé qui ménageait entre moi et elle une entrée secrète dans des parties de sa vie qui, évidemment, étaient cachées à ses amies, et qui me la faisaient paraître plus accessible — presque à demi mienne — plus douce que ne sont d′habitude les jeunes filles de l′aristocratie. Dans l′esprit de celle-ci, entre elle et moi il y avait d′avance de commun les heures que nous aurions pu passer ensemble si elle avait la liberté de me donner un rendez-vous. N′était-ce pas ce que son regard avait voulu m′exprimer avec une éloquence qui ne fut claire que pour moi ? Mon cœur battait de toutes ses forces, je n′aurais pas pu dire exactement comment était faite Mlle d′Éporcheville, je revoyais vaguement un blond visage aperçu de côté, mais j′étais amoureux fou d′elle. Tout d′un coup je m′avisai que je raisonnais comme si, entre les trois, Mlle d′Éporcheville était précisément la blonde qui s′était retournée et m′avait regardée deux fois. Or le concierge ne me l′avait pas dit. Je revins à sa loge, l′interrogeai à nouveau, il me dit qu′il ne pouvait me renseigner là-dessus, mais qu′il allait le demander à sa femme qui les avait déjà vues une autre fois. Elle était en train de faire l′escalier de service. Qui n′a eu, au cours de sa vie, de ces incertitudes plus ou moins semblables à celles-là, et délicieuses ? Un ami charitable à qui on a décrit une jeune fille qu′on a vue au bal en conclut qu′elle devait être une de ses amies et vous invite avec elle. Mais, entre tant d′autres et sur un simple portrait parlé, n′y-aura-t-il pas eu d′erreur commise ? La jeune fille que vous allez voir tout à l′heure ne sera-t-elle pas une autre que celle que vous désirez ? Ou au contraire n′allez-vous pas voir vous tendre la main en souriant précisément celle que vous souhaitiez qu′elle fût ? Ce dernier cas, assez fréquent, sans être justifié toujours par un raisonnement aussi probant que celui qui concernait Mlle d′Éporcheville, résulte d′une sorte d′intuition et aussi de ce souffle de chance qui parfois nous favorise. Alors, en la voyant, nous nous disons : « C′était bien elle. » Je me rappelle que, dans la petite bande de jeunes filles se promenant au bord de la mer, j′avais deviné juste celle qui s′appelait Albertine Simonet. Ce souvenir me causa une douleur aiguë mais brève, et tandis que le concierge cherchait sa femme, je songeais surtout — pensant à Mlle d′Éporcheville et comme dans ces minutes d′attente où un nom, un renseignement qu′on a, on ne sait pourquoi, adapté à un visage se trouve un instant libre et flotte, prêt, s′il adhère à un nouveau visage, à rendre rétrospectivement le premier sur lequel il vous avait renseigné inconnu, innocent, insaisissable — que la concierge allait peut-être m′apprendre que Mlle d′Éporcheville était au contraire une des deux brunes. Dans ce cas s′évanouissait l′être à l′existence duquel je croyais, que j′aimais déjà, que je ne songeais plus qu′à posséder, cette blonde et sournoise Mlle d′Éporcheville que la fatale réponse allait alors dissocier en deux éléments distincts, que j′avais arbitrairement unis à la façon d′un romancier qui fond ensemble divers éléments empruntés à la réalité pour créer un personnage imaginaire, et qui, pris chacun à part — le nom ne corroborant pas l′intention du regard — perdaient toute signification. Dans ce cas mes arguments se trouvaient détruits, mais combien ils se trouvèrent au contraire fortifiés quand le concierge revint me dire que Mlle d′Éporcheville était bien la blonde.
A little farther on I saw a group of three girls slightly older, young women perhaps, whose fashionable, energetic style corresponded so closely with what had attracted me on the day when I first saw Albertine and her friends, that I hastened in pursuit of these three new girls and, when they stopped a carriage, looked frantically in every direction for another. I found one, but it was too late. I did not overtake them. A few days later, however, as I was coming home, I saw, emerging from the portico of our house, the three girls whom I had followed in the Bois. They were absolutely, the two dark ones especially, save that they were slightly older, the type of those young ladies who so often, seen from my window or encountered in the street, had made me form a thousand plans, fall in love with life, and whom I had never been able to know. The fair one had a rather more delicate, almost an invalid air, which appealed to me less. It was she nevertheless that was responsible for my not contenting myself with glancing at them for a moment, but, becoming rooted to the ground, staring at them with a scrutiny of the sort which, by their fixity which nothing can distract, their application as though to a problem, seem to be conscious that the true object is hidden far beyond what they behold. I should doubtless have allowed them to disappear as I had allowed so many others, had not (at the moment when they passed by me) the fair one — was it because I was scrutinising them so closely? — darted a stealthy glance at myself, than, having passed me and turning her head, a second glance which fired my blood. However, as she ceased to pay attention to myself and resumed her conversation with her friends, my ardour would doubtless have subsided, had it not been increased a hundredfold by the following incident. When I asked the porter who they were: “They asked for Mme. la Duchesse,” he informed me. “I think that only one of them knows her and that the others were simply seeing her to the door. Here′s the name, I don′t know whether I′ve taken it down properly.” And I read: ‘Mlle. Déporcheville,′ which it was easy to correct to ‘d′Éporcheville,′ that is to say the name, more or less, so far as I could remember, of the girl of excellent family, vaguely connected with the Guermantes, whom Robert had told me that he had met in a disorderly house, and with whom he had had relations. I now understood the meaning of her glance, why she had turned round, without letting her companions see. How often I had thought about her, imagining her in the light of the name that Robert had given me. And, lo and behold, I had seen her, in no way different from her friends, save for that concealed glance which established between me and herself a secret entry into the parts of her life which, evidently, were concealed from her friends, and which made her appear more accessible — almost half my own — more gentle than girls of noble birth generally are. In the mind of this girl, between me and herself, there was in advance the common ground of the hours that we might have spent together, had she been free to make an appointment with me. Was it not this that her glance had sought to express to me with an eloquence that was intelligible to myself alone? My heart throbbed until it almost burst, I could not have given an exact description of Mlle. d′Éporcheville′s appearance, I could picture vaguely a fair complexion viewed from the side, but I was madly in love with her. All of a sudden I became aware that I was reasoning as though, of the three girls, Mlle. d′Éporcheville could be only the fair one who had turned round and had looked at me twice. But the porter had not told me this. I returned to his lodge, questioned him again, he told me that he could not enlighten me, but that he would ask his wife who had seen them once before. She was busy at the moment scrubbing the service stair. Which of us has not experienced in the course of his life these uncertainties more or less similar to mine, and all alike delicious? A charitable friend to whom we describe a girl that we have seen at a ball, concludes from our description that she must be one of his friends and invites us to meet her. But among so many girls, and with no guidance but a mere verbal portrait, may there not have been some mistake? The girl whom we are about to meet, will she not be a different girl from her whom we desire? Or on the contrary are we not going to see holding out her hand to us with a smile precisely the girl whom we hoped that she would be? This latter case which is frequent enough, without being justified always by arguments as conclusive as this with respect to Mlle. d′Éporcheville, arises from a sort of intuition and also from that wind of fortune which favours us at times. Then, when we catch sight of her, we say to ourself: “That is indeed the girl.” I recall that, among the little band of girls who used to parade along the beach, I had guessed correctly which was named Albertine Simonet. This memory caused me a keen but transient pang, and while the porter went in search of his wife, my chief anxiety — as I thought of Mlle. d′Éporcheville and since in those minutes spent in waiting in which a name, a detail of information which we have, we know not why, fitted to a face, finds itself free for an instant, ready if it shall adhere to a new face to render, retrospectively, the original face as to which it had enlightened us strange, innocent, imperceptible — was that the porter′s wife was perhaps going to inform me that Mlle. d′Éporcheville was, on the contrary, one of the two dark girls. In that event, there would vanish the being in whose existence I believed, whom I already loved, whom I now thought only of possessing, that fair and sly Mlle. d′Éporcheville whom the fatal answer must then separate into two distinct elements, which I had arbitrarily united after the fashion of a novelist who blends together diverse elements borrowed from reality in order to create an imaginary character, elements which, taken separately — the name failing to corroborate the supposed intention of the glance — lost all their meaning. In that case my arguments would be stultified, but how greatly they found themselves, on the contrary, strengthened when the porter returned to tell me that Mlle. d′Éporcheville was indeed the fair girl.
Dès lors je ne pouvais plus croire à une homonymie. Le hasard eût été trop grand que sur ces trois jeunes filles l′une s′appelât Mlle d′Éporcheville, que ce fût justement (ce qui était la première vérification typique de ma supposition) celle qui m′avait regardé de cette façon, presque en me souriant, et que ce ne fût pas celle qui allait dans les maisons de passe.
From that moment I could no longer believe in a similarity of names. The coincidence was too remarkable that of these three girls one should be named Mlle. d′Éporcheville, that she should be precisely (and this was the first convincing proof of my supposition) the one who had gazed at me in that way, almost smiling at me, and that it should not be she who frequented the disorderly houses.
Alors commença une journée d′une folle agitation. Avant même de partir acheter tout ce que je croyais propre à me parer pour produire une meilleure impression quand j′irais voir Mme de Guermantes le surlendemain, jour où la jeune fille devait, m′avait dit le concierge, revenir voir la duchesse, chez qui je trouverais ainsi une jeune fille facile et prendrais rendez-vous avec elle (car je trouverais bien le moyen de l′entretenir un instant dans un coin du salon), j′allai pour plus de sûreté télégraphier à Robert pour lui demander le nom exact et la description de la jeune fille, espérant avoir sa réponse avant le surlendemain (je ne pensais pas une seconde à autre chose, même pas à Albertine), décidé, quoi qu′il pût m′arriver d′ici là, dussé-je m′y faire descendre en chaise à porteur si j′étais malade, à faire une visite prolongée à la duchesse. Si je télégraphiais à Saint-Loup, ce n′est pas qu′il me restât des doutes sur l′identité de la personne, et que la jeune fille vue et celle dont il m′avait parlé fussent encore distinctes pour moi. Je ne doutais pas qu′elles n′en fissent qu′une seule. Mais dans mon impatience d′attendre le surlendemain, il m′était doux, c′était déjà pour moi comme un pouvoir secret sur elle, de recevoir une dépêche la concernant, pleine de détails. Au télégraphe, tout en rédigeant ma dépêche avec l′animation de l′homme qu′échauffe l′espérance, je remarquai combien j′étais moins désarmé maintenant que dans mon enfance, et vis-à-vis de Mlle d′Éporcheville que de Gilberte. À partir du moment où j′avais pris seulement la peine d′écrire ma dépêche, l′employé n′avait plus qu′à la prendre, les réseaux les plus rapides de communication électrique à la transmettre à l′étendue de la France et de la Méditerranée, et tout le passé noceur de Robert allait être appliqué à identifier la personne que je venais de rencontrer, se trouver au service du roman que je venais d′ébaucher et auquel je n′avais même plus besoin de penser, car la réponse allait se charger de le conclure avant que vingt-quatre heures fussent accomplies. Tandis qu′autrefois, ramené des Champs-Élysées par Françoise, nourrissant seul à la maison d′impuissants désirs, ne pouvant user des moyens pratiques de la civilisation, j′aimais comme un sauvage ou même, car je n′avais pas la liberté de bouger, comme une fleur. À partir de ce moment mon temps se passa dans la fièvre ; une absence de quarante-huit heures que mon père me demanda de faire avec lui et qui m′eût fait manquer la visite chez la duchesse me mit dans une rage et un désespoir tels que ma mère s′interposa et obtint de mon père de me laisser à Paris. Mais pendant plusieurs heures ma colère ne put s′apaiser, tandis que mon désir de Mlle d′Éporcheville avait été centuplé par l′obstacle qu′on avait mis entre nous, par la crainte que j′avais eue un instant que ces heures, auxquelles je souriais d′avance sans trêve, de ma visite chez Mme de Guermantes, comme à un bien certain que nul ne pourrait m′enlever, n′eussent pas lieu. Certains philosophes disent que le monde extérieur n′existe pas et que c′est en nous-même que nous développons notre vie. Quoi qu′il en soit, l′amour, même en ses plus humbles commencements, est un exemple frappant du peu qu′est la réalité pour nous. M′eût-il fallu dessiner de mémoire un portrait de Mlle d′Éporcheville, donner sa description, son signalement, cela m′eût été impossible. Je l′avais aperçue de profil, bougeante, elle m′avait semblé jolie, simple, grande et blonde, je n′aurais pas pu en dire davantage. Mais toutes les réactions du désir, de l′anxiété, du coup mortel frappé par la peur de ne pas la voir si mon père m′emmenait, tout cela, associé à une image qu′en somme je ne connaissais pas et dont il suffisait que je la susse agréable, constituait déjà un amour. Enfin le lendemain matin, après une nuit d′insomnie heureuse, je reçus la dépêche de Saint-Loup : « de l′Orgeville, de particule, orge la graminée, comme du seigle, ville comme une ville, petite, brune, boulotte, est en ce moment en Suisse. » Ce n′était pas elle !
Then began a day of wild excitement. Even before starting to buy all the bedizenments that I thought necessary in order to create a favourable impression when I went to call upon Mme. de Guermantes two days later, when (the porter had informed me) the young lady would be coming again to see the Duchess, in whose house I should thus find a willing girl and make an appointment (or I should easily be able to take her into a corner for a moment), I began, so as to be on the safe side, by telegraphing to Robert to ask him for the girl′s exact name and for a description of her, hoping to have his reply within forty-eight hours (I did not think for an instant of anything else, not even of Albertine), determined, whatever might happen to me in the interval, even if I had to be carried down in a chair were I too ill to walk, to pay a long call upon the Duchess. If I telegraphed to Saint-Loup it was not that I had any lingering doubt as to the identity of the person, or that the girl whom I had seen and the girl of whom he had spoken were still distinct personalities in my mind. I had no doubt whatever that they were the same person. But in my impatience at the enforced interval of forty-eight hours, it was a pleasure, it gave me already a sort of secret power over her to receive a telegram concerning her, filled with detailed information. At the telegraph office, as I drafted my message with the animation of a man who is fired by hope, I remarked how much less disconcerted I was now than in my boyhood and in facing Mlle. d′Éporcheville than I had been in facing Gilberte. From the moment in which I had merely taken the trouble to write out my telegram, the clerk had only to take it from me, the swiftest channels of electric communication to transmit it across the extent of France and the Mediterranean, and all Robert′s sensual past would be set to work to identify the person whom I had seen in the street, would be placed at the service of the romance which I had sketched in outline, and to which I need no longer give a thought, for his answer would undertake to bring about a happy ending before twenty-four hours had passed. Whereas in the old days, brought home by Françoise from the Champs-Elysées, brooding alone in the house over my impotent desires, unable to employ the practical devices of civilisation, I loved like a savage, or indeed, for I was not even free to move about, like à flower. From this moment I was in a continual fever; a request from my father that I would go away with him for a couple of days, which would have obliged me to forego my visit to the Duchess, filled me with such rage and desperation that my mother interposed and persuaded my father to allow me to remain in Paris. But for many hours my anger was unable to subside, while my desire for Mlle. d′Éporcheville was increased a hundredfold by the obstacle that had been placed between us, by the fear which I had felt for a moment that those hours, at which I smiled in constant anticipation, of my call upon Mme. de Guermantes, as at an assured blessing of which nothing could deprive me, might not occur. Certain philosophers assert that the outer world does not exist, and that it is in ourselves that we develop our life. However that may be, love, even in its humblest beginnings, is a striking example of how little reality means to us. Had I been obliged to draw from memory a portrait of Mlle. d′Éporcheville, to furnish a description, an indication of her, or even to recognise her in the street, I should have found it impossible. I had seen her in profile, on the move, she had struck me as being simple, pretty, tall and fair, I could not have said anything more. But all the reactions of desire, of anxiety of the mortal blow struck by the fear of not seeing her if my father took me away, all these things, associated with an image which, after all, I did not remember and as to which it was enough that I knew it to be pleasant, already constituted a state of love. Finally, on the following morning, after a night of happy sleeplessness I received Saint-Loup′s telegram: “de l′Orgeville, de preposition, orge the grain, barley, ville town, small, dark, plump, is at present in Switzerland.” It was not she!
Un instant avant que Françoise m′apportât la dépêche, ma mère était entrée dans ma chambre avec le courrier, l′avait posé sur mon lit avec négligence, en ayant l′air de penser à autre chose. Et se retirant aussitôt pour me laisser seul, elle avait souri en partant. Et moi, connaissant les ruses de ma chère maman et sachant qu′on pouvait toujours lire dans son visage sans crainte de se tromper, si l′on prenait comme clef le désir de faire plaisir aux autres, je souris et pensai : « Il y a quelque chose d′intéressant pour moi dans le courrier, et maman a affecté cet air indifférent et distrait pour que ma surprise soit complète et pour ne pas faire comme les gens qui vous ôtent la moitié de votre plaisir en vous l′annonçant. Et elle n′est pas restée là parce qu′elle a craint que par amour-propre je dissimule le plaisir que j′aurais et ainsi le ressente moins vivement. » Cependant, en allant vers la porte pour sortir elle avait rencontré Françoise qui entrait chez moi, la dépêche à la main. Dès qu′elle me l′eut donnée, ma mère avait forcé Françoise à rebrousser chemin et l′avait entraînée dehors, effarouchée, offensée et surprise. Car Françoise considérait que sa charge comportait le privilège de pénétrer à toute heure dans ma chambre et d′y rester s′il lui plaisait. Mais déjà, sur son visage, l′étonnement et la colère avaient disparu sous le sourire noirâtre et gluant d′une pitié transcendante et d′une ironie philosophique, liqueur visqueuse que sécrétait, pour guérir sa blessure, son amour-propre lésé. Pour ne pas se sentir méprisée, elle nous méprisait. Aussi bien pensait-elle que nous étions des maîtres, c′est-à-dire des êtres capricieux, qui ne brillent pas par l′intelligence et qui trouvent leur plaisir à imposer par la peur à des personnes spirituelles, à des domestiques, pour bien montrer qu′ils sont les maîtres, des devoirs absurdes comme de faire bouillir l′eau en temps d′épidémie, de balayer ma chambre avec un linge mouillé, et d′en sortir au moment où on avait justement l′intention d′y rester. Maman avait posé le courrier tout près de moi, pour qu′il ne pût pas m′échapper. Mais je sentis que ce n′était que des journaux. Sans doute y avait-il quelque article d′un écrivain que j′aimais et qui, écrivant rarement, serait pour moi une surprise. J′allai à la fenêtre, j′écartai les rideaux. Au-dessus du jour blême et brumeux, le ciel était tout rose comme, à cette heure, dans les cuisines, les fourneaux qu′on allume, et cette vue me remplit d′espérance et du désir de passer la nuit et de m′éveiller à la petite station campagnarde où j′avais vu la laitière aux joues roses.
A moment before Françoise brought me the telegram, my mother had come into my room with my letters, had laid them carelessly on my bed, as though she were thinking of something else. And withdrawing at once to leave me by myself, she had smiled as she left the room. And I, who was familiar with my dear mother′s little subterfuges and knew that one could always read the truth in her face, without any fear of being mistaken, if one took as a key to the cipher her desire to give pleasure to other people, I smiled and thought: “There must be something interesting for me in the post, and Mamma has assumed that indifferent air so that my surprise may be complete and so as not to be like the people who take away half your pleasure by telling you of it beforehand. And she has not stayed with me because she is afraid that in my pride I may conceal the pleasure that I shall feel and so feel it less keenly.” Meanwhile, as she reached the door she met Françoise who was coming into the room, the telegram in her hand. As soon as she had handed it to me, my mother had forced Françoise to turn back, and had taken her out of the room, startled, offended and surprised. For Françoise considered that her office conferred the privilege of entering my room at any hour of the day and of remaining there if she chose. But already, upon her features, astonishment and anger had vanished beneath the dark and sticky smile of a transcendent pity and a philosophical irony, a viscous liquid that was secreted, in order to heal her wound, by her outraged self-esteem. So that she might not feel herself despised, she despised us. Also she considered that we were masters, that is to say capricious creatures, who do not shine by their intelligence and take pleasure in imposing by fear upon clever people, upon servants, so as to shew that they are the masters, absurd tasks such as that of boiling water when there is illness in the house, of mopping the floor of my room with a damp cloth, and of leaving it at the very moment when they intended to remain in it. Mamma had left the post by my side, so that I might not overlook it. But I could see that there was nothing but newspapers. No doubt there was some article by a writer whom I admired, which, as he wrote seldom, would be a surprise to me. I went to the window, and drew back the curtains. Above the pale and misty daylight, the sky was all red, as at the same hour are the newly lighted fires in kitchens, and the sight of it filled me with hope and with a longing to pass the night in a train and awake at the little country station where I had seen the milk-girl with the rosy cheeks.
Pendant ce temps-là j′entendais Françoise qui, indignée qu′on l′eût chassée de ma chambre où elle considérait qu′elle avait ses grandes entrées, grommelait : « Si c′est pas malheureux, un enfant qu′on a vu naître. Je ne l′ai pas vu quand sa mère le faisait, bien sûr. Mais quand je l′ai connu, pour bien dire, il n′y avait pas cinq ans qu′il était naquis ! »
Meanwhile I could hear Françoise who, indignant at having been banished from my room, into which she considered that she had the right of entry, was grumbling: “If that isn′t a tragedy, a boy one saw brought into the world. I didn′t see him when his mother bore him, to be sure. But when I first knew him, to say the most, it wasn′t five years since he was birthed!”
J′ouvris le Figaro. Quel ennui ! Justement le premier article avait le même titre que celui que j′avais envoyé et qui n′avait pas paru, mais pas seulement le même titre, Â… voici quelques mots absolument pareils. Cela, c′était trop fort. J′enverrais une protestation. Mais ce n′étaient pas que quelques mots, c′était tout, c′était ma signature. C′était mon article qui avait enfin paru ! Mais ma pensée qui, déjà à cette époque, avait commencé à vieillir et à se fatiguer un peu, continua un instant encore à raisonner comme si elle n′avait pas compris que c′était mon article, comme ces vieillards qui sont obligés de terminer jusqu′au bout un mouvement commencé, même s′il est devenu inutile, même si un obstacle imprévu devant lequel il faudrait se retirer immédiatement, le rend dangereux. Puis je considérai le pain spirituel qu′est un journal encore chaud et humide de la presse récente dans le brouillard du matin où on le distribue, dès l′aurore, aux bonnes qui l′apportent à leur maître avec le café au lait, pain miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille, qui reste le même pour chacun tout en pénétrant innombrable, à la fois dans toutes les maisons.
I opened the Figaro. What a bore! The very first article had the same title as the article which I had sent to the paper and which had not appeared, but not merely the same title . . . why, there were several words absolutely identical. This was really too bad. I must write and complain. But it was not merely a few words, there was the whole thing, there was my signature at the foot. It was my article that had appeared at last! But my brain which, even at this period, had begun to shew signs of age and to be easily tired, continued for a moment longer to reason as though it had not understood that this was my article, just as we see an old man obliged to complete a movement that he has begun even if it is no longer necessary, even if an unforeseen obstacle, in the face of which he ought at once to draw back, makes it dangerous. Then I considered the spiritual bread of life that a newspaper is, still hot and damp from the press in the murky air of the morning in which it is distributed, at break of day, to the housemaids who bring it to their masters with their morning coffee, a miraculous, self-multiplying bread which is at the same time one and ten thousand, which remains the same for each person while penetrating innumerably into every house at once.
Ce que je tenais en main, ce n′est pas un certain exemplaire du journal, c′est l′un quelconque des dix mille ; ce n′est pas seulement ce qui a été écrit pour moi, c′est ce qui a été écrit pour moi et pour tous. Pour apprécier exactement le phénomène qui se produit en ce moment dans les autres maisons, il faut que je lise cet article non en auteur, mais comme un des autres lecteurs du journal. Car ce que je tenais en main n′était pas seulement ce que j′avais écrit, mais était le symbole de l′incarnation dans tant d′esprits. Aussi pour le lire, fallait-il que je cessasse un moment d′en être l′auteur, que je fusse l′un quelconque des lecteurs du Figaro. Mais d′abord une première inquiétude. Le lecteur non prévenu verrait-il cet article ? Je déplie distraitement le journal comme ferait ce lecteur non prévenu, ayant même sur ma figure l′air d′ignorer ce qu′il y a ce matin dans mon journal et d′avoir hâte de regarder les nouvelles mondaines et la politique. Mais mon article est si long que mon regard, qui l′évite (pour rester dans la vérité et ne pas mettre la chance de mon côté, comme quelqu′un qui attend compte trop lentement exprès), en accroche un morceau au passage. Mais beaucoup de ceux qui aperçoivent le premier article et même qui le lisent ne regardent pas la signature ; moi-même je serais bien incapable de dire de qui était le premier article de la veille. Et je me promets maintenant de les lire toujours et le nom de leur auteur, mais comme un amant jaloux qui ne trompe pas sa maîtresse pour croire à sa fidélité, je songe tristement que mon attention future ne forcera pas en retour celle des autres. Et puis il y a ceux qui vont partir pour la chasse, ceux qui sont sortis brusquement de chez eux. Enfin, quelques-uns tout de même le liront. Je fais comme ceux-là, je commence. J′ai beau savoir que bien des gens qui liront cet article le trouveront détestable, au moment où je lis ce que je vois dans chaque mot me semble être sur le papier, je ne peux pas croire que chaque personne en ouvrant les yeux ne verra pas directement les images que je vois, croyant que la pensée de l′auteur est directement perçue par le lecteur, tandis que c′est une autre pensée qui se fabrique dans son esprit, avec la même naîµ¥té que ceux qui croient que c′est la parole même qu′on a prononcée qui chemine telle quelle le long des fils du téléphone ; au moment même où je veux être un lecteur, mon esprit refait en auteur le travail de ceux qui liront mon article. Si M. de Guermantes ne comprenait pas telle phrase que Bloch aimerait, en revanche il pourrait s′amuser de telle réflexion que Bloch dédaignerait. Ainsi pour chaque partie que le lecteur précédent semblait délaisser, un nouvel amateur se présentant, l′ensemble de l′article se trouvait élevé aux nues par une foule et s′imposait ainsi à ma propre défiance de moi-même qui n′avais plus besoin de le détruire. C′est qu′en réalité, il en est de la valeur d′un article, si remarquable qu′il puisse être, comme de ces phrases des comptes rendus de la Chambre où les mots « Nous verrons bien », prononcés par le ministre, ne prennent toute leur importance qu′encadrés ainsi : LE PRESIDENT DU CONSEIL, MINISTRE DE L′INTERIEUR ET DES CULTES : « Nous verrons bien. » (Vives exclamations à l′extrême-gauche. Très bien ! sur quelques bancs à gauche et au centre ) — la plus grande partie de leur beauté réside dans l′esprit des lecteurs. Et c′est la tare originelle de ce genre de littérature, dont ne sont pas exceptés les célèbres Lundis, que leur valeur réside dans l′impression qu′elle produit sur les lecteurs. C′est une Vénus collective, dont on n′a qu′un membre mutilé si l′on s′en tient à la pensée de l′auteur, car elle ne se réalise complète que dans l′esprit de ses lecteurs. En eux elle s′achève. Et comme une foule, fût-elle une élite, n′est pas artiste, ce cachet dernier qu′elle lui donne garde toujours quelque chose d′un peu commun. Ainsi Sainte-Beuve, le lundi, pouvait se représenter Mme de Boigne dans son lit à huit colonnes lisant son article du Constitutionnel, appréciant telle jolie pensée dans laquelle il s′était longtemps complu et qui ne serait peut-être jamais sortie de lui s′il n′avait jugé à propos d′en bourrer son feuilleton pour que le coup en portât plus loin. Sans doute le chancelier, le lisant de son côté, en parlerait à sa vieille amie dans la visite qu′il lui ferait un peu plus tard. Et en l′emmenant ce soir dans sa voiture, le duc de Noailles en pantalon gris lui dirait ce qu′on en avait pensé dans la société, si un mot de Mme d′Herbouville ne le lui avait déjà appris.
What I am holding in my hand is not a particular copy of the newspaper, it is any one out of the ten thousand, it is not merely what has been written for me, it is what has been written for me and for everyone. To appreciate exactly the phenomenon which is occurring at this moment in the other houses, it is essential that I read this article not as its author but as one of the ordinary readers of the paper. For what I held in my hand was not merely what I had written, it was the symbol of its incarnation in countless minds. And so, in order to read it, it was essential that I should cease for a moment to be its author, that I should be simply one of the readers of the Figaro. But then came an initial anxiety. Would the reader who had not been forewarned catch sight of this article? I open the paper carelessly as would this not forewarned reader, even assuming an air of not knowing what there is this morning in my paper, of being in a hurry to look at the social paragraphs and the political news. But my article is so long that my eye which avoids it (to remain within the bounds of truth and not to put chance on my side, as a person who is waiting counts very slowly on purpose) catches a fragment of it in its survey. But many of those readers who notice the first article and even read it do not notice the signature; I myself would be quite incapable of saying who had written the first article of the day before. And I now promise myself that I will always read them, including the author′s name, but, like a jealous lover who refrains from betraying his mistress in order to believe in her fidelity, I reflect sadly that my own future attention will not compel the reciprocal attention of other people. And besides there are those who are going out shooting, those who have left the house in a hurry. And yet after all some of them will read it. I do as they do, I begin. I may know full well that many people who read this article will find it detestable, at the moment of reading it, the meaning that each word, conveys to me seems to me to be printed on the paper, I cannot believe that each other reader as he opens his eyes will not see directly the images that I see, believing the author′s idea to be directly perceived by the reader, whereas it is a different idea that takes shape in his mind, with the simplicity of people who believe that it is the actual word which they have uttered that proceeds along the wires of the telephone; at the very moment in which I mean to be a reader, my mind adjusts, as its author, the attitude of those who will read my article. If M. de Guermantes did not understand some sentences which would appeal to Bloch, he might, on the other hand, be amused by some reflexion which Bloch would scorn. Thus for each part which the previous reader seemed to overlook, a fresh admirer presenting himself, the article as a whole was raised to the clouds by a swarm of readers and so prevailed over my own mistrust of myself which had no longer any need to analyse it. The truth of the matter is that the value of an article, however remarkable it may be, is like that of those passages in parliamentary reports in which the words: “Wait and see!” uttered by the Minister, derive all their importance only from their appearing in the setting: The President of the Council, Minister of the Interior and of Religious Bodies: “Wait and see!” (Outcry on the extreme Left. “Hear, hear!” from the Left and Centre)— the main part of their beauty dwells in the minds of the readers. And it is the original sin of this style of literature, of which the famous Lundis are not guiltless, that their merit resides in the impression that they make on their readers. It is a synthetic Venus, of which we have but one truncated limb if we confine ourselves to the thought of the author, for it is realised in its completeness only in the minds of his readers. In them it finds its fulfilment. And as a crowd, even a select crowd, is not an artist, this final seal of approval which it sets upon the article must always retain a certain element of vulgarity. Thus Sainte-Beuve, on a Monday, could imagine Mme. de Soigne in her bed with its eight columns reading his article in the Constitutionnel, appreciating some charming phrase in which he had long delighted and which might never, perhaps, have flowed from his pen had he not thought it expedient to load his article with it in order to give it a longer range. Doubtless the Chancellor, reading it for himself, would refer to it during the call which we would pay upon his old friend a little later. And as he took her out that evening in his carriage, the Duc de Noailles in his grey pantaloons would tell her what had been thought of it in society, unless a word let fall by Mme. d′Herbouville had already informed her.
Je voyais ainsi à cette même heure, pour tant de gens, ma pensée, ou même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre, la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma personne, briller sur eux, en une aurore qui me remplissait de plus de force et de joie triomphante que l′aurore innombrable qui en même temps se montrait rose à toutes les fenêtres.
I saw thus at that same hour, for so many people, my idea or even failing my idea, for those who were incapable of understanding it, the repetition of my name and as it were a glorified suggestion of my personality, shine upon them, in a daybreak which filled me with more strength and triumphant joy than the innumerable daybreak which at that moment was blushing at every window.
Je voyais Bloch, M. de Guermantes, Legrandin, tirer chacun à son tour de chaque phrase les images qu′il y enferme ; au moment même où j′essaie d′être un lecteur quelconque, je lis en auteur, mais pas en auteur seulement. Pour que l′être impossible que j′essaie d′être réunisse tous les contraires qui peuvent m′être le plus favorables, si je lis en auteur je me juge en lecteur, sans aucune des exigences que peut avoir pour un écrit celui qui y confronte l′idéal qu′il a voulu y exprimer. Ces phrases de mon article, lorsque je les écrivis, étaient si pâles auprès de ma pensée, si compliquées et opaques auprès de ma vision harmonieuse et transparente, si pleines de lacunes que je n′étais pas arrivé à remplir, que leur lecture était pour moi une souffrance, elles n′avaient fait qu′accentuer en moi le sentiment de mon impuissance et de mon manque incurable de talent. Mais maintenant, en m′efforçant d′être lecteur, si je me déchargeais sur les autres du devoir douloureux de me juger, je réussissais du moins à faire table rase de ce que j′avais voulu faire en lisant ce que j′avais fait. Je lisais l′article en m′efforçant de me persuader qu′il était d′un autre. Alors toutes mes images, toutes mes réflexions, toutes mes épithètes prises en elles-mêmes et sans le souvenir de l′échec qu′elles représentaient pour mes visées, me charmaient par leur éclat, leur ampleur, leur profondeur. Et quand je sentais une défaillance trop grande, me réfugiant dans l′âme du lecteur quelconque émerveillé, je me disais : « Bah ! comment un lecteur peut-il s′apercevoir de cela ? Il manque quelque chose là, c′est possible. Mais, sapristi, s′ils ne sont pas contents ! Il y a assez de jolies choses comme cela, plus qu′ils n′en ont d′habitude. » Et m′appuyant sur ces dix mille approbations qui me soutenaient, je puisais autant de sentiment de ma force et d′espoir de talent dans la lecture que je faisais à ce moment que j′y avais puisé de défiance quand ce que j′avais écrit ne s′adressait qu′à moi.
I saw Bloch, M. de Guermantes, Legrandin, extracting each in turn from every sentence the images that it enclosed; at the very moment in which I endeavour to be an ordinary reader, I read as an author, but not as an author only. In order that the impossible creature that I am endeavouring to be may combine all the contrary elements which may be most favourable to me, if I read as an author, I judge myself as a reader, without any of the scruples that may be felt about a written text by him who confronts in it the ideal which he has sought to express in it. Those phrases in my article, when I wrote them, were so colourless in comparison with my thought, so complicated and opaque in comparison with my harmonious and transparent vision, so full of gaps which I had not managed to fill, that the reading of them was a torture to me, they had only accentuated in me the sense of my own impotence and of my incurable want of talent. But now, in forcing myself to be a reader, if I transferred to others the painful duty of criticising me, I succeeded at least in making a clean sweep of what I had attempted to do in first reading what I had written. I read the article forcing myself to imagine that it was written by some one else. Then all my images, all my reflexions, all my epithets taken by themselves and without the memory of the check which they had given to my intentions, charmed me by their brilliance, their amplitude, their depth. And when I felt a weakness that was too marked taking refuge in the spirit of the ordinary and astonished reader, I said to myself: “Bah! How can a reader notice that, there is something missing there, it is quite possible. But, be damned to them, if they are not satisfied! There are plenty of pretty passages, more than they are accustomed to find.” And resting upon this ten-thousandfold approval which supported me, I derived as much sense of my own strength and hope in my own talent from the article which I was reading at that moment as I had derived distrust when what I had written addressed itself only to myself.
À peine eus-je fini cette lecture réconfortante, que moi, qui n′avais pas eu le courage de relire mon manuscrit, je souhaitai de la recommencer immédiatement, car il n′y a rien comme un vieil article de soi dont on puisse dire que « quand on l′a lu on peut le relire ». Je me promis d′en faire acheter d′autres exemplaires par Françoise, pour donner à des amis, lui dirais-je, en réalité pour toucher du doigt le miracle de la multiplication de ma pensée, et lire, comme si j′étais un autre Monsieur qui vient d′ouvrir le Figaro, dans un autre numéro les mêmes phrases. Il y avait justement un temps infini que je n′avais vu les Guermantes, je devais leur faire, le lendemain, cette visite que j′avais projetée avec tant d′agitation afin de rencontrer Mlle d′Éporcheville, lorsque je télégraphiais à Saint-Loup. Je me rendrais compte par eux de l′opinion qu′on avait de mon article.
No sooner had I finished this comforting perusal than I who had not had the courage to reread my manuscript, longed to begin reading it again immediately, for there is nothing like an old article by oneself of which one can say more aptly that “when one has read it one can read it again.” I decided that I would send Françoise out to buy fresh copies, in order to give them to my friends, I should tell her, in reality so as to touch with my finger the miracle of the multiplication of my thought and to read, as though I were another person who had just opened the Figaro, in another copy the same sentences. It was, as it happened, ever so long since I had seen the Guermantes, I must pay them, next day, the call which I had planned with such agitation in the hope of meeting Mlle. d′Éporcheville, when I telegraphed to Saint-Loup. I should find out from them what people thought of my article.
Je pensais à telle lectrice dans la chambre de qui j′eusse tant aimé pénétrer et à qui le journal apporterait sinon ma pensée, qu′elle ne pourrait comprendre, du moins mon nom, comme une louange de moi. Mais les louanges décernées à ce qu′on n′aime pas n′enchantent pas plus le cœur que les pensées d′un esprit qu′on ne peut pénétrer n′atteignent l′esprit. Pour d′autres amis, je me disais que, si l′état de ma santé continuait à s′aggraver et si je ne pouvais plus les voir, il serait agréable de continuer à écrire pour avoir encore par là accès auprès d′eux, pour leur parler entre les lignes, les faire penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur cœur. Je me disais cela parce que, les relations mondaines ayant eu jusqu′ici une place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus m′effrayait, et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi l′attention de mes amis, peut-être d′exciter leur admiration, jusqu′au jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me consolait. Je me disais cela, mais je sentais bien que ce n′était pas vrai, que si j′aimais à me figurer leur attention comme l′objet de mon plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, ultime, qu′eux ne pouvaient me donner et que je pouvais trouver non en causant avec eux, mais en écrivant loin d′eux, et que, si je commençais à écrire pour les voir indirectement, pour qu′ils eussent une meilleure idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde, peut-être écrire m′ôterait l′envie de les voir, et que la situation que la littérature m′aurait peut-être faite dans le monde, je n′aurais plus envie d′en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde mais dans la littérature.
I imagined some female reader into whose room I would have been so glad to penetrate and to whom the newspaper would convey if not my thought, which she would be incapable of understanding, at least my name, like a tribute to myself. But these tributes paid to one whom we do not love do not enchant our heart any more than the thoughts of a mind which we are unable to penetrate reach our mind. With regard to other friends, I told myself that if the state of my health continued to grow worse and if I could not see them again, it would be pleasant to continue to write to them so as still to have, in that way, access to them, to speak to them between the lines, to make them share my thoughts, to please them, to be received into their hearts. I told myself this because, social relations having previously had a place in my daily life, a future in which they would no longer figure alarmed me, and because this expedient which would enable me to keep the attention of my friends fixed upon myself, perhaps to arouse their admiration, until the day when I should be well enough to begin to see them again, consoled me. I told myself this, but I was well aware that it was not true, that if I chose to imagine their attention as the object of my pleasure, that pleasure was an internal, spiritual, ultimate pleasure which they themselves could not give me, and which I might find not in conversing with them, but in writing remote from them, and that if I began to write in the hope of seeing them indirectly, so that they might have a better idea of myself, so as to prepare for myself a better position in society, perhaps the act of writing would destroy in me any wish to see them, and that the position which literature would perhaps give me in society. I should no longer feel any wish to enjoy, for my pleasure would be no longer in society, but in literature.
Après le déjeuner, quand j′allai chez Mme de Guermantes, ce fut moins pour Mlle d′Éporcheville, qui avait perdu, du fait de la dépêche de Saint-Loup, le meilleur de sa personnalité, que pour voir en la duchesse elle-même une de ces lectrices de mon article qui pourraient me permettre d′imaginer ce qu′avait pu penser le public — abonnés et acheteurs — du Figaro. Ce n′est pas, du reste, sans plaisir que j′allais chez Mme de Guermantes. J′avais beau me dire que ce qui différenciait pour moi ce salon des autres, c′était le long stage qu′il avait fait dans mon imagination, en connaissant les causes de cette différence je ne l′abolissais pas. Il existait, d′ailleurs, pour moi plusieurs noms de Guermantes. Si celui que ma mémoire n′avait inscrit que comme dans un livre d′adresses ne s′accompagnait d′aucune poésie, de plus anciens, ceux qui remontaient au temps où je ne connaissais pas Mme de Guermantes, étaient susceptibles de se reformer en moi, surtout quand il y avait longtemps que je ne l′avais vue et que la clarté crue de la personne au visage humain n′éteignait pas les rayons mystérieux du nom. Alors de nouveau je me remettais à penser à la demeure de Mme de Guermantes comme à quelque chose qui eût été au delà du réel, de la même façon que je me remettais à penser au Balbec brumeux de mes premiers rêves et, comme si depuis je n′avais pas fait ce voyage, au train de une heure cinquante comme si je ne l′avais pas pris. J′oubliais un instant la connaissance que j′avais que tout cela n′existait pas, comme on pense quelquefois à un être aimé en oubliant pendant un instant qu′il est mort. Puis l′idée de la réalité revint en entrant dans l′antichambre de la duchesse. Mais je me consolai en me disant qu′elle était malgré tout pour moi le véritable point d′intersection entre la réalité et le rêve.
After luncheon when I went down to Mme. de Guermantes, it was less for the sake of Mlle. d′Éporcheville who had been stripped, by Saint-Loup′s telegram, of the better part of her personality, than in the hope of finding in the Duchess herself one of those readers of my article who would enable me to form an idea of the impression that it had made upon the public — subscribers and purchasers — of the Figaro. It was not however without pleasure that I went to see Mme. de Guermantes. It was all very well my telling myself that what made her house different to me from all the rest was the fact that it had for so long haunted my imagination, by knowing the reason for this difference I did not abolish it. Moreover, the name Guermantes existed for me in many forms. If the form which my memory had merely noted, as in an address-book, was not accompanied by any poetry, older forms, those which dated from the time when I did not know Mme. de Guermantes, were liable to renew themselves in me, especially when I had not seen her for some time and when the glaring light of the person with human features did not quench the mysterious radiance of the name. Then once again I began to think of the home of Mme. de Guermantes as of something that was beyond the bounds of reality, in the same way as I began to think again of the misty Balbec of my early dreams, and as though I had not since then made that journey, of the one twenty-two train as though I had never taken it. I forgot for an instant my own knowledge that such things did not exist, as we think at times of a beloved friend forgetting for an instant that he is dead. Then the idea of reality returned as I set foot in the Duchess′s hall. But I consoled myself with the reflexion that in spite of everything it was for me the actual point of contact between reality and dreams.
En entrant dans le salon, je vis la jeune fille blonde que j′avais crue pendant vingt-quatre heures être celle dont Saint-Loup m′avait parlé. Ce fut elle-même qui demanda à la duchesse de me « représenter » à elle. Et en effet, depuis que j′étais rentré, j′avais une impression de très bien la connaître, mais que dissipa la duchesse en me disant : « Ah ! vous avez déjà rencontré Mlle de Forcheville ? » Or, au contraire, j′étais certain de n′avoir jamais été présenté à aucune jeune fille de ce nom, lequel m′eût certainement frappé, tant il était familier à ma mémoire depuis qu′on m′avait fait un récit rétrospectif des amours d′Odette et de la jalousie de Swann. En soi ma double erreur de nom, de m′être rappelé de l′Orgeville comme étant d′Éporcheville et d′avoir reconstitué en Éporcheville ce qui était en réalité Forcheville, n′avait rien d′extraordinaire. Notre tort est de croire que les choses se présentent habituellement telles qu′elles sont en réalité, les noms tels qu′ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d′eux une notion immobile. En fait ce n′est pas du tout cela que nous percevons d′habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers. Nous répétons un nom tel que nous l′avons entendu jusqu′à ce que l′expérience ait rectifié notre erreur, ce qui n′arrive pas toujours. Tout le monde à Combray parla pendant vingt-cinq ans à Françoise de Mme Sazerat et Françoise continua à dire Mme Sazerin, non par cette volontaire et orgueilleuse persévérance dans ses erreurs qui était habituelle chez elle, se renforçait de notre contradiction et était tout ce qu′elle avait ajouté chez elle à la France de Saint-André-des-Champs (des principes égalitaires de 1789 elle ne réclamait qu′un droit du citoyen, celui de ne pas prononcer comme nous et de maintenir qu′hôtel, été et air étaient du genre féminin), mais parce qu′en réalité elle continua toujours d′entendre Sazerin. Cette perpétuelle erreur, qui est précisément la « vie », ne donne pas ses mille formes seulement à l′univers visible et à l′univers audible, mais à l′univers social, à l′univers sentimental, à l′univers historique, etc. La princesse de Luxembourg n′a qu′une situation de cocotte pour la femme du Premier Président, ce qui, du reste, est de peu de conséquence ; ce qui en a un peu plus, Odette est une femme difficile pour Swann, d′où il bâtit tout un roman qui ne devient que plus douloureux quand il comprend son erreur ; ce qui en a encore davantage, les Français ne rêvent que la revanche aux yeux des Allemands. Nous n′avons de l′univers que des visions informes, fragmentées et que nous complétons par des associations d′idées arbitraires, créatrice de dangereuses suggestions. Je n′aurais donc pas eu lieu d′être étonné en entendant le nom de Forcheville (et déjà je me demandais si c′était une parente du Forcheville dont j′avais tant entendu parler) si la jeune fille blonde ne m′avait dit aussitôt, désireuse sans doute de prévenir avec tact des questions qui lui eussent été désagréables : « Vous ne vous souvenez pas que vous m′avez beaucoup connue autrefois, Â… vous veniez à la maison, Â… votre amie Gilberte. J′ai bien vu que vous ne me reconnaissiez pas. Moi je vous ai bien reconnu tout de suite. » (Elle dit cela comme si elle m′avait reconnu tout de suite dans le salon, mais la vérité est qu′elle m′avait reconnu dans la rue et m′avait dit bonjour, et plus tard Mme de Guermantes me dit qu′elle lui avait raconté comme une chose très drôle et extraordinaire que je l′avais suivie et frôlée, la prenant pour une cocotte.) Je ne sus qu′après son départ pourquoi elle s′appelait Mlle de Forcheville. Après la mort de Swann, Odette, qui étonna tout le monde par une douleur profonde, prolongée et sincère, se trouvait être une veuve très riche. Forcheville l′épousa, après avoir entrepris une longue tournée de châteaux et s′être assuré que sa famille recevrait sa femme. (Cette famille fit quelques difficultés, mais céda devant l′intérêt de ne plus avoir à subvenir aux dépenses d′un parent besogneux qui allait passer d′une quasi-misère à l′opulence.) Peu après, un oncle de Swann, sur la tête duquel la disparition successive de nombreux parents avait accumulé un énorme héritage, mourut, laissant toute cette fortune à Gilberte qui devenait ainsi une des plus riches héritières de France. Mais c′était le moment où des suites de l′affaire Dreyfus était né un mouvement antisémite parallèle à un mouvement plus abondant de pénétration du monde par les Israélites. Les politiciens n′avaient pas eu tort en pensant que la découverte de l′erreur judiciaire porterait un coup à l′antisémitisme. Mais, provisoirement au moins, un antisémitisme mondain s′en trouvait au contraire accru et exaspéré. Forcheville, qui, comme le moindre noble, avait puisé dans des conversations de famille la certitude que son nom était plus ancien que celui de La Rochefoucauld, considérait qu′en épousant la veuve d′un juif il avait accompli le même acte de charité qu′un millionnaire qui ramasse une prostituée dans la rue et la tire de la misère et de la fange ; il était prêt à étendre sa bonté jusqu′à la personne de Gilberte dont tant de millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gênerait le mariage. Il déclara qu′il l′adoptait. On sait que Mme de Guermantes, à l′étonnement — qu′elle avait d′ailleurs le goût et l′habitude de provoquer — de sa société, s′était, quand Swann s′était marié, refusée à recevoir sa fille aussi bien que sa femme. Ce refus avait été en apparence d′autant plus cruel que ce qu′avait pendant longtemps représenté à Swann son mariage possible avec Odette, c′était la présentation de sa fille à Mme de Guermantes. Et sans doute il eût dû savoir, lui qui avait déjà tant vécu, que ces tableaux qu′on se fait ne se réalisent jamais pour différentes raisons. Parmi celles-là il en est une qui fit qu′il pensa peu à regretter cette présentation. Cette raison est que, quelle que soit l′image, depuis la truite à manger au coucher du soleil qui décide un homme sédentaire à prendre le train, jusqu′au désir de pouvoir étonner un soir une orgueilleuse caissière en s′arrêtant devant elle en somptueux équipage, qui décide un homme sans scrupules à commettre un assassinat ou à souhaiter la mort et l′héritage des siens, selon qu′il est plus brave ou plus paresseux, qu′il va plus loin dans la suite de ses idées ou reste à en caresser le premier chaînon, l′acte qui est destiné à nous permettre d′atteindre l′image, que cet acte soit le voyage, le mariage, le crime, Â… cet acte nous modifie assez profondément pour que nous n′attachions plus d′importance à la raison qui nous a fait l′accomplir. Il se peut même que ne vienne plus une seule fois à son esprit l′image que se formait celui qui n′était pas encore un voyageur, ou un mari, ou un criminel, ou un isolé (qui s′est mis au travail pour la gloire et s′est du même coup détaché du désir de la gloire). D′ailleurs, missions-nous de l′obstination à ne pas avoir voulu agir en vain, il est probable que l′effet de soleil ne se retrouverait pas ; qu′ayant froid à ce moment-là, nous souhaiterions un potage au coin du feu et non une truite en plein air ; que notre équipage laisserait indifférente la caissière qui peut-être avait, pour des raisons tout autres, une grande considération pour nous et dont cette brusque richesse exciterait la méfiance. Bref nous avons vu Swann marié attacher surtout de l′importance aux relations de sa femme et de sa fille avec Mme Bontemps.
When I entered the drawing-room, I saw the fair girl whom I had supposed for twenty-four hours to be the girl of whom Saint-Loup had spoken to me. It was she who asked the Duchess to ‘reintroduce′ me to her. And indeed, the moment I came into the room I had the impression that I knew her quite well, which the Duchess however dispelled by saying: “Oh! You have met Mlle. de Forcheville before.” I myself, on the contrary, was certain that I had never been introduced to any girl of that name, which would certainly have impressed me, so familiar was it in my memory ever since I had been given a retrospective account of Odette′s love affairs and Swann′s jealousy. In itself my twofold error as to the name, in having remembered ‘de l′Orgeville′ as ‘d′Éporcheville′ and in having reconstructed as ‘d′Éporcheville′ what was in reality ‘Forcheville,′ was in no way extraordinary. Our mistake lies in our supposing that things present themselves ordinarily as they are in reality, names as they are written, people as photography and psychology give an unalterable idea of them. As a matter of fact this is not at all what we ordinarily perceive. We see, we hear, we conceive the world quite topsy-turvy. We repeat a name as we have heard it spoken until experience has corrected our mistake, which does not always happen. Everyone at Combray had spoken to Françoise for five-and-twenty years of Mme. Sazerat and Françoise continued to say ‘Mme. Sazerin,′ not from that deliberate and proud perseverance in her mistakes which was habitual with her, was strengthened by our contradiction and was all that she had added of herself to the France of Saint-André-des-Champs (of the equalitarian principles of 1789 she claimed only one civic right, that of not pronouncing words as we did and of maintaining that ‘hôtel,′ ‘été′ and ‘air′ were of the feminine gender), but because she really did continue to hear ‘Sazerin.′ This perpetual error which is precisely ‘life,′ does not bestow its thousand forms merely upon the visible and the audible universe but upon the social universe, the sentimental universe, the historical universe, and so forth. The Princesse de Luxembourg is no better than a prostitute in the eyes of the Chief Magistrate′s wife, which as it happens is of little importance; what is slightly more important, Odette is a difficult woman to Swann, whereupon he builds up a whole romance which becomes all the more painful when he discovers his error; what is more important still, the French are thinking only of revenge in the eyes of the Germans. We have of the universe only formless, fragmentary visions, which we complete by the association of arbitrary ideas, creative of dangerous suggestions. I should therefore have had no reason to be surprised when I heard the name Forcheville (and I was already asking myself whether she was related to the Forcheville of whom I had so often heard) had not the fair girl said to me at once, anxious no doubt to forestall tactfully questions which would have been unpleasant to her: “You don′t remember that you knew me quite well long ago . . . you used to come to our house . . . your friend Gilberte. I could see that you didn′t recognise me. I recognised you immediately.” (She said this as if she had recognised me immediately in the drawing-room, but the truth is that she had recognised me in the street and had greeted me, and later Mme. de Guermantes informed me that she had told her, as something very odd and extraordinary, that I had followed her and brushed against her, mistaking her for a prostitute.) I did not learn until she had left the room why she was called Mlle. de Forcheville. After Swann′s death, Odette, who astonished everyone by her profound, prolonged and sincere grief, found herself an extremely rich widow. Forcheville married her, after making a long tour of various country houses and ascertaining that his family would acknowledge his wife. (The family raised certain objections, but yielded to the material advantage of not having to provide for the expenses of a needy relative who was about to pass from comparative penury to opulence.) Shortly after this, one of Swann′s uncles, upon whose head the successive demise of many relatives had accumulated an enormous fortune, died, leaving the whole of his fortune to Gilberte who thus became one of the wealthiest heiresses in France. But this was the moment when from the effects of the Dreyfus case there had arisen an anti-semitic movement parallel to a more abundant movement towards the penetration of society by Israelites. The politicians had not been wrong in thinking that the discovery of the judicial error would deal a fatal blow to anti-semitism. But provisionally at least a social anti-semitism was on the contrary enhanced and exacerbated by it. Forcheville who, like every petty nobleman, had derived from conversations in the family circle the certainty that his name was more ancient than that of La Rochefoucauld, considered that, in marrying the widow of a Jew, he had performed the same act of charity as a millionaire who picks up a prostitute in the street and rescues her from poverty and mire; he was prepared to extend his bounty to Gilberte, whose prospects of marriage were assisted by all her millions but were hindered by that absurd name ‘Swann.′ He declared that he would adopt her. We know that Mme. de Guermantes, to the astonishment — which however she liked and was accustomed to provoke — of her friends, had, after Swann′s marriage, refused to meet his daughter as well as his wife. This refusal had been apparently all the more cruel inasmuch as what had long made marriage with Odette seem possible to Swann was the prospect of introducing his daughter to Mme. de Guermantes. And doubtless he ought to have known, he who had already had so long an experience of life, that these pictures which we form in our mind are never realised for a diversity of reasons. Among these there is one which meant that he seldom regretted his inability to effect that introduction. This reason is that, whatever the image may be, from the trout to be eaten at sunset which makes a sedentary man decide to take the train, to the desire to be able to astonish, one evening, the proud lady at a cash-desk by stopping outside her door in a magnificent carriage which makes an unscrupulous man decide to commit murder, or to long for the death of rich relatives, according to whether he is bold or lazy, whether he goes ahead in the sequence of his ideas or remains fondling the first link in the chain, the act which is destined to enable us to attain to the image, whether that act be travel, marriage, crime . . . that act modifies us so profoundly that we cease to attach any importance to the reason which made us perform it. It may even happen that there never once recurs to his mind the image which the man formed who was not then a traveller, or a husband, or a criminal, or a recluse (who has bound himself to work with the idea of fame and has at the same moment rid himself of all desire for fame). Besides even if we include an obstinate refusal to seem to have desired to act in vain, it is probable that the effect of the sunlight would not be repeated, that feeling cold at the moment we would long for a bowl of soup by the chimney-corner and not for a trout in the open air, that our carriage would leave the cashier unmoved who perhaps for wholly different reasons had a great regard for us and in whom this sudden opulence would arouse suspicion. In short we have seen Swann, when married, attach most importance to the relations of his wife and daughter with Mme. Bontemps.
À toutes les raisons, tirées de la façon Guermantes de comprendre la vie mondaine, qui avaient décidé la duchesse à ne jamais se laisser présenter Mme et Mlle Swann, on peut ajouter aussi cette assurance heureuse avec laquelle les gens qui n′aiment pas se tiennent à l′écart de ce qu′ils blâment chez les amoureux et que l′amour de ceux-ci explique. « Oh ! je ne me mêle pas à tout ça ; si ça amuse le pauvre Swann de faire des bêtises et de ruiner son existence, c′est son affaire, mais on ne sait pas avec ces choses-là, tout ça peut très mal finir, je les laisse se débrouiller. » C′est le Suave mari magno que Swann lui-même me conseillait à l′égard des Verdurin, quand il avait depuis longtemps cessé d′être amoureux d′Odette et ne tenait plus au petit clan. C′est tout ce qui rend si sages les jugements des tiers sur les passions qu′ils n′éprouvent pas et les complications de conduite qu′elles entraînent.
To all the reasons, derived from the Guermantes way of regarding social life, which had made the Duchess decide never to allow Mme. and Mlle. Swann to be introduced to her, we may add also that blissful assurance with which people who are not in love hold themselves aloof from what they condemn in lovers and what is explained by their love. “Oh! I don′t mix myself up in that, if it amuses poor Swann to do stupid things and ruin his life, it is his affair, but one never knows with that sort of thing, it may end in great trouble, I leave them to clear it up for themselves.” It is the Suave mari magno which Swann himself recommended to me with regard to the Verdurins, when he had long ceased to be in love with Odette and no longer formed part of the little clan. It is everything that makes so wise the judgments of third persons with regard to the passions which they do not feel and the complications of behaviour which those passions involve.
Mme de Guermantes avait même mis à exclure Mme et Mlle Swann une persévérance qui avait étonné. Quand Mme Molé, Mme de Marsantes avaient commencé de se lier avec Mme Swann et de mener chez elle un grand nombre de femmes du monde, non seulement Mme de Guermantes était restée intraitable, mais elle s′était arrangée pour couper les ponts et que sa cousine la princesse de Guermantes l′imitât. Un des jours les plus graves de la crise où, pendant le ministère Rouvier, on crut qu′il allait y avoir la guerre entre la France et l′Allemagne, comme je dînais seul chez Mme de Guermantes avec M. de Bréauté, j′avais trouvé à la duchesse l′air soucieux. J′avais cru, comme elle se mêlait volontiers de politique, qu′elle voulait montrer par là sa crainte de la guerre, comme un jour où elle était venue à table si soucieuse, répondant à peine par monosyllabes ; à quelqu′un qui l′interrogeait timidement sur l′objet de son souci elle avait répondu d′un air grave : « La Chine m′inquiète. » Or, au bout d′un moment, Mme de Guermantes, expliquant elle-même l′air soucieux que j′avais attribué à la crainte d′une déclaration de guerre, avait dit à M. de Bréauté : « On dit que Mme Aynard veut faire une position aux Swann. Il faut absolument que j′aille demain matin voir Marie-Gilbert pour qu′elle m′aide à empêcher ça. Sans cela il n′y a plus de société. C′est très joli l′affaire Dreyfus. Mais alors l′épicière du coin n′a qu′à se dire nationaliste et à vouloir en échange être reçue chez nous. » Et j′avais eu de ce propos, si frivole auprès de celui que j′attendais, l′étonnement du lecteur qui, cherchant dans le Figaro, à la place habituelle, les dernières nouvelles de la guerre russo-japonaise, tombe au lieu de cela sur la liste des personnes qui ont fait des cadeaux de noce à Mlle de Mortemart, l′importance d′un mariage aristocratique ayant fait reculer à la fin du journal les batailles sur terre et sur mer. La duchesse finissait d′ailleurs par éprouver de sa persévérance poursuivie au delà de toute mesure une satisfaction d′orgueil qu′elle ne manquait pas une occasion d′exprimer. « Bébel, disait-elle, prétend que nous sommes les deux personnes les plus élégantes de Paris, parce qu′il n′y a que moi et lui qui ne nous laissions pas saluer par Mme et Mlle Swann. Or il assure que l′élégance est de ne pas connaître Mme Swann. » Et la duchesse riait de tout son cœur.
Mme. de Guermantes had indeed applied to the ostracism of Mme. and Mlle. Swann a perseverance that caused general surprise. When Mme. Mole, Mme. de Marsantes had begun to make friends with Mme. Swann and to bring a quantity of society ladies to see her, Mme. de Guermantes had remained intractable but had made arrangements to blow up the bridges and to see that her cousin the Princesse de Guermantes followed her example. On one of the gravest days of the crisis when, during Rouvier′s Ministry, it was thought that there was going to be war with Germany, upon going to dine with M. de Bréauté at Mme. de Guermantes′s, I found the Duchess looking worried. I supposed that, since she was always dabbling in politics, she intended to shew that she was afraid of war, as one day when she had appeared at the dinner-table so pensive, barely replying in monosyllables, upon somebody′s inquiring timidly what was the cause of her anxiety, she had answered with a grave air: “I am anxious about China.” But a moment later Mme. de Guermantes, herself volunteering an explanation of that anxious air which I had put down to fear of a declaration of war, said to M. de Bréauté: “I am told that Marie-Aynard means to establish the Swanns. I simply must go and see Marie-Gilbert to-morrow and make her help me to prevent it. Otherwise, there will be no society left. The Dreyfus case is all very well. But then the grocer′s wife round the corner has only to call herself a Nationalist and expect us to invite her to our houses in return.” And I felt at this speech, so frivolous in comparison with the speech that I expected to hear, the astonishment of the reader who, turning to the usual column of the Figaro for the latest news of the Russo-Japanese war, finds instead the list of people who have given wedding-presents to Mlle. de Mortemart, the importance of an aristocratic marriage having displaced to the end of the paper battles upon land and sea. The Duchess had come in time moreover to derive from this perseverance, pursued beyond all normal limits, a satisfaction to her pride which she lost no opportunity of expressing. “Babal,” she said, “maintains that we are the two smartest people in Paris, because he and I are the only two people who do not allow Mme. and Mlle. Swann to bow to us. For he assures me that smartness consists in not knowing Mme. Swann.” And the Duchess ended in a peal of laughter.
Cependant, quand Swann fut mort, il arriva que la décision de ne pas recevoir sa fille avait fini de donner à Mme de Guermantes toutes les satisfactions d′orgueil, d′indépendance, de self-government, de persécution qu′elle était susceptible d′en tirer et auxquelles avait mis fin la disparition de l′être qui lui donnait la sensation délicieuse qu′elle lui résistait, qu′il ne parvenait pas à lui faire rapporter ses décrets.
However, when Swann was dead, it came to pass that her determination not to know his daughter had ceased to furnish Mme. de Guermantes with all the satisfaction of pride, independence, self-government, persecution which she was capable of deriving from it, which had come to an end with the passing of the man who had given her the exquisite sensation that she was resisting him, that he was unable to make her revoke her decrees.
Alors la duchesse avait passé à la promulgation d′autres décrets qui, s′appliquant à des vivants, pussent lui faire sentir qu′elle était maîtresse de faire ce qui bon lui semblait. Elle ne pensait pas à la petite Swann, mais quand on lui parlait d′elle la duchesse ressentait une curiosité, comme d′un endroit nouveau, que ne venait plus lui masquer à elle-même le désir de résister à la prétention de Swann. D′ailleurs, tant de sentiments différents peuvent contribuer à en former un seul qu′on ne saurait pas dire s′il n′y avait pas quelque chose d′affectueux pour Swann dans cet intérêt. Sans doute — car à tous les étages de la société une vie mondaine et frivole paralyse la sensibilité et ôte le pouvoir de ressusciter les morts — la duchesse était de celles qui ont besoin de la présence — de cette présence qu′en vraie Guermantes elle excellait à prolonger — pour aimer vraiment, mais aussi, chose plus rare, pour détester un peu. De sorte que souvent ses bons sentiments pour les gens, suspendus de leur vivant par l′irritation que tels ou tels de leurs actes lui causaient, renaissaient après leur mort. Elle avait presque alors un désir de réparation, parce qu′elle ne les imaginait plus — très vaguement d′ailleurs — qu′avec leurs qualités et dépourvus des petites satisfactions, des petites prétentions qui l′agaçaient en eux quand ils vivaient. Cela donnait parfois, malgré la frivolité de Mme de Guermantes, quelque chose d′assez noble — mêlé à beaucoup de bassesse — à sa conduite. Tandis que les trois quarts des humains flattent les vivants et ne tiennent plus aucun compte des morts, elle faisait souvent après leur mort ce qu′auraient désiré ceux qu′elle avait mal traités, vivants.
Then the Duchess had proceeded to the promulgation of other decrees which, being applied to people who were still alive, could make her feel that she was free to act as she might choose. She did not speak to the Swann girl, but, when anyone mentioned the girl to her, the Duchess felt a curiosity, as about some place that she had never visited, which could no longer be suppressed by her desire to stand out against Swann′s pretensions. Besides, so many different sentiments may contribute to the formation of a single sentiment that it would be impossible to say whether there was not a lingering trace of affection for Swann in this interest. No doubt — for in every grade of society a worldly and frivolous life paralyses our sensibility and robs us of the power to resuscitate the dead — the Duchess was one of those people who require a personal presence — that presence which, like a true Guermantes, she excelled in protracting — in order to love truly, but also, and this is less common, in order to hate a little. So that often her friendly feeling for people, suspended during their lifetime by the irritation that some action or other on their part caused her, revived after their death. She then felt almost a longing to make reparation, because she pictured them now — though very vaguely — with only their good qualities, and stripped of the petty satisfactions, of the petty pretensions which had irritated her in them when they were alive. This imparted at times, notwithstanding the frivolity of Mme. de Guermantes, something that was distinctly noble — blended with much that was base — to her conduct. Whereas three-fourths of the human race flatter the living and pay no attention to the dead, she would often do, after their death, what the people would have longed for her to do whom she had maltreated while they were alive.
Quant à Gilberte, toutes les personnes qui l′aimaient et avaient un peu d′amour-propre pour elle n′eussent pu se réjouir du changement de dispositions de la duchesse à son égard qu′en pensant que Gilberte, en repoussant dédaigneusement des avances qui venaient après vingt-cinq ans d′outrages, dût enfin venger ceux-ci. Malheureusement, les réflexes moraux ne sont pas toujours identiques à ce que le bon sens imagine. Tel qui par une injure mal à propos a cru perdre à tout jamais ses ambitions auprès d′une personne à qui il tient les sauve au contraire par là. Gilberte, assez indifférente aux personnes qui étaient aimables pour elle, ne cessait de penser avec admiration à l′insolente Mme de Guermantes, à se demander les raisons de cette insolence ; même une fois, ce qui eût fait mourir de honte pour elle tous les gens qui lui témoignaient un peu d′amitié, elle avait voulu écrire à la duchesse pour lui demander ce qu′elle avait contre une jeune fille qui ne lui avait rien fait. Les Guermantes avaient pris à ses yeux des proportions que leur noblesse eût été impuissante à leur donner. Elle les mettait au-dessus non seulement de toute la noblesse, mais même de toutes les familles royales.
As for Gilberte, all the people who were fond of her and had a certain respect for her dignity, could not rejoice at the change in the Duchess′s attitude towards her except by thinking that Gilberte, scornfully rejecting advances that came after twenty-five years of insults, would be avenging these at length. Unfortunately, moral reflexes are not always identical with what common sense imagines. A man who, by an untimely insult, thinks that he has forfeited for all time all hope of winning the friendship of a person to whom he is attached finds that on the contrary he has established his position. Gilberte, who remained quite indifferent to the people who were kind to her, never ceased to think with admiration of the insolent Mme. de Guermantes, to ask herself the reasons for such insolence; once indeed (and this would have made all the people who shewed some affection for her die with shame on her account) she had decided to write to the Duchess to ask her what she had against a girl who had never done her any injury. The Guermantes had assumed in her eyes proportions which their birth would have been powerless to give them. She placed them not only above all the nobility, but even above all the royal houses.
D′anciennes amies de Swann s′occupaient beaucoup de Gilberte. Quand on apprit dans l′aristocratie le dernier héritage qu′elle venait de faire, on commença à remarquer combien elle était bien élevée et quelle femme charmante elle ferait. On prétendait qu′une cousine de Mme de Guermantes, la princesse de Nièvre, pensait à Gilberte pour son fils. Mme de Guermantes détestait Mme de Nièvre. Elle dit qu′un tel mariage serait un scandale. Mme de Nièvre effrayée assura qu′elle n′y avait jamais pensé. Un jour, après déjeuner, comme il faisait beau et que M. de Guermantes devait sortir avec sa femme, Mme de Guermantes arrangeait son chapeau dans la glace, ses yeux bleus se regardaient eux-mêmes et regardaient ses cheveux encore blonds, la femme de chambre tenait à la main diverses ombrelles entre lesquelles sa maîtresse choisirait. Le soleil entrait à flots par la fenêtre et ils avaient décidé de profiter de la belle journée pour aller faire une visite à Saint-Cloud, et M. de Guermantes tout prêt, en gants gris perle et le tube sur la tête, se disait : « Oriane est vraiment encore étonnante. Je la trouve délicieuse », et voyant que sa femme avait l′air bien disposée : « À propos, dit-il, j′avais une commission à vous faire de Mme de Virelef. Elle voulait vous demander de venir lundi à l′Opéra, mais comme elle a la petite Swann, elle n′osait pas et m′a prié de tâter le terrain. Je n′émets aucun avis, je vous transmets tout simplement. Mon Dieu, il me semble que nous pourrionsÂ… », ajouta-t-il évasivement, car leur disposition à l′égard d′une personne étant une disposition collective et naissant identique en chacun d′eux, il savait par lui-même que l′hostilité de sa femme à l′égard de Mlle Swann était tombée et qu′elle était curieuse de la connaître. Mme de Guermantes acheva d′arranger son voile et choisit une ombrelle. « Mais comme vous voudrez, que voulez-vous que ça me fasse ? Je ne vois aucun inconvénient à ce que nous connaissions cette petite. Vous savez bien que je n′ai jamais rien eu contre elle. Simplement je ne voulais pas que nous ayons l′air de recevoir les faux ménages de mes amis. Voilà tout. — Et vous aviez parfaitement raison, répondit le duc. Vous êtes la sagesse même, Madame, et vous êtes, de plus, ravissante avec ce chapeau. — Vous êtes fort aimable », dit Mme de Guermantes en souriant à son mari et en se dirigeant vers la porte. Mais avant de monter en voiture, elle tint à lui donner encore quelques explications : « Maintenant il y a beaucoup de gens qui voient la mère, d′ailleurs elle a le bon esprit d′être malade les trois quarts de l′annéeÂ… Il paraît que la petite est très gentille. Tout le monde sait que nous aimions beaucoup Swann. On trouvera cela tout naturel », et ils partirent ensemble pour Saint-Cloud.
Certain women who were old friends of Swann took a great interest in Gilberte. When the aristocracy learned of her latest inheritance, they began to remark how well bred she was and what a charming wife she would make. People said that a cousin of Mme. de Guermantes, the Princesse de Nièvre, was thinking of Gilberte for her son. Mme. de Guermantes hated Mme. de Nièvre. She announced that such a marriage would be a scandal. Mme. de Nièvre took fright and swore that she had never thought of it. One day, after luncheon, as the sun was shining, and M. de Guermantes was going to take his wife out, Mme. de Guermantes was arranging her hat in front of the mirror, her blue eyes gazing into their own reflexion, and at her still golden hair, her maid holding in her hand various sunshades among which her mistress might choose. The sun came flooding in through the window and they had decided to take advantage of the fine weather to pay a call at Saint-Cloud, and M. de Guermantes, ready to set off, wearing pearl-grey gloves and a tall hat on his head said to himself: “Oriane is really astounding still. I find her delicious,” and went on, aloud, seeing that his wife seemed to be in a good humour: “By the way, I have a message for you from Mme. de Virelef. She wanted to ask you to come on Monday to the Opera, but as she′s having the Swann girl, she did not dare and asked me to explore the ground. I don′t express any opinion, I simply convey the message. But really, it seems to me that we might . . . ” he added evasively, for their attitude towards anyone else being a collective attitude and taking an identical form in each of them, he knew from his own feelings that his wife′s hostility to Mlle. Swann had subsided and that she was anxious to meet her. Mme. de Guermantes settled her veil to her liking and chose a sunshade. “But just as you like, what difference do you suppose it can make to me, I see no reason against our meeting the girl. I simply did not wish that we should appear to be countenancing the dubious establishments of our friends. That is all.” “And you were perfectly right,” replied the Duke. “You are wisdom incarnate, Madame, and you are more ravishing than ever in that hat.” “You are very kind,” said Mme. de Guermantes with a smile at her husband as she made her way to the door. But, before entering the carriage, she felt it her duty to give him a further explanation: “There are plenty of people now who call upon the mother, besides she has the sense to be ill for nine months of the year. . . . It seems that the child is quite charming. Everybody knows that we were greatly attached to Swann. People will think it quite natural,” and they set off together for Saint-Cloud.
Un mois après, la petite Swann, qui ne s′appelait pas encore Forcheville, déjeunait chez les Guermantes. On parla de mille choses ; à la fin du déjeuner, Gilberte dit timidement : « Je crois que vous avez très bien connu mon père. — Mais je crois bien », dit Mme de Guermantes sur un ton mélancolique qui prouvait qu′elle comprenait le chagrin de la fille et avec un excès d′intensité voulu qui lui donnait l′air de dissimuler qu′elle n′était pas sûre de se rappeler très exactement le père. « Nous l′avons très bien connu, je me le rappelle très bien. » (Et elle pouvait se le rappeler en effet, il était venu la voir presque tous les jours pendant vingt-cinq ans.) « Je sais très bien qui c′était, je vais vous dire, ajouta-t-elle comme si elle avait voulu expliquer à la fille qui elle avait eu pour père et donner à cette jeune fille des renseignements sur lui, c′était un grand ami à ma belle-mère et aussi il était très lié avec mon beau-frère Palamède. — Il venait aussi ici, il déjeunait même ici, ajouta M. de Guermantes par ostentation de modestie et scrupule d′exactitude. Vous vous rappelez, Oriane. Quel brave homme que votre père ! Comme on sentait qu′il devait être d′une famille honnête ! Du reste j′ai aperçu autrefois son père et sa mère. Eux et lui, quelles bonnes gens ! »
A month later, the Swann girl, who had not yet taken the name of Forcheville, came to luncheon with the Guermantes. Every conceivable subject was discussed; at the end of the meal, Gilberte said timidly: “I believe you knew my father quite well.” “Why of course we did,” said Mme. de Guermantes in a melancholy tone which proved that she understood the daughter′s grief and with a deliberate excess of intensity which gave her the air of concealing the fact that she was not sure whether she did remember the father. “We knew him quite well, I remember him quite well.” (As indeed she might, seeing that he had come to see her almost every day for twenty-five years.) “I know quite well who he was, let me tell you,” she went on, as though she were seeking to explain to the daughter whom she had had for a father and to give the girl information about him, “he was a great friend of my mother-in-law and besides he was very intimate with my brother-in-law Palamède.” “He used to come here too, indeed he used to come to luncheon here,” added M. de Guermantes with an ostentatious modesty and a scrupulous exactitude. “You remember, Oriane. What a fine man your father was. One felt that he must come of a respectable family; for that matter I saw once, long ago, his own father and mother. They and he, what worthy people!”
On sentait que s′ils avaient été, les parents et le fils, encore en vie, le duc de Guermantes n′eût pas eu d′hésitation à les recommander pour une place de jardiniers ! Et voilà comment le faubourg Saint-Germain parle à tout bourgeois des autres bourgeois, soit pour le flatter de l′exception faite — le temps qu′on cause — en faveur de l′interlocuteur ou de l′interlocutrice, soit plutôt, et en même temps, pour l′humilier. C′est ainsi qu′un antisémite dit à un Juif, dans le moment même où il le couvre de son affabilité, du mal des Juifs, d′une façon générale qui permette d′être blessant sans être grossier.
One felt that if they had, parents and son, been still alive, the Duc de Guermantes would not have had a moment′s hesitation in recommending them for a post as gardeners! And this is how the Faubourg Saint-Germain speaks to any bourgeois of the other bourgeois, whether in order to flatter him with the exception made — during the course of the conversation — in favour of the listener, or rather and at the same time in order to humiliate him. Thus it is that an anti-Semite in addressing a Jew, at the very moment when he is smothering him in affability, speaks evil of Jews, in a general fashion which enables him to be wounding without being rude.
Mais sachant vraiment vous combler quand elle vous voyait, ne pouvant alors se résoudre à vous laisser partir, Mme de Guermantes était aussi l′esclave de ce besoin de la présence. Swann avait pu parfois, dans l′ivresse de la conversation, donner à la duchesse l′illusion qu′elle avait de l′amitié pour lui, il ne le pouvait plus. « Il était charmant », dit la duchesse avec un sourire triste en posant sur Gilberte un regard très doux qui, à tout hasard, pour le cas où cette jeune fille serait sensible, lui montrerait qu′elle était comprise et que Mme de Guermantes, si elle se fût trouvée seule avec elle et si les circonstances l′eussent permis, eût aimé lui dévoiler toute la profondeur de sa sensibilité. Mais M. de Guermantes, soit qu′il pensât précisément que les circonstances s′opposaient à de telles effusions, soit qu′il considérât que toute exagération de sentiment était l′affaire des femmes et que les hommes n′avaient pas plus à y voir que dans leurs autres attributions, sauf la cuisine et les vins, qu′il s′était réservés, y ayant plus de lumières que la duchesse, crut bien faire de ne pas alimenter, en s′y mêlant, cette conversation qu′il écoutait avec une visible impatience.
But while she could shower compliments upon a person, when she met him, and could then never bring herself to let him take his leave, Mme. de Guermantes was also a slave to this need of personal contact. Swann might have managed, now and then, in the excitement of conversation, to give the Duchess the illusion that she regarded him with a friendly feeling, he could do so no longer. “He was charming,” said the Duchess with a wistful smile and fastening upon Gilberte a kindly gaze which would at least, supposing the girl to have delicate feelings, shew her that she was understood, and that Mme. de Guermantes, had the two been alone together and had circumstances allowed it, would have loved to reveal to her all the depth of her own feelings. But M. de Guermantes, whether because he was indeed of the opinion that the circumstances forbade such effusions, or because he considered that any exaggeration of sentiment was a matter for women and that men had no more part in it than in the other feminine departments, save the kitchen and the wine-cellar which he had reserved to himself, knowing more about them than the Duchess, felt it incumbent upon him not to encourage, by taking part in it, this conversation to which he listened with a visible impatience.
Du reste, Mme de Guermantes, cet accès de sensibilité passé, ajouta avec une frivolité mondaine, en s′adressant à Gilberte : « Tenez, c′était non seulement un grand ami à mon beau-frère Charlus, mais aussi il était très ami avec Voisenon (le château du prince de Guermantes) », comme si le fait de connaître M. de Charlus et le prince avait été pour Swann un hasard, comme si le beau-frère et le cousin de la duchesse avaient été deux hommes avec qui Swann se fût trouvé lié dans une certaine circonstance, alors que Swann était lié avec tous les gens de cette même société, et comme si Mme de Guermantes avait voulu faire comprendre à Gilberte qui était à peu près son père, le lui « situer » par un de ces traits caractéristiques à l′aide desquels, quand on veut expliquer comment on se trouve en relations avec quelqu′un qu′on n′aurait pas à connaître, ou pour singulariser son récit, on invoque le parrainage particulier d′une certaine personne.
Moreover Mme. de Guermantes, when this outburst of sentiment had subsided, added with a worldly frivolity, addressing Gilberte: “Why, he was not only a great friend of my brother-in-law Charlus, he was also a great favourite at Voisenon” (the country house of the Prince de Guermantes), as though Swann′s acquaintance with M. de Charlus and the Prince had been a mere accident, as though the Duchess′s brother-in-law and cousin were two men with whom Swann had happened to be intimate for some special reason, whereas Swann had been intimate with all the people in that set, and as though Mme. de Guermantes were seeking to make Gilberte understand who, more or less, her father had been, to ‘place′ him by one of those character sketches by which, when we seek to explain how it is that we happen to know somebody whom we would not naturally know, or to give an additional point to our story, we name the sponsors by whom a certain person was introduced.
Quant à Gilberte, elle fut d′autant plus heureuse de voir tomber la conversation qu′elle ne cherchait précisément qu′à en changer, ayant hérité de Swann son tact exquis avec un charme d′intelligence que reconnurent et goûtèrent le duc et la duchesse qui demandèrent à Gilberte de revenir bientôt. D′ailleurs, avec la minutie des gens dont la vie est sans but, tour à tour ils s′apercevaient, chez les gens avec qui ils se liaient, des qualités les plus simples, s′exclamant devant elles avec l′émerveillement naî¤ d′un citadin qui fait à la campagne la découverte d′un brin d′herbe, ou, au contraire, grossissant comme avec un microscope, commentant sans fin, prenant en grippe les moindres défauts, et souvent tour à tour chez une même personne. Pour Gilberte ce furent d′abord ses agréments sur lesquels s′exerça la perspicacité oisive de M. et de Mme de Guermantes : « Avez-vous remarqué la manière dont elle dit certains mots, dit après son départ la duchesse à son mari, c′était bien du Swann, je croyais l′entendre. — J′allais faire la même remarque que vous, Oriane. — Elle est spirituelle, c′est tout à fait le tour de son père. — Je trouve qu′elle lui est même très supérieure. Rappelez-vous comme elle a bien raconté cette histoire de bains de mer, elle a un brio que Swann n′avait pas. — Oh ! il était pourtant bien spirituel. — Mais je ne dis pas qu′il n′était pas spirituel. Je dis qu′il n′avait pas de brio », dit M. de Guermantes d′un ton gémissant, car sa goutte le rendait nerveux et, quand il n′avait personne d′autre à qui témoigner son agacement, c′est à la duchesse qu′il le manifestait. Mais incapable d′en bien comprendre les causes, il préférait prendre un air incompris.
As for Gilberte, she was all the more glad to find that the subject was dropped, in that she herself was anxious only to change it, having inherited from Swann his exquisite tact combined with an intellectual charm that was appreciated by the Duke and Duchess who begged her to come again soon. Moreover, with the minute observation of people whose lives have no purpose, they would discern, one after another, in the people with whom they associated, the most obvious merits, exclaiming their wonder at them with the artless astonishment of a townsman who on going into the country discovers a blade of grass, or on the contrary magnifying them as with a microscope, making endless comments, taking offence at the slightest faults, and often applying both processes alternately to the same person. In Gilberte′s case it was first of all upon these minor attractions that the idle perspicacity of M. and Mme. de Guermantes was brought to bear: “Did you notice the way in which she pronounced some of her words?” the Duchess said to her husband after the girl had left them; “it was just like Swann, I seemed to hear him speaking.” “I was just about to say the very same, Oriane.” “She is witty, she is just like her father.” “I consider that she is even far superior to him. Think how well she told that story about the sea-bathing, she has a vivacity that Swann never had.” “Oh! but he was, after all, quite witty.” “I am not saying that he was not witty, I say that he lacked vivacity,” said M. de Guermantes in a complaining tone, for his gout made him irritable, and when he had no one else upon whom to vent his irritation, it was to the Duchess that he displayed it. But being incapable of any clear understanding of its causes, he preferred to adopt an air of being misunderstood.
Ces bonnes dispositions du duc et de la duchesse firent que dorénavant on eût au besoin dit quelquefois à Gilberte un « votre pauvre père » qui ne put, d′ailleurs, servir, Forcheville ayant précisément vers cette époque adopté la jeune fille. Elle disait : « mon père » à Forcheville, charmait les douairières par sa politesse et sa distinction, et on reconnaissait que, si Forcheville s′était admirablement conduit avec elle, la petite avait beaucoup de cœur et savait l′en récompenser. Sans doute, parce qu′elle pouvait parfois et désirait montrer beaucoup d′aisance, elle s′était fait reconnaître par moi, et devant moi avait parlé de son véritable père. Mais c′était une exception et on n′osait plus devant elle prononcer le nom de Swann.
This friendly attitude on the part of the Duke and Duchess meant that, for the future, they might at the most let fall an occasional ‘your poor father′ to Gilberte, which, for that matter, was quite unnecessary, since it was just about this time that Forcheville adopted the girl. She addressed him as ‘Father,′ charmed all the dowagers by her politeness and air of breeding, and it was admitted that, if Forcheville had behaved with the utmost generosity towards her, the girl had a good heart and knew how to reward him for his pains. Doubtless because she was able, now and then, and desired to shew herself quite at her ease, she had reintroduced herself to me and in conversation with me had spoken of her true father. But this was an exception and no one now dared utter the name Swann in her presence.
Justement je venais de remarquer dans le salon deux dessins d′Elstir qui autrefois étaient relégués dans un cabinet d′en haut où je ne les avais vus que par hasard. Elstir était maintenant à la mode. Mme de Guermantes ne se consolait pas d′avoir donné tant de tableaux de lui à sa cousine, non parce qu′ils étaient à la mode, mais parce qu′elle les goûtait maintenant. La mode est faite en effet de l′engouement d′un ensemble de gens dont les Guermantes sont représentatifs. Mais elle ne pouvait songer à acheter d′autres tableaux de lui, car ils étaient montés depuis quelque temps à des prix follement élevés. Elle voulait au moins avoir quelque chose d′Elstir dans son salon et y avait fait descendre ces deux dessins qu′elle déclarait « préférer à sa peinture ».
I had just caught sight, in the drawing-room, of two sketches by Elstir which formerly had been banished to a little room upstairs in which it was only by chance that I had seen them. Elstir was now in fashion, Mme. de Guermantes could not forgive herself for having given so many of his pictures to her cousin, not because they were in fashion, but because she now appreciated them. Fashion is, indeed, composed of the appreciations of a number of people of whom the Guermantes are typical. But she could not dream of buying others of his pictures, for they had long ago begun to fetch absurdly high prices. She was determined to have something, at least, by Elstir in her drawing-room and had brought down these two drawings which, she declared, she “preferred to his paintings.”
Gilberte reconnut cette facture. « On dirait des Elstir, dit-elle. — Mais oui, répondit étourdiment la duchesse, c′est précisément votÂ… ce sont de nos amis qui nous les ont fait acheter. C′est admirable. À mon avis, c′est supérieur à sa peinture. » Moi qui n′avais pas entendu ce dialogue, j′allai regarder le dessin. « Tiens, c′est l′Elstir queÂ… » Je vis les signes désespérés de Mme de Guermantes. « Ah ! oui, l′Elstir que j′admirais en haut. Il est bien mieux que dans ce couloir. À propos d′Elstir je l′ai nommé hier dans un article du Figaro. Est-ce que vous l′avez lu ? — Vous avez écrit un article dans le Figaro ? s′écria M. de Guermantes avec la même violence que s′il s′était écrié : « Mais c′est ma cousine. » — Oui, hier. — Dans le Figaro, vous êtes sûr ? Cela m′étonnerait bien. Car nous avons chacun notre Figaro, et s′il avait échappé à l′un de nous l′autre l′aurait vu. N′est-ce pas, Oriane, il n′y avait rien. » Le duc fit chercher le Figaro et se rendit qu′à l′évidence, comme si, jusque-là, il y eût eu plutôt chance que j′eusse fait erreur sur le journal où j′avais écrit. « Quoi ? je ne comprends pas, alors vous avez fait un article dans le Figaro ? » me dit la duchesse, faisant effort pour parler d′une chose qui ne l′intéressait pas. « Mais voyons, Basin, vous lirez cela plus tard. — Mais non, le duc est très bien comme cela avec sa grande barbe sur le journal, dit Gilberte. Je vais lire cela tout de suite en rentrant. — Oui, il porte la barbe maintenant que tout le monde est rasé, dit la duchesse, il ne fait jamais rien comme personne. Quand nous nous sommes mariés, il se rasait non seulement la barbe mais la moustache. Les paysans qui ne le connaissaient pas ne croyaient pas qu′il était français. Il s′appelait à ce moment le prince des Laumes. — Est-ce qu′il y a encore un prince des Laumes ? » demanda Gilberte qui était intéressée par tout ce qui touchait des gens qui n′avaient pas voulu lui dire bonjour pendant si longtemps. « Mais non, répondit avec un regard mélancolique et caressant la duchesse. — Un si joli titre ! Un des plus beaux titres français ! » dit Gilberte, un certain ordre de banalités venant inévitablement, comme l′heure sonne, dans la bouche de certaines personnes intelligentes. « Hé bien oui, je regrette aussi. Basin voudrait que le fils de sa sœur le relevât, mais ce n′est pas la même chose, au fond ça pourrait être parce que ce n′est pas forcément le fils aîné, cela peut passer de l′aîné au cadet. Je vous disais que Basin était alors tout rasé ; un jour à un pèlerinage, vous rappelez-vous, mon petit, dit-elle à son mari, à ce pèlerinage à Paray-le-Monial, mon beau-frère Charlus, qui aime assez causer avec les paysans, disait à l′un, à l′autre : « D′où es-tu, toi ? » et comme il est très généreux, il leur donnait quelque chose, les emmenait boire. Car personne n′est à la fois plus simple et plus haut que Mémé. Vous le verrez ne pas vouloir saluer une duchesse qu′il ne trouve pas assez duchesse et combler un valet de chiens. Alors, je dis à Basin : « Voyons, Basin, parlez-leur un peu aussi. » Mon mari qui n′est pas toujours très inventifÂ… — Merci, Oriane, dit le duc sans s′interrompre de la lecture de mon article où il était plongé — Â… avisa un paysan et lui répéta textuellement la question de son frère : « Et toi, d′où es-tu ? — Je suis des Laumes. — Tu es des Laumes ? Hé bien, je suis ton prince. » Alors le paysan regarda la figure toute glabre de Basin et lui répondit : « Pas vrai. Vous, vous êtes un english. »[1] On voyait ainsi dans ces petits récits de la duchesse ces grands titres éminents, comme celui de prince des Laumes, surgir à leur place vraie, dans leur état ancien et leur couleur locale, comme dans certains livres d′heures on reconnaît, au milieu de la foule de l′époque, la flèche de Bourges.
Gilberte recognised the drawings. “One would say Elstir,” she suggested. “Why, yes,” replied the Duchess without thinking, “it was, as a matter of fact, your fa . . . some friends of ours who made us buy them. They are admirable. To my mind, they are superior to his paintings.” I who had not heard this conversation went closer to the drawings to examine them. “Why, this is the Elstir that . . . ” I saw Mme. de Guermantes′s signals of despair. “Ah, yes! The Elstir that I admired upstairs. It shews far better here than in that passage. Talking of Elstir, I mentioned him yesterday in an article in the Figaro. Did you happen to read it?” “You have written an article in the Figaro?” exclaimed M. de Guermantes with the same violence as if he had exclaimed: “Why, she is my cousin.” “Yes, yesterday.” “In the Figaro, you are certain? That is a great surprise. For we each of us get our Figaro, and if one of us had missed it, the other would certainly have noticed it. That is so, ain′t it, Oriane, there was nothing in the paper.” The Duke sent for the Figaro and accepted the facts, as though, previously, the probability had been that I had made a mistake as to the newspaper for which I had written. “What′s that, I don′t understand, do you mean to say, you have written an article in the Figaro,” said the Duchess, making an effort in order to speak of a matter which did not interest her. “Come, Basin, you can read it afterwards.” “No, the Duke looks so nice like that with his big beard sweeping over the paper,” said Gilberte. “I shall read it as soon as I am at home.” “Yes, he wears a beard now that everybody is clean-shaven,” said the Duchess, “he never does anything like other people. When we were first married, he shaved not only his beard but his moustaches as well. The peasants who didn′t know him by sight thought that he couldn′t be French. He was called at that time the Prince des Laumes.” “Is there still a Prince des Laumes?” asked Gilberte, who was interested in everything that concerned the people who had refused to bow to her during all those years. “Why, no!” the Duchess replied with a melancholy, caressing gaze. “Such a charming title! One of the finest titles in France!” said Gilberte, a certain sort of banality emerging inevitably, as a clock strikes the hour, from the lips of certain quite intelligent persons. “Yes, indeed, I regret it too. Basin would have liked his sister′s — son to take it, but it is not the same thing; after all it is possible, since it is not necessarily the eldest son, the title may pass to a younger brother. I was telling you that in those days Basin was clean-shaven; one day, at a pilgrimage — you remember, my dear,” she turned to her husband, “that pilgrimage at Paray-le-Monial — my brother-in-law Charlus who always enjoys talking to peasants, was saying to one after another: ‘Where do you come from?′ and as he is extremely generous, he would give them something, take them off to have a drink. For nobody was ever at the same time simpler and more haughty than Même. You′ll see him refuse to bow to a Duchess whom he doesn′t think duchessy enough, and shower compliments upon a kennel-man. And so, I said to Basin: ‘Come, Basin, say something to them too.′ My husband, who is not always very inventive —” “Thank you, Oriane,” said the Duke, without interrupting his reading of my article in which he was immersed —“approached one of the peasants and repeated his brother′s question in so many words: ‘Where do you come from?′ ‘I am from Les Laumes.′ ‘You are from Les Laumes. Why, I am your Prince.′ Then the peasant looked at Basin′s smooth face and replied: ‘′S not true. You′re an English.′” One saw thus in these anecdotes told by the Duchess those great and eminent titles, such as that of the Prince des Laumes, rise to their true position, in their original state and their local colour, as in certain Books of Hours one sees, amid the mob of the period, the soaring steeple of Bourges.
On apporta des cartes qu′un valet de pied venait de déposer. « Je ne sais pas ce qui lui prend, je ne la connais pas. C′est à vous que je dois ça, Basin.
Ça ne vous a pourtant pas si bien réussi ce genre de relations, mon pauvre ami », et se tournant vers Gilberte : « Je ne saurais même pas vous expliquer qui c′est, vous ne la connaissez certainement pas, elle s′appelle Lady Rufus Israël. »
Some cards were brought to her which a footman had just left at the door. “I can′t think what has come over her, I don′t know her. It is to you that I am indebted for this, Basin. Not that they have done you any good, all these people, my poor dear,” and, turning to Gilberte: “I really don′t know how to explain to you who she is, you certainly have never heard of her, she calls herself Lady Rufus Israel.”
Gilberte rougit vivement : « Je ne la connais pas, dit-elle (ce qui était d′autant plus faux que Lady Israël s′était, deux ans avant la mort de Swann, réconciliée avec lui et qu′elle appelait Gilberte par son prénom), mais je sais très bien, par d′autres, qui est la personne que vous voulez dire. » C′est que Gilberte était devenue très snob. C′est ainsi qu′une jeune fille ayant un jour, soit méchamment, soit maladroitement, demandé quel était le nom de son père, non pas adoptif mais véritable, dans son trouble et pour dénaturer un peu ce qu′elle avait à dire, elle avait prononcé au lieu de Souann, Svann, changement qu′elle s′aperçut un peu après être péjoratif, puisque cela faisait de ce nom d′origine anglaise un nom allemand. Et même elle avait ajouté, s′avilissant pour se rehausser : « On a raconté beaucoup de choses très différentes sur ma naissance, moi, je dois tout ignorer. »
Gilberte flushed crimson: “I do not know her,” she said (which was all the more untrue in that Lady Israel and Swann had been reconciled two years before the latter′s death and she addressed Gilberte by her Christian name), “but I know quite well, from hearing about her, who it is that you mean.” The truth is that Gilberte had become a great snob. For instance, another girl having one day, whether in malice or from a natural want of tact, asked her what was the name of her real — not her adoptive — father, in her confusion, and as though to mitigate the crudity of what she had to say, instead of pronouncing the name as ‘Souann′ she said ‘Svann,′ a change, as she soon realised, for the worse, since it made this name of English origin a German patronymic. And she had even gone on to say, abasing herself so as to rise higher: “All sorts of stories have been told about my birth, but of course I know nothing about that.”
« Si honteuse que Gilberte dût être à certains instants, en pensant à ses parents (car même Mme Swann représentait pour elle et était une bonne mère), d′une pareille façon d′envisager la vie, il faut malheureusement penser que les éléments en étaient sans doute empruntés à ses parents car nous ne nous faisons pas de toutes pièces nous-même. Mais à une certaine somme d′égoî²e qui existe chez la mère, un égoî²e différent, inhérent à la famille du père, vient s′ajouter, ce qui ne veut pas toujours dire s′additionner, ni même justement servir de multiple, mais créer un égoî²e nouveau infiniment plus puissant et redoutable. Et depuis le temps que le monde dure, que des familles où existe tel défaut sous une forme s′allient à des familles où le même défaut existe sous une autre, ce qui crée une variété particulièrement complexe et détestable chez l′enfant, les égoî²es accumulés (pour ne parler ici que de l′égoî²e) prendraient une puissance telle que l′humanité entière serait détruite, si du mal même ne naissaient, capables de le ramener à de justes proportions, des restrictions naturelles analogues à celles qui empêchent la prolifération infinie des infusoires d′anéantir notre planète, la fécondation unisexuée des plantes d′amener l′extinction du règne végétal, etc. De temps à autre une vertu vient composer avec cet égoî²e une puissance nouvelle et désintéressée.
Ashamed as Gilberte must have felt at certain moments when she thought of her parents (for even Mme. Swann represented to her and was a good mother) of such an attitude towards life, we must, alas, bear in mind that its elements were borrowed doubtless from her parents, for we do not create the whole of our own personality. But with a certain quantity of egoism which exists in the mother, a different egoism, inherent in the father′s family, is combined, which does not invariably mean that it is added, nor even precisely that it serves as a multiple, but rather that it creates a fresh egoism infinitely stronger and more redoubtable. And, in the period that has elapsed since the world began, during which families in which some defect exists in one form have been intermarrying with families in which the same defect exists in another, thereby creating a peculiarly complex and detestable variety of that defect in the offspring, the accumulated egoisms (to confine ourselves, for the moment, to this defect) would have acquired such force that the whole human race would have been destroyed, did not the malady itself bring forth, with the power to reduce it to its true dimensions, natural restrictions analogous to those which prevent the infinite proliferation of the infusoria from destroying our planet, the unisexual fertilisation of plants from bringing about the extinction of the vegetable kingdom, and so forth. From time to time a virtue combines with this egoism to produce a new and disinterested force.
Les combinaisons par lesquelles, au cours des générations, la chimie morale fixe ainsi et rend inoffensifs les éléments qui devenaient trop redoutables sont infinies et donneraient une passionnante variété à l′histoire des familles. D′ailleurs, avec ces égoî²es accumulés, comme il devait y en avoir en Gilberte, coexiste telle vertu charmante des parents ; elle vient un moment faire toute seule un intermède, jouer son rôle touchant avec une sincérité complète.
The combinations by which, in the course of generations, moral chemistry thus stabilises and renders inoffensive the elements that were becoming too formidable, are infinite and would give an exciting variety to family history. Moreover with these accumulated egoisms such as must have been embodied in Gilberte there coexists some charming virtue of the parents; it appears for a moment to perform an interlude by itself, to play its touching part with an entire sincerity.
Sans doute, Gilberte n′allait pas toujours aussi loin que quand elle insinuait qu′elle était peut-être la fille naturelle de quelque grand personnage, mais elle dissimulait le plus souvent ses origines. Peut-être lui était-il simplement trop désagréable de les confesser, et préférait-elle qu′on les apprît par d′autres. Peut-être croyait-elle vraiment les cacher, de cette croyance incertaine qui n′est pourtant pas le doute, qui réserve une possibilité à ce qu′on souhaite et dont Musset donne un exemple quand il parle de l′Espoir en Dieu. « Je ne la connais pas personnellement », reprit Gilberte. Avait-elle pourtant, en se faisant appeler Mlle de Forcheville, l′espoir qu′on ignorât qu′elle était la fille de Swann ? Peut-être pour certaines personnes qu′elle espérait devenir, avec le temps, presque tout le monde. Elle ne devait pas se faire de grandes illusions sur leur nombre actuel, et elle savait sans doute que bien des gens devaient chuchoter : « C′est la fille de Swann. » Mais elle ne le savait que de cette même science qui nous parle de gens se tuant par misère pendant que nous allons au bal, c′est-à-dire une science lointaine et vague, à laquelle nous ne tenons pas à substituer une connaissance plus précise, due à une impression directe. Gilberte appartenait, ou du moins appartint, pendant ces années-là, à la variété la plus répandue des autruches humaines, celles qui cachent leur tête dans l′espoir, non de ne pas être vues, ce qu′elles croient peu vraisemblable, mais de ne pas voir qu′on les voit, ce qui leur paraît déjà beaucoup et leur permet de s′en remettre à la chance pour le reste. Comme l′éloignement rend les choses plus petites, plus incertaines, moins dangereuses, Gilberte préférait ne pas être près des personnes au moment où celles-ci faisaient la découverte qu′elle était née Swann.
No doubt Gilberte did not always go so far as when she insinuated that she was perhaps the natural daughter of some great personage, but as a rule she concealed her origin. Perhaps it was simply too painful for her to confess it and she preferred that people should learn of it from others. Perhaps she really believed that she was hiding it, with that uncertain belief which at the same time is not doubt, which reserves a possibility for what we would like to think true, of which Musset furnishes an example when he speaks of Hope in God. “I do not know her personally,” Gilberte went on. Had she after all, when she called herself Mlle. de Forcheville, a hope that people would not know that she was Swann′s daughter? Some people, perhaps, who, she hoped, would in time become everybody. She could not be under any illusion as to their number at the moment, and knew doubtless that many people must be murmuring: “Isn′t that Swann′s daughter?” But she knew it only with that information which tells us of people taking their lives in desperation while we are going to a ball, that is to say a remote and vague information for which we are at no pains to substitute a more precise knowledge, founded upon a direct impression. Gilberte belonged, during these years at least, to the most widespread variety of the human ostrich, the kind which buries its head in the hope not of not being seen, which it considers hardly probable, but of not seeing that other people see it, which seems to it something to the good and enables it to leave the rest to chance. As distance makes things smaller, more uncertain, less dangerous, Gilberte preferred not to be near other people at the moment when they made the discovery that she was by birth a Swann.
Et comme on est près des personnes qu′on se représente, comme on peut se représenter les gens lisant leur journal, Gilberte préférait que les journaux l′appelassent Mlle de Forcheville. Il est vrai que pour les écrits dont elle avait elle-même la responsabilité, ses lettres, elle ménagea quelque temps la transition en signant G. S. Forcheville. La véritable hypocrisie dans cette signature était manifestée par la suppression bien moins des autres lettres du nom de Swann que de celles du nom de Gilberte. En effet, en réduisant le prénom innocent à un simple G, Mlle de Forcheville semblait insinuer à ses amis que la même amputation appliquée au nom de Swann n′était due aussi qu′à des motifs d′abréviation. Même elle donnait une importance particulière à l′S, et en faisait une sorte de longue queue qui venait barrer le G, mais qu′on sentait transitoire et destinée à disparaître comme celle qui, encore longue chez le singe, n′existe plus chez l′homme.
And as we are near the people whom we picture to ourselves, as we can picture people reading their newspaper, Gilberte preferred the papers to style her Mlle. de Forcheville. It is true that with the writings for which she herself was responsible, her letters, she prolonged the transition for some time by signing herself ‘G. S. Forcheville.′ The real hypocrisy in this signature was made manifest by the suppression not so much of the other letters of the word ‘Swann′ as of those of the word ‘Gilberte.′ In fact, by reducing the innocent Christian name to a simple ‘G,′ Mlle. de Forcheville seemed to insinuate to her friends that the similar amputation applied to the name ‘Swann′ was due merely to the necessity of abbreviation. Indeed she gave a special importance to the ‘S,′ and gave it a sort of long tail which ran across the ‘G,′ but which one felt to be transitory and destined to disappear like the tail which, still long in the monkey, has ceased to exist in man.
Malgré cela, dans son snobisme il y avait de l′intelligente curiosité de Swann. Je me souviens que cet après-midi-là elle demanda à Mme de Guermantes si elle ne pouvait pas connaître M. du Lau, et la duchesse ayant répondu qu′il était souffrant et ne sortait pas, Gilberte demanda comment il était, car, ajouta-t-elle en rougissant légèrement, elle en avait beaucoup entendu parler. (Le marquis du Lau avait été, en effet, un des amis les plus intimes de Swann avant le mariage de celui-ci, et peut-être même Gilberte l′avait-elle entrevu, mais à un moment où elle ne s′intéressait pas à cette société.) « Est-ce que M. de Bréauté ou le prince d′Agrigente peuvent m′en donner une idée ? demanda-t-elle. — Oh ! pas du tout », s′écria Mme de Guermantes, qui avait un sentiment vif de ces différences provinciales et faisait des portraits sobres, mais colorés par sa voix dorée et rauque, sous le doux fleurissement de ses yeux de violette. « Non, pas du tout. Du Lau c′était le gentilhomme du Périgord, charmant, avec toutes les belles manières et le sans-gêne de sa province. À Guermantes, quand il y avait le Roi d′Angleterre, avec qui du Lau était très ami, il y avait après la chasse un goûterÂ… C′était l′heure où du Lau avait l′habitude d′aller ôter ses bottines et mettre de gros chaussons de laine. Hé bien, la présence du Roi Édouard et de tous les grands-ducs ne le gênait en rien, il descendait dans le grand salon de Guermantes avec ses chaussons de laine, il trouvait qu′il était le marquis du Lau d′Ollemans qui n′avait en rien à se contraindre pour le Roi d′Angleterre. Lui et ce charmant Quasimodo de Breteuil, c′était les deux que j′aimais le plus. C′étaient, du reste, des grands amis àÂ… (elle allait dire à votre père et s′arrêta net). Non, ça n′a aucun rapport, ni avec Gri-Gri ni avec Bréauté. C′est le vrai grand seigneur du Périgord. Du reste, Mémé cite une page de Saint-Simon sur un marquis d′Ollemans, c′est tout à fait ça. » Je citai les premiers mots du portrait : « M. d′Ollemans, qui était un homme fort distingué parmi la noblesse du Périgord, par la sienne et par son mérite, et y était considéré par tout ce qui y vivait comme un arbitre général à qui chacun avait recours pour sa probité, sa capacité et la douceur de ses manières, et comme un coq de provinceÂ… — Oui, il y a de cela, dit Mme de Guermantes, d′autant que du Lau a toujours été rouge comme un coq. — Oui, je me rappelle avoir entendu citer ce portrait », dit Gilberte, sans ajouter que c′était par son père, lequel était, en effet, grand admirateur de Saint-Simon.
Notwithstanding this, in her snobbishness, there remained the intelligent curiosity of Swann. I remember that, during this same afternoon, she asked Mme. de Guermantes whether she could meet M. du Lau, and that when the Duchess replied that he was an invalid and never went out, Gilberte asked what sort of man he was, for, she added with a faint blush, she had heard a great deal about him. (The Marquis du Lau had indeed been one of Swann′s most intimate friends before the latter′s marriage, and Gilberte may perhaps herself have seen him, but at a time when she was not interested in such people.) “Would M. de Bréauté or the Prince d′Agrigente be at all like him?” she asked. “Oh! not in the least,” exclaimed Mme. de Guermantes, who had a keen sense of these provincial differences and drew portraits that were sober, but coloured by her harsh, golden voice, beneath the gentle blossoming of her violet eyes. “No, not in the least. Du Lau was the gentleman from the Périgord, charming, with all the good manners and the absence of ceremony of his province. At Guermantes, when we had the King of England, with whom du Lau was on the friendliest terms, we used to have a little meal after the men came in from shooting . . . It was the hour when du Lau was in the habit of going to his room to take off his boots and put on big woollen slippers. Very well, the presence of King Edward and all the Grand Dukes did not disturb him in the least, he came down to the great hall at Guermantes in his woollen slippers, he felt that he was the Marquis du Lau d′Ollemans who had no reason to put himself out for the King of England. He and that charming Quasimodo de Breteuil, they were the two that I liked best. They were, for that matter, great friends of . . . ” (she was about to say “your father” and stopped short). “No, there is no resemblance at all, either to Gri-gri, or to Bréauté. He was the genuine nobleman from the Périgord. For that matter, Même quotes a page from Saint-Simon about a Marquis d′Ollemans, it is just like him.” I repeated the opening words of the portrait: “M. d′Ollemans who was a man of great distinction among the nobility of the Périgord, from his own birth and from his merit, and was regarded by every soul alive there as a general arbiter to whom each had recourse because of his probity, his capacity and the suavity of his manners, as it were the cock of his province.” “Yes, he′s like that,” said Mme. de Guermantes, “all the more so as du Lau was always as red as a cock.” “Yes, I remember hearing that description quoted,” said Gilberte, without adding that it had been quoted by her father, who was, as we know, a great admirer of Saint-Simon.
Elle aimait aussi parler du prince d′Agrigente et de M. de Bréauté pour une autre raison. Le prince d′Agrigente l′était par héritage de la maison d′Aragon, mais sa seigneurie était poitevine. Quant à son château, celui du moins où il résidait, ce n′était pas un château de sa famille mais de la famille d′un premier mari de sa mère, et il était situé à peu près à égale distance de Martinville et de Guermantes. Aussi Gilberte parlait-elle de lui et de M. de Bréauté comme de voisins de campagne qui lui rappelaient sa vieille province. Matériellement, il y avait une part de mensonge dans ces paroles, puisque ce n′est qu′à Paris, par la comtesse Molé, qu′elle avait connu M. de Bréauté, d′ailleurs vieil ami de son père. Quant au plaisir de parler des environs de Tansonville, il pouvait être sincère. Le snobisme est pour certaines personnes analogue à ces breuvages agréables auxquels elles mêlent des substances utiles. Gilberte s′intéressait à telle femme élégante parce qu′elle avait de superbes livres et des Nattiers que mon ancienne amie n′eût sans doute pas été voir à la Bibliothèque nationale et au Louvre, et je me figure que, malgré la proximité plus grande encore, l′influence attrayante de Tansonville se fût moins exercée pour Gilberte sur Mme Sazerat ou Mme Goupil que sur M. d′Agrigente.
She liked also to speak of the Prince d′Agrigente and of M. de Bréauté, for another reason. The Prince d′Agrigente was prince by inheritance from the House of Aragon, but his Lordship was Poitevin. As for his country house, the house that is to say in which he lived, it was not the property of his own family, but had come to him from his mother′s former husband, and was situated almost halfway between Martinville and Guermantes. And so Gilberte spoke of him and of M. de Bréauté as of neighbours in the country who reminded her of her old home. Strictly speaking there was an element of falsehood in this attitude, since it was only in Paris, through the Comtesse Molé, that she had come to know M. de Bréauté, albeit he had been an old friend of her father. As for her pleasure in speaking of the country round Tansonville, it may have been sincere. Snobbishness is, with certain people, analogous to those pleasant beverages with which they mix nutritious substances. Gilberte took an interest in some lady of fashion because she possessed priceless books and portraits by Nattier which my former friend would probably not have taken the trouble to inspect in the National Library or at the Louvre, and I imagine that notwithstanding the even greater proximity, the magnetic influence of Tansonville would have had less effect in drawing Gilberte towards Mme. Sazerat or Mme. Goupil than towards M. d′Agrigente.
« Oh ! pauvre Bébel et pauvre Gri-Gri, dit Mme de Guermantes, ils sont bien plus malades que du Lau, je crains qu′ils n′en aient pas pour longtemps, ni l′un ni l′autre. »
“Oh! poor Babal and poor Gri-gri,” said Mme. de Guermantes, “they are in a far worse state than du Lau, I′m afraid they haven′t long to live, either of them.”
Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article, il m′adressa des compliments, d′ailleurs mitigés. Il regrettait la forme un peu poncive de ce style où il y avait « de l′emphase, des métaphores comme dans la prose démodée de Chateaubriand » ; par contre il me félicita sans réserve de « m′occuper » : « J′aime qu′on fasse quelque chose de ses dix doigts. Je n′aime pas les inutiles qui sont toujours des importants ou des agités. Sotte engeance ! »
When M. de Guermantes had finished reading my article, he paid me compliments which however he took care to qualify. He regretted the slightly hackneyed form of a style in which there were ‘emphasis, metaphors as in the antiquated prose of Chateaubriand′; on the other hand he congratulated me without reserve upon my ‘occupying myself: “I like a man to do something with his ten fingers. I do not like the useless creatures who are always self-important or agitators. A fatuous breed!”
Gilberte, qui prenait avec une rapidité extrême les manières du monde, déclara combien elle allait être fière de dire qu′elle était l′amie d′un auteur. « Vous pensez si je vais dire que j′ai le plaisir, l′honneur de vous connaître. »
Gilberte, who was acquiring with extreme rapidity the ways of the world of fashion, announced how proud she would be to say that she was the friend of an author. “You can imagine that I shall tell people that I have the pleasure, the honour of your acquaintance.”
« Vous ne voulez pas venir avec nous, demain, à l′Opéra-Comique ? » me dit la duchesse, et je pensai que c′était sans doute dans cette même baignoire où je l′avais vue la première fois et qui m′avait semblé alors inaccessible comme le royaume sous-marin des Néréides. Mais je répondis d′une voix triste : « Non, je ne vais pas au théâtre, j′ai perdu une amie que j′aimais beaucoup. » J′avais presque les larmes aux yeux en le disant, mais pourtant, pour la première fois, cela me faisait un certain plaisir d′en parler. C′est à partir de ce moment-là que je commençai à écrire à tout le monde que je venais d′avoir un grand chagrin, et à cesser de le ressentir.
“You wouldn′t care to come with us, to-morrow, to the Opéra-Comique?” the Duchess asked me; and I thought that it would be doubtless in that same box in which I had first beheld her, and which had seemed to me then as inaccessible as the submarine realm of the Nereids. But I replied in a melancholy tone: “No, I am not going to the theatre just now; I have lost a friend to whom I was greatly attached.” The tears almost came to my eyes as I said this, and yet, for the first time, I felt a sort of pleasure in speaking of my bereavement. It was from this moment that I began to write to all my friends that I had just experienced great sorrow, and to cease to feel it.
Quand Gilberte fut partie, Mme de Guermantes me dit : « Vous n′avez pas compris mes signes, c′était pour que vous ne parliez pas de Swann. » Et comme je m′excusais : « Mais je vous comprends très bien. Moi-même, j′ai failli le nommer, je n′ai eu que le temps de me rattraper, c′est épouvantable, heureusement que je me suis arrêtée à temps. Vous savez que c′est très gênant », dit-elle à son mari pour diminuer un peu ma faute en ayant l′air de croire que j′avais obéi à une propension commune à tous et à laquelle il était difficile de résister. « Que voulez-vous que j′y fasse ? répondit le duc. Vous n′avez qu′à dire qu′on remette ces dessins en haut, puisqu′ils vous font penser à Swann. Si vous ne pensez pas à Swann, vous ne parlerez pas de lui. »
When Gilberte had gone, Mme. de Guermantes said to me: “You did not understand my signals, I was trying to hint to you not to mention Swann.” And, as I apologised: “But I quite understand. I was on the point of mentioning him myself, I stopped short just in time, it was terrible, fortunately I bridled my tongue. You know, it is a great bore,” she said to her husband, seeking to mitigate my own error by appearing to believe that I had yielded to a propensity common to everyone, and difficult to resist. “What do you expect me to do,” replied the Duke. “You have only to tell them to take those drawings upstairs again, since they make you think about Swann. If you don′t think about Swann, you won′t speak about him.”
Le lendemain je reçus deux lettres de félicitation qui m′étonnèrent beaucoup, l′une de Mme Goupil que je n′avais pas revue depuis tant d′années et à qui, même à Combray, je n′avais pas trois fois adressé la parole. Un cabinet de lecture lui avait communiqué le Figaro. Ainsi, quand quelque chose vous arrive dans la vie qui retentit un peu, des nouvelles nous viennent de personnes situées si loin de nos relations et dont le souvenir est déjà si ancien que ces personnes semblent situées à une grande distance, surtout dans le sens de la profondeur. Une amitié de collège oubliée, et qui avait vingt occasions de se rappeler à vous, vous donne signe de vie, non sans compensation d′ailleurs. C′est ainsi que Bloch, dont j′eusse tant aimé savoir ce qu′il pensait de mon article, ne m′écrivit pas. Il est vrai qu′il avait lu cet article et devait me l′avouer plus tard, mais par un choc en retour. En effet, il écrivit lui-même quelques années plus tard un article dans le Figaro et désira me signaler immédiatement cet événement. Comme il cessait d′être jaloux de ce qu′il considérait comme un privilège, puisqu′il lui était aussi échu, l′envie qui lui avait fait feindre d′ignorer mon article cessait, comme un compresseur se soulève ; il m′en parla, mais tout autrement qu′il ne désirait m′entendre parler du sien : « J′ai su que toi aussi, me dit-il, avais fait un article. Mais je n′avais pas cru devoir t′en parler, craignant de t′être désagréable, car on ne doit pas parler à ses amis des choses humiliantes qui leur arrivent. Et c′en est une évidemment que d′écrire dans le journal du sabre et du goupillon, des five o′clock, sans oublier le bénitier. » Son caractère restait le même, mais son style était devenu moins précieux, comme il arrive à certains écrivains qui quittent le maniérisme quand, ne faisant plus de poèmes symbolistes, ils écrivent des romans-feuilletons.
On the following day I received two congratulatory letters which surprised me greatly, one from Mme. Goupil whom I had not seen for many years and to whom, even at Combray, I had not spoken more than twice. A public library had given her the chance of seeing the Figaro. Thus, when anything occurs in our life which makes some stir, messages come to us from people situated so far outside the zone of our acquaintance, our memory of whom is already so remote that these people seem to be placed at a great distance, especially in the dimension of depth. A forgotten friendship of our school days, which has had a score of opportunities of recalling itself to our mind, gives us a sign of life, not that there are not negative results also. For example, Bloch, from whom I would have been so glad to learn what he thought of my article, did not write to me. It is true that he had read the article and was to admit it later, but by a counterstroke. In fact, he himself contributed, some years later, an article to the Figaro and was anxious to inform me immediately of the event. As he ceased to be jealous of what he regarded as a privilege, as soon as it had fallen to him as well, the envy that had made him pretend to ignore my article ceased, as though by the raising of a lever; he mentioned it to me but not at all in the way in which he hoped to hear me mention his article: “I know that you too,” he told me, “have written an article. But I did not think that I ought to mention it to you, for fear of hurting your feelings, for we ought not to speak to our friends of the humiliations that occur to them. And it is obviously a humiliation to supply the organ of sabres and aspergills with ‘five-o′clocks,′ not forgetting the holy-water-stoup.” His character remained unaltered, but his style had become less precious, as happens to certain people who shed their mannerisms, when, ceasing to compose symbolist poetry, they take to writing newspaper serials.
Pour me consoler de son silence, je relus la lettre de Mme Goupil ; mais elle était sans chaleur, car si l′aristocratie a certaines formules qui font palissades entre elles, entre le Monsieur du début et les sentiments distingués de la fin, des cris de joie, d′admiration, peuvent jaillir comme des fleurs, et des gerbes pencher par-dessus la palissade leur parfum odorant. Mais le conventionnalisme bourgeois enserre l′intérieur même des lettres dans un réseau de « votre succès si légitime », au maximum « votre beau succès ». Des belles-sœurs, fidèles à l′éducation reçue et réservées dans leur corsage comme il faut, croient s′être épanchées dans le malheur et l′enthousiasme si elles ont écrit « mes meilleures pensées ». « Mère se joint à moi » est un superlatif dont on est rarement gâté.
To console myself for his silence, I read Mme. Goupil′s letter again; but it was lacking in warmth, for if the aristocracy employ certain formulas which slip into watertight compartments, between the initial ‘Monsieur‘ and the ‘sentiments distingués‘ of the close, cries of joy, of admiration may spring up like flowers, and their clusters waft over the barriers their entrancing fragrance. But middle-class conventionality enwraps even the content of letters in a net of ‘your well-deserved success,′ at best ‘your great success.′ Sisters-in-law, faithful to their upbringing and tight-laced in their respectable stays, think that they have overflowed into the most distressing enthusiasm if they have written: ‘my kindest regards.′ ‘Mother joins me′ is a superlative of which they are seldom wearied.
Je reçus une autre lettre que celle de Mme Goupil, mais le nom du signataire m′était inconnu. C′était une écriture populaire, un langage charmant. Je fus navré de ne pouvoir découvrir qui m′avait écrit.
I received another letter as well as Mme. Goupil′s, but the name of the writer was unknown to me. It was an illiterate hand, a charming style. I was desolate at my inability to discover who had written to me.
Comme je me demandais si Bergotte eût aimé cet article, Mme de Forcheville m′avait répondu qu′il l′aurait infiniment admiré et n′aurait pu le lire sans envie. Mais elle me l′avait dit pendant que je dormais : c′était un rêve.
While I was asking myself whether Bergotte would have liked this article, Mme. de Forcheville had replied that he would have admired it enormously and could not have read it without envy. But she had told me this while I slept: it was a dream.
Presque tous nos rêves répondent ainsi aux questions que nous nous posons par des affirmations complexes, des mises en scène à plusieurs personnages, mais qui n′ont pas de lendemain.
Almost all our dreams respond thus to the questions which we put to ourselves with complicated statements, presentations of several characters on the stage, which however lead to nothing.
Quant à Mlle de Forcheville, je ne pouvais m′empêcher de penser à elle avec désolation. Quoi ? fille de Swann qui eût tant aimé la voir chez les Guermantes, que ceux-ci avaient refusé à leur grand ami de recevoir, ils l′avaient ensuite spontanément recherchée, le temps ayant passé qui renouvelle tout pour nous, insuffle une autre personnalité, d′après ce qu′on dit d′eux, aux êtres que nous n′avons pas vus depuis longtemps, depuis que nous avons fait nous-même peau neuve et pris d′autres goûts. Je pensais qu′à cette fille Swann disait parfois, en la serrant contre lui et en l′embrassant : « C′est bon, ma chérie, d′avoir une fille comme toi ; un jour, quand je ne serai plus là, si on parle encore de ton pauvre papa, ce sera seulement avec toi et à cause de toi. » Swann, en mettant ainsi pour après sa mort un craintif et anxieux espoir de survivance dans sa fille, se trompait autant que le vieux banquier qui, ayant fait un testament pour une petite danseuse qu′il entretient et qui a très bonne tenue, se dit qu′il n′est pour elle qu′un grand ami, mais qu′elle restera fidèle à son souvenir. Elle avait très bonne tenue tout en faisant du pied sous la table aux amis du vieux banquier qui lui plaisaient, mais tout cela très caché, avec d′excellents dehors. Elle portera le deuil de l′excellent homme, s′en sentira débarrassée, profitera non seulement de l′argent liquide, mais des propriétés, des automobiles qu′il lui a laissées, fera partout effacer le chiffre de l′ancien propriétaire qui lui cause un peu de honte, et à la jouissance du don n′associera jamais le regret du donateur. Les illusions de l′amour paternel ne sont peut-être pas moindres que celles de l′autre ; bien des filles ne considèrent leur père que comme le vieillard qui leur laisse sa fortune. La présence de Gilberte dans un salon, au lieu d′être une occasion qu′on parlât encore quelquefois de son père, était un obstacle à ce qu′on saisît celles, de plus en plus rares, qu′on aurait pu avoir encore de le faire. Même à propos des mots qu′il avait dits, des objets qu′il avait donnés, on prit l′habitude de ne plus le nommer, et celle qui aurait dû rajeunir, sinon perpétuer sa mémoire, se trouva hâter et consommer l′œuvre de la mort et de l′oubli.
As for Mlle. de Forcheville, I could not help feeling appalled when I thought of her. What? The daughter of Swann who would so have loved to see her at the Guermantes′, for whom they had refused their great friend the favour of an invitation, they had now sought out of their own accord, time having elapsed which refashions everything for us, instils a fresh personality, based upon what we have been told about them, into people whom we have not seen during a long interval, in which we ourselves have grown a new skin and acquired fresh tastes. I recalled how, to this girl, Swann used to say at times as he hugged her and kissed her: “It is a comfort, my darling, to have a child like you; one day when I am no longer here, if people still mention your poor papa, it will be only to you and because of you.” Swann in anticipating thus after his own death a timorous and anxious hope of his survival in his daughter was as greatly mistaken as the old banker who having made a will in favour of a little dancer whom he is keeping and who behaves admirably, tells himself that he is nothing more to her than a great friend, but that she will remain faithful to his memory. She did behave admirably, while her feet under the table sought the feet of those of the old banker′s friends who appealed to her, but all this was concealed, beneath an excellent exterior. She will wear mourning for the worthy man, will feel that she is well rid of him, will enjoy not only the ready money, but the real estate, the motor-cars that he has bequeathed to her, taking care to remove the monogram of the former owner, which makes her feel slightly ashamed, and with her enjoyment of the gift will never associate any regret for the giver. The illusions of paternal affection are perhaps no less deceiving than those of the other kind; many girls regard their fathers only as the old men who are going to leave them a fortune. Gilberte′s presence in a drawing-room, instead of being an opportunity for speaking occasionally still of her father, was an obstacle in the way of people′s seizing those opportunities, increasingly more rare, that they might still have had of referring to him. Even in connexion with the things that he had said, the presents that he had made, people acquired the habit of not mentioning him, and she who ought to have refreshed, not to say perpetuated his memory, found herself hastening and completing the process of death and oblivion.
Et ce n′est pas seulement à l′égard de Swann que Gilberte consommait peu à peu l′œuvre de l′oubli, elle avait hâté en moi cette œuvre de l′oubli à l′égard d′Albertine.
And it was not merely with regard to Swann that Gilberte was gradually completing the process of oblivion, she had accelerated in me that process of oblivion with regard to Albertine.
Sous l′action du désir, par conséquent du désir de bonheur que Gilberte avait excité en moi pendant les quelques heures où je l′avais crue une autre, un certain nombre de souffrances, de préoccupations douloureuses, lesquelles il y a peu de temps encore obsédaient ma pensée, s′étaient échappées de moi, entraînant avec elles tout un bloc de souvenirs, probablement effrités depuis longtemps et précaires, relatifs à Albertine. Car, si bien des souvenirs, qui étaient reliés à elle, avaient d′abord contribué à maintenir en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-même avait fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon état sentimental, préparée sans doute obscurément jour par jour par les désagrégations continues de l′oubli, mais réalisée brusquement dans son ensemble, me donna cette impression, que je me rappelle avoir éprouvée ce jour-là pour la première fois, du vide, de la suppression en moi de toute une portion de mes associations d′idées, qu′éprouve un homme dont une artère cérébrale depuis longtemps usée s′est rompue et chez lequel toute une partie de la mémoire est abolie ou paralysée.
Under the action of desire, and consequently of the desire for happiness which Gilberte had aroused in me during those hours in which I had supposed her to be some one else, a certain number of miseries, of painful preoccupations, which only a little while earlier had obsessed my mind, had been released, carrying with them a whole block of memories, probably long since crumbled and become precarious, with regard to Albertine. For if many memories, which were connected with her, had at the outset helped to keep alive in me my regret for her death, in return that regret had itself fixed those memories. So that the modification of my sentimental state, prepared no doubt obscurely day by day by the constant disintegration of oblivion, but realised abruptly as a whole, gave me the impression which I remember that I felt that day for the first time, of a void, of the suppression in myself of a whole portion of my association of ideas, which a man feels in whose brain an artery, long exhausted, has burst, so that a whole section of his memory is abolished or paralysed.
La disparition de ma souffrance, et de tout ce qu′elle emmenait avec elle, me laissait diminué comme souvent la guérison d′une maladie qui tenait dans notre vie une grande place. Sans doute c′est parce que les souvenirs ne restent pas toujours vrais que l′amour n′est pas éternel, et parce que la vie est faite du perpétuel renouvellement des cellules. Mais ce renouvellement, pour les souvenirs, est tout de même retardé par l′attention qui arrête et fixe un moment qui doit changer. Et puisqu′il en est du chagrin comme du désir des femmes, qu′on grandit en y pensant, avoir beaucoup à faire rendrait plus facile, aussi bien que la chasteté, l′oubli.
The vanishing of my suffering and of all that it carried away with it, left me diminished as does often the healing of a malady which occupied a large place in our life. No doubt it is because memories are not always genuine that love is not eternal, and because life is made up of a perpetual renewal of our cells. But this renewal, in the case of memories, is nevertheless retarded by the attention which arrests, and fixes a moment that is bound to change. And since it is the case with grief as with the desire for women that we increase it by thinking about it, the fact of having plenty of other things to do should, like chastity, make oblivion easy.
Par une autre réaction (bien que ce fût la distraction — le désir de Mlle d′Éporcheville — qui m′eût rendu tout d′un coup l′oubli apparent et sensible), s′il reste que c′est le temps qui amène progressivement l′oubli, l′oubli n′est pas sans altérer profondément la notion du temps. Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans l′espace. La persistance en moi d′une velléité ancienne de travailler, de réparer le temps perdu, de changer de vie, ou plutôt de commencer de vivre, me donnait l′illusion que j′étais toujours aussi jeune ; pourtant le souvenir de tous les événements qui s′étaient succédé dans ma vie (et aussi de ceux qui s′étaient succédé dans mon cœur, car, lorsqu′on a beaucoup changé, on est induit à supposer qu′on a plus longtemps vécu), au cours de ces derniers mois de l′existence d′Albertine, me les avait fait paraître beaucoup plus longs qu′une année, et maintenant cet oubli de tant de choses, me séparant, par des espaces vides, d′événements tout récents qu′ils me faisaient paraître anciens, puisque j′avais eu ce qu′on appelle « le temps » de les oublier, par son interpolation fragmentée, irrégulière, au milieu de ma mémoire — comme une brume épaisse sur l′océan, qui supprime les points de repère des choses — détraquait, disloquait mon sentiment des distances dans le temps, là rétrécies, ici distendues, et me faisait me croire tantôt beaucoup plus loin, tantôt beaucoup plus près des choses que je ne l′étais en réalité. Et comme dans les nouveaux espaces, encore non parcourus, qui s′étendaient devant moi, il n′y aurait pas plus de traces de mon amour pour Albertine qu′il n′y en avait eu, dans les temps perdus que je venais de traverser, de mon amour pour ma grand′mère, ma vie m′apparut — offrant une succession de périodes dans lesquelles, après un certain intervalle, rien de ce qui soutenait la précédente ne subsistait plus dans celle qui la suivait — comme quelque chose de si dépourvu du support d′un moi individuel identique et permanent, quelque chose de si inutile dans l′avenir et de si long dans le passé, que la mort pourrait aussi bien terminer le cours ici ou là sans nullement le conclure, que ces cours d′histoire de France qu′en rhétorique on arrête indifféremment, selon la fantaisie des programmes ou des professeurs, à la Révolution de 1830, à celle de 1848, ou à la fin du second Empire.
By another reaction (albeit it was the distraction — the desire for Mlle. d′Éporcheville — that had made my oblivion suddenly apparent and perceptible), if the fact remains that it is time that gradually brings oblivion, oblivion does not fail to alter profoundly our notion of time. There are optical errors in time as there are in space. The persistence in myself of an old tendency to work, to make up for lost time, to change my way of life, or rather to begin to live gave me the illusion that I was still as young as in the past; and yet the memory of all the events that had followed one another in my life (and also of those that had followed one another in my heart, for when we have greatly changed, we are led to suppose that our life has been longer) in the course of those last months of Albertine′s existence, had made them seem to me much longer than a year, and now this oblivion of so many things, separating me by gulfs of empty space from quite recent events which they made me think remote, because I had had what is called ‘the time′ to forget them, by its fragmentary, irregular interpolation in my memory — like a thick fog at sea which obliterates all the landmarks — confused, destroyed my sense of distances in time, contracted in one place, extended in another, and made me suppose myself now farther away from things, now far closer to them than I really was. And as in the fresh spaces, as yet unexplored, which extended before me, there would be no more trace of my love for Albertine than there had been, in the time past which I had just traversed, of my love for my grandmother, my life appeared to me — offering a succession of periods in which, after a certain interval, nothing of what had sustained the previous period survived in that which followed — as something so devoid of the support of an individual, identical and permanent self, something so useless in the future and so protracted in the past, that death might just as well put an end to its course here or there, without in the least concluding it, as with those courses of French history which, in the Rhetoric class, stop short indifferently, according to the whim of the curriculum or the professor, at the Revolution of 1830, or at that of 1848, or at the end of the Second Empire.
Peut-être alors la fatigue et la tristesse que je ressentais vinrent-elles moins d′avoir aimé inutilement ce que déjà j′oubliais que de commencer à me plaire avec de nouveaux vivants, de purs gens du monde, de simples amis des Guermantes, si peu intéressants par eux-mêmes. Je me consolais peut-être plus aisément de constater que celle que j′avais aimée n′était plus, au bout d′un certain temps, qu′un pâle souvenir que de retrouver en moi cette vaine activité qui nous fait perdre le temps à tapisser notre vie d′une végétation humaine vivace mais parasite, qui deviendra le néant aussi quand elle sera morte, qui déjà est étrangère à tout ce que nous avons connu et à laquelle pourtant cherche à plaire notre sénilité bavarde, mélancolique et coquette. L′être nouveau qui supporterait aisément de vivre sans Albertine avait fait son apparition en moi, puisque j′avais pu parler d′elle chez Mme de Guermantes en paroles affligées, sans souffrance profonde. Ces nouveaux « moi » qui devraient porter un autre nom que le précédent, leur venue possible, à cause de leur indifférence à ce que j′aimais, m′avait toujours épouvanté, jadis à propos de Gilberte quand son père me disait que si j′allais vivre en Océanie je ne voudrais plus revenir, tout récemment quand j′avais lu avec un tel serrement de cœur le passage du roman de Bergotte où il est question de ce personnage qui, séparé, par la vie, d′une femme qu′il avait adorée jeune homme, vieillard la rencontre sans plaisir, sans envie de la revoir. Or, au contraire, il m′apportait avec l′oubli une suppression presque complète de la souffrance, une possibilité de bien-être, cet être si redouté, si bienfaisant et qui n′était autre qu′un de ces « moi » de rechange que la destinée tient en réserve pour nous et que, sans plus écouter nos prières qu′un médecin clairvoyant et d′autant plus autoritaire, elle substitue malgré nous, par une intervention opportune, au « moi » vraiment trop blessé. Ce rechange, au reste, elle l′accomplit de temps en temps, comme l′usure et la réfection des tissus, mais nous n′y prenons garde que si l′ancien « moi » contenait une grande douleur, un corps étranger et blessant, que nous nous étonnons de ne plus retrouver, dans notre émerveillement d′être devenu un autre pour qui la souffrance de son prédécesseur n′est plus que la souffrance d′autrui, celle dont on peut parler avec apitoiement parce qu′on ne la ressent pas. Même cela nous est égal d′avoir passé par tant de souffrances, car nous ne nous rappelons que confusément les avoir souffertes. Il est possible que, de même, nos cauchemars, la nuit, soient effroyables. Mais au réveil nous sommes une autre personne qui ne se soucie guère que celle à qui elle succède ait eu à fuir en dormant devant des assassins.
Perhaps then the fatigue and distress which I was feeling were due not so much to my having loved in vain what I was already beginning to forget, as to my coming to take pleasure in the company of fresh living people, purely social figures, mere friends of the Guermantes, offering no interest in themselves. It was easier perhaps to reconcile myself to the discovery that she whom I had loved was nothing more, after a certain interval of time, than a pale memory, than to the rediscovery in myself of that futile activity which makes us waste time in decorating our life with a human vegetation that is alive but is parasitic, which likewise will become nothing when it is dead, which already is alien to all that we have ever known, which, nevertheless, our garrulous, melancholy, conceited senility seeks to attract. The newcomer who would find it easy to endure the prospect of life without Albertine had made his appearance in me, since I had been able to speak of her at Mme. de Guermantes′s in the language of grief without any real suffering. These strange selves which were to bear each a different name, the possibility of their coming had, by reason of their indifference to the object of my love, always alarmed me, long ago in connexion with Gilberte when her father told me that if I went to live in Oceania I would never wish to return, quite recently when I had read with such a pang in my heart the passage in Bergotte′s novel where he treats of the character who, separated by the events of life from a woman whom he had adored when he was young, as an old man meets her without pleasure, without any desire to see her again. Now, on the contrary, he was bringing me with oblivion an almost complete elimination of suffering, a possibility of comfort, this person so dreaded, so beneficent who was none other than one of those spare selves whom destiny holds in reserve for us, and, without paying any more heed to our entreaties than a clear-sighted and so all the more authoritative physician, substitutes without our aid, by an opportune intervention, for the self that has been too seriously injured. This renewal, as it happens, nature performs from time to time, as by the decay and refashioning of our tissues, but we notice this only if the former self contained a great grief, a painful foreign body, which we are surprised to find no longer there, in our amazement at having become another self to whom the sufferings of his precursor are nothing more than the sufferings of a stranger, of which we can speak with compassion because we do not feel them. Indeed we are unaffected by our having undergone all those sufferings, since we have only a vague remembrance of having suffered them. It is possible that similarly our dreams, during the night, may be terrible. But when we awake we are another person to whom it is of no importance that the person whose place he takes has had to fly during our sleep from a band of cutthroats.
Sans doute, ce « moi » avait gardé quelque contact avec l′ancien, comme un ami, indifférent à un deuil, en parle pourtant aux personnes présentes avec la tristesse convenable, et retourne de temps en temps dans la chambre où le veuf qui l′a chargé de recevoir pour lui continue à faire entendre ses sanglots. J′en poussais encore quand je redevenais pour un moment l′ancien ami d′Albertine. Mais c′est dans un personnage nouveau que je tendais à passer tout entier. Ce n′est pas parce que les autres sont morts que notre affection pour eux s′affaiblit, c′est parce que nous mourons nous-mêmes. Albertine n′avait rien à reprocher à son ami. Celui qui en usurpait le nom n′en était que l′héritier. On ne peut être fidèle qu′à ce dont on se souvient, on ne se souvient que de ce qu′on a connu. Mon « moi » nouveau, tandis qu′il grandissait à l′ombre de l′ancien, l′avait souvent entendu parler d′Albertine ; à travers lui, à travers les récits qu′il en recueillait, il croyait la connaître, elle lui était sympathique, il l′aimait, mais ce n′était qu′une tendresse de seconde main.
No doubt this self had maintained some contact with the old self, as a friend, unconcerned by a bereavement, speaks of it nevertheless, to those who come to the house, in a suitable tone of sorrow, and returns from time to time to the room in which the widower who has asked him to receive the company for him may still be heard weeping. I made this contact even closer when I became once again for a moment the former friend of Albertine. But it was into a new personality that I was tending to pass altogether. It is not because other people are dead that our affection for them grows faint, it is because we ourselves are dying. Albertine had no cause to rebuke her friend. The man who was usurping his name had merely inherited it. We may be faithful to what we remember, we remember only what we have known. My new self, while it grew up in the shadow of the old, had often heard the other speak of Albertine; through that other self, through the information that it gathered from it, it thought that it knew her, it found her attractive, it was in love with her, but this was merely an affection at second hand.
Une autre personne chez qui l′œuvre de l′oubli en ce qui concernait Albertine se fit probablement plus rapide à cette époque, et me permit par contre-coup de me rendre compte un peu plus tard d′un nouveau progrès que cette œuvre avait fait chez moi (et c′est là mon souvenir d′une seconde étape avant l′oubli définitif), ce fut Andrée. Je ne puis guère, en effet, ne pas donner l′oubli d′Albertine comme cause sinon unique, sinon même principale, au moins comme cause conditionnante et nécessaire, d′une conversation qu′Andrée eut avec moi à peu près six mois après celle que j′ai rapportée et où ses paroles furent si différentes de ce qu′elle m′avait dit la première fois. Je me rappelle que c′était dans ma chambre parce qu′à ce moment-là j′avais plaisir à avoir de demi-relations charnelles avec elle, à cause du côté collectif qu′avait eu au début et que reprenait maintenant mon amour pour les jeunes filles de la petite bande, longtemps indivis entre elles, et un moment uniquement associé à la personne d′Albertine pendant les derniers mois qui avaient précédé et suivi sa mort.
Another person in whom the process of oblivion, so far as concerned Albertine, was probably more rapid at this time, and enabled me in return to realise a little later a fresh advance which that process had made in myself (and this is my memory of a second stage before the final oblivion), was Andrée. I can scarcely, indeed, refrain from citing this oblivion of Albertine as, if not the sole cause, if not even the principal cause, at any rate a conditioning and necessary cause of a conversation between Andrée and myself about six months after the conversation which I have already reported, when her words were so different from those that she had used on the former occasion. I remember that it was in my room because at that moment I found a pleasure in having semi-carnal relations with her, because of the collective form originally assumed and now being resumed by my love for the girls of the little band, a love that had long been undivided among them, and for a while associated exclusively with Albertine′s person during the months that had preceded and followed her death.
Nous étions dans ma chambre pour une autre raison encore qui me permet de situer très exactement cette conversation. C′est que j′étais expulsé du reste de l′appartement parce que c′était le jour de maman. Malgré que ce fût son jour, et après avoir hésité, maman était allée déjeuner chez Mme Sazerat, pensant que, comme Mme Sazerat savait toujours vous inviter avec des gens ennuyeux, elle pourrait, sans manquer aucun plaisir, rentrer tôt. Elle était, en effet, revenue à temps et sans regrets, Mme Sazerat n′ayant eu chez elle que des gens assommants que glaçait déjà la voix particulière qu′elle prenait quand elle avait du monde, ce que maman appelait sa voix du mercredi. Ma mère, du reste, l′aimait bien, la plaignait de son infortune — suite des fredaines de son père ruiné par la duchesse de XÂ… — infortune qui la forçait à vivre presque toute l′année à Combray, avec quelques semaines chez sa cousine à Paris et un grand « voyage d′agrément » tous les dix ans.
We were in my room for another reason as well which enables me to date this conversation quite accurately. This was that I had been banished from the rest of the apartment because it was Mamma′s day. Notwithstanding its being her day, and after some hesitation, Mamma had gone to luncheon with Mme. Sazerat thinking that as Mme. Sazerat always contrived to invite one to meet boring people, she would be able without sacrificing any pleasure to return home in good time. And she had indeed returned in time and without regret, Mme. Sazerat having had nobody but the most deadly people who were frozen from the start by the special voice that she adopted when she had company, what Mamma called her Wednesday voice. My mother was, nevertheless, extremely fond of her, was sorry for her poverty — the result of the extravagance of her father who had been ruined by the Duchesse de X. . . . — a poverty which compelled her to live all the year round at Combray, with a few weeks at her cousin′s house in Paris and a great ‘pleasure-trip′ every ten years.
Je me rappelle que la veille, sur ma prière répétée depuis des mois, et parce que la princesse la réclamait toujours, maman était allée voir la princesse de Parme qui, elle, ne faisait pas de visites et chez qui on se contentait d′habitude de s′inscrire, mais qui avait insisté pour que ma mère vînt la voir, puisque le protocole empêchait qu′Elle vînt chez nous. Ma mère était revenue très mécontente : « Tu m′as fait faire un pas de clerc, me dit-elle, la princesse de Parme m′a à peine dit bonjour, elle s′est retournée vers les dames avec qui elle causait sans s′occuper de moi, et au bout de dix minutes, comme elle ne m′avait pas adressé la parole, je suis partie sans qu′elle me tendît même la main. J′étais très ennuyée ; en revanche, devant la porte, en m′en allant, j′ai rencontré la duchesse de Guermantes qui a été très aimable et qui m′a beaucoup parlé de toi. Quelle singulière idée tu as eue de lui parler d′Albertine. Elle m′a raconté que tu lui avais dit que sa mort avait été un tel chagrin pour toi. Je ne retournerai jamais chez la princesse de Parme. Tu m′as fait faire une bêtise. »
I remember that the day before this, at my request repeated for months past, and because the Princess was always begging her to come, Mamma had gone to call upon the Princesse de Parme who, herself, paid no calls, and at whose house people as a rule contented themselves with writing their names, but who had insisted upon my mother′s coming to see her, since the rules and regulations prevented Her from coming to us. My mother had come home thoroughly cross: “You have sent me on a fool′s errand,” she told me, “the Princesse de Parme barely greeted me, she turned back to the ladies to whom she was talking without paying me any attention, and after ten minutes, as she hadn′t uttered a word to me, I came away without her even offering me her hand. I was extremely annoyed; however, on the doorstep, as I was leaving, I met the Duchesse de Guermantes who was very kind and spoke to me a great deal about you. What a strange idea that was to tell her about Albertine. She told me that you had said to her that her death had been such a grief to you. I shall never go near the Princesse de Parme again. You have made me make a fool of myself.”
Or le lendemain, jour de ma mère, comme je l′ai dit, Andrée vint me voir. Elle n′avait pas grand temps, car elle devait aller chercher Gisèle avec qui elle tenait beaucoup à dîner. « Je connais ses défauts, mais c′est tout de même ma meilleure amie et l′être pour qui j′ai le plus d′affection », me dit-elle. Et elle parut même avoir quelque effroi à l′idée que je pourrais lui demander de dîner avec elles. Elle était avide des êtres, et un tiers qui la connaissait trop bien, comme moi, en l′empêchant de se livrer, l′empêchait du coup de goûter auprès d′eux un plaisir complet.
Well, the next day, which was my mother′s at-home day, as I have said, Andrée came to see me. She had not much time, for she had to go and call for Gisèle with whom she was very anxious to dine. “I know her faults, but she is after all my best friend and the person for whom I feel most affection,” she told me. And she even appeared to feel some alarm at the thought that I might ask her to let me dine with them. She was hungry for people, and a third person who knew her too well, such as myself, would, by preventing her from letting herself go, at once prevent her from enjoying complete satisfaction in their company.
Le souvenir d′Albertine était devenu chez moi si fragmentaire qu′il ne me causait plus de tristesse et n′était plus qu′une transition à de nouveaux désirs, comme un accord qui prépare des changements d′harmonie. Et même cette idée de caprice sensuel et passager étant écartée en tant que j′étais encore fidèle au souvenir d′Albertine, j′étais plus heureux d′avoir auprès de moi Andrée que je ne l′aurais été d′avoir Albertine miraculeusement retrouvée. Car Andrée pouvait me dire plus de choses sur Albertine que ne m′en aurait dit Albertine elle-même. Or les problèmes relatifs à Albertine restaient encore dans mon esprit alors que ma tendresse pour elle, tant physique que morale, avait déjà disparu. Et mon désir de connaître sa vie, parce qu′il avait moins diminué, était maintenant comparativement plus grand que le besoin de sa présence. D′autre part, l′idée qu′une femme avait peut-être eu des relations avec Albertine ne me causait plus que le désir d′en avoir moi aussi avec cette femme. Je le dis à Andrée tout en la caressant. Alors sans chercher le moins du monde à mettre ses paroles d′accord avec celles d′il y avait quelques mois, Andrée me dit en souriant à demi : « Ah ! oui, mais vous êtes un homme. Aussi nous ne pouvons pas faire ensemble tout à fait les mêmes choses que je faisais avec Albertine. » Et soit qu′elle pensât que cela accroissait mon désir (dans l′espoir de confidences je lui avais dit que j′aimerais avoir des relations avec une femme en ayant eu avec Albertine) ou mon chagrin, ou peut-être détruisait un sentiment de supériorité sur elle qu′elle pouvait croire que j′éprouvais d′avoir été le seul à entretenir des relations avec Albertine : « Ah ! nous avons passé toutes les deux de bonnes heures, elle était si caressante, si passionnée. Du reste ce n′était pas seulement avec moi qu′elle aimait prendre du plaisir. Elle avait rencontré chez Mme Verdurin un joli garçon, Morel. Tout de suite ils s′étaient compris. Il se chargeait, ayant d′elle la permission d′y prendre aussi son plaisir, car il aimait les petites novices, de lui en procurer. Sitôt qu′il les avait mises sur le mauvais chemin, il les laissait. Il se chargeait ainsi de plaire à de petites pêcheuses d′une plage éloignée, à de petites blanchisseuses, qui s′amourachaient d′un garçon mais n′eussent pas répondu aux avances d′une jeune fille. Aussitôt que la petite était bien sous sa domination, il la faisait venir dans un endroit tout à fait sûr, où il la livrait à Albertine. Par peur de perdre Morel, qui s′y mêlait du reste, la petite obéissait toujours, et d′ailleurs elle le perdait tout de même, car, par peur des conséquences et aussi parce qu′une ou deux fois lui suffisaient, il filait en laissant une fausse adresse. Il eut une fois l′audace d′en mener une, ainsi qu′Albertine, dans une maison de femmes à Corliville, où quatre ou cinq la prirent ensemble ou successivement. C′était sa passion, comme c′était aussi celle d′Albertine. Mais Albertine avait après d′affreux remords. Je crois que chez vous elle avait dompté sa passion et remettait de jour en jour de s′y livrer. Puis son amitié pour vous était si grande, qu′elle avait des scrupules. Mais il était bien certain que si jamais elle vous quittait elle recommencerait. Elle espérait que vous la sauveriez, que vous l′épouseriez. Au fond, elle sentait que c′était une espèce de folie criminelle, et je me suis souvent demandé si ce n′était pas après une chose comme cela, ayant amené un suicide dans une famille, qu′elle s′était elle-même tuée. Je dois avouer que, tout à fait au début de son séjour chez vous, elle n′avait pas entièrement renoncé à ses jeux avec moi. Il y avait des jours où elle semblait en avoir besoin, tellement qu′une fois, alors que c′eût été si facile dehors, elle ne se résigna pas à me dire au revoir avant de m′avoir mise auprès d′elle, chez vous. Nous n′eûmes pas de chance, nous avons failli être prises. Elle avait profité de ce que Françoise était descendue faire une course, et que vous n′étiez pas rentré. Alors elle avait tout éteint pour que quand vous ouvririez avec votre clef vous perdiez un peu de temps avant de trouver le bouton, et elle n′avait pas fermé la porte de sa chambre. Nous vous avons entendu monter, je n′eus que le temps de m′arranger, de descendre. Précipitation bien inutile, car par un hasard incroyable vous aviez oublié votre clef et avez été obligé de sonner. Mais nous avons tout de même perdu la tête de sorte que, pour cacher notre gêne, toutes les deux, sans avoir pu nous consulter, nous avions eu la même idée : faire semblant de craindre l′odeur du seringa, que nous adorions au contraire. Vous rapportiez avec vous une longue branche de cet arbuste, ce qui me permit de détourner la tête et de cacher mon trouble. Cela ne m′empêcha pas de vous dire avec une maladresse absurde que peut-être Françoise était remontée et pourrait vous ouvrir, alors qu′une seconde avant, je venais de vous faire le mensonge que nous venions seulement de rentrer de promenade et qu′à notre arrivée Françoise n′était pas encore descendue et allait partir faire une course. Mais le malheur fut — croyant que vous aviez votre clef — d′éteindre la lumière, car nous eûmes peur qu′en remontant vous ne la vissiez se rallumer, ou du moins nous hésitâmes trop. Et pendant trois nuits Albertine ne put fermer l′œil parce qu′elle avait tout le temps peur que vous n′ayez de la méfiance et ne demandiez à Françoise pourquoi elle n′avait pas allumé avant de partir. Car Albertine vous craignait beaucoup, et par moments assurait que vous étiez fourbe, méchant, la détestant au fond. Au bout de trois jours elle comprit à votre calme que vous n′aviez rien demandé à Françoise et elle put retrouver le sommeil. Mais elle ne reprit plus ses relations avec moi, soit par peur, soit par remords, car elle prétendait vous aimer beaucoup, ou bien aimait-elle quelqu′un d′autre. En tous cas on n′a plus pu jamais parler de seringa devant elle sans qu′elle devînt écarlate et passât la main sur sa figure en pensant cacher sa rougeur. »
The memory of Albertine had become so fragmentary in me that it no longer caused me any sorrow and was no more now than a transition to fresh desires, like a chord which announces a change of key. And indeed the idea of a momentary sensual caprice being ruled out, in so far as I was still faithful to Albertine′s memory, I was happier at having Andrée in my company than I would have been at having an Albertine miraculously restored to life. For Andrée could tell me more things about Albertine than Albertine herself had ever told me. Now the problems concerning Albertine still remained in my mind when my affection for her, both physical and moral, had already vanished. And my desire to know about her life, because it had diminished less, was now relatively greater than my need of her presence. On the other hand, the thought that a woman had perhaps had relations with Albertine no longer provoked in me anything save the desire to have relations myself also with that woman. I told Andrée this, caressing her as I spoke. Then, without making the slightest effort to harmonise her speech with what she had said a few months earlier, Andrée said to me with a lurking smile: “Ah! yes, but you are a man. And so we can′t do quite the same things as I used to do with Albertine.” And whether it was that she considered that this increased my desire (in the hope of extracting confidences, I had told her that I would like to have relations with a woman who had had them with Albertine) or my grief, or perhaps destroyed a sense of superiority to herself which she might suppose me to feel at being the only person who had had relations with Albertine: “Ah! we spent many happy hours together, she was so caressing, so passionate. Besides, it was not only with me that she liked to enjoy herself. She had met a nice boy at Mme. Verdurin′s, Morel. They understood each other at once. He undertook (with her permission to enjoy himself with them too, for he liked virgins) to procure little girls for her. As soon as he had set their feet on the path, he left them. And so he made himself responsible for attracting young fisher-girls in some quiet watering-place, young laundresses, who Would fall in love with a boy, but would not have listened to a girl′s advances. As soon as the girl was well under his control, he would bring her to a safe place, where he handed her over to Albertine. For fear of losing Morel, who took part in it all too, the girl always obeyed, and yet she lost him all the same, for, as he was afraid of what might happen and also as once or twice was enough for him, he would slip away leaving a false address. Once he had the nerve to bring one of these girls, with Albertine, to a brothel at Corliville, where four or five of the women had her at once, or in turn. That was his passion, and Albertine′s also. But Albertine suffered terrible remorse afterwards. I believe that when she was with you she had conquered her passion and put off indulging it from day to day. Then her affection for yourself was so strong that she felt scruples. But it was quite certain that, if she ever left you, she would begin again. She hoped that you would rescue her, that you would marry her. She felt in her heart that it was a sort of criminal lunacy, and I have often asked myself whether it was not after an incident of that sort, which had led to a suicide in a family, that she killed herself on purpose. I must confess that in the early days of her life with you she had not entirely given up her games with me. There were days when she seemed to need it, so much so that once, when it would have been so easy elsewhere, she could not say good-bye without taking me to bed with her, in your house. We had no luck, we were very nearly caught. She had taken her opportunity when Françoise had gone out on some errand, and you had not come home. Then she had turned out all the lights so that when you let yourself in with your key it would take you some time to find the switch, and she had not shut the door of her room. We heard you come upstairs, I had just time to make myself tidy and begin to come down. Which was quite unnecessary, for by an incredible accident you had left your key at home and had to ring the bell. But we lost our heads all the same, so that to conceal our awkwardness we both of us, without any opportunity of discussing it, had the same idea: to pretend to be afraid of the scent of syringa which as a matter of fact we adored. You were bringing a long branch of it home with you, which enabled me to turn my head away and hide my confusion. This did not prevent me from telling you in the most idiotic way that perhaps Françoise had come back and would let you in, when a moment earlier I had told you the lie that we had only just come in from our drive and that when we arrived Françoise had not left the house and was just going on an errand. But our mistake was — supposing you to have your key — turning out the light, for we were afraid that as you came upstairs you would see it turned on again, or at least we hesitated too long. And for three nights on end Albertine could not close an eye, for she was always afraid that you might be suspicious and ask Françoise why she had not turned on the light before leaving the house. For Albertine was terribly afraid of you, and at times she would assure me that you were wicked, mean, that you hated her really. After three days she gathered from your calm that you had said nothing to Françoise, and she was able to sleep again. But she never did anything with me after that, perhaps from fear, perhaps from remorse, for she made out that she did really love you, or perhaps she was in love with some other man. In any case, nobody could ever mention syringa again in her hearing without her turning crimson and putting her hand over her face in the hope of hiding her blushes.”
Comme certains bonheurs, il y a certains malheurs qui viennent trop tard, ils ne prennent pas en nous toute la grandeur qu′ils auraient eue quelque temps plus tôt. Tel le malheur qu′était pour moi la terrible révélation d′Andrée. Sans doute, même quand de mauvaises nouvelles doivent nous attrister, il arrive que dans le divertissement, le jeu équilibré de la conversation, elles passent devant nous sans s′arrêter, et que nous, préoccupés de mille choses à répondre, transformés, par le désir de plaire aux personnes présentes, en quelqu′un d′autre protégé pour quelques instants dans ce cycle nouveau contre les affections, les souffrances qu′il a quittées pour y entrer et qu′il retrouvera quand le court enchantement sera brisé, nous n′ayons pas le temps de les accueillir. Pourtant, si ces affections, ces souffrances sont trop prédominantes, nous n′entrons que distraits dans la zone d′un monde nouveau et momentané, où, trop fidèles à la souffrance, nous ne pouvons devenir autres, et alors les paroles se mettent immédiatement en rapport avec notre cœur qui n′est pas resté hors de jeu. Mais depuis quelque temps les paroles concernant Albertine, comme un poison évaporé, n′avaient plus leur pouvoir toxique. Elle m′était déjà trop lointaine.
As there are strokes of good fortune, so there are misfortunes that come too late, they do not assume all the importance that they would have had in our eyes a little earlier. Among these was the calamity that Andrée′s terrible revelation was to me. No doubt, even when bad tidings ought to make us unhappy, it so happens that in the diversion, the balanced give and take of conversation, they pass by us without stopping, and that we ourselves, preoccupied with a thousand things which we have to say in response, transformed by the desire to please our present company into some one else protected for a few moments in this new environment against the affections, the sufferings that he has discarded upon entering it and will find again when the brief spell is broken, have not the time to take them in. And yet if those affections, those sufferings are too predominant, we enter only distractedly into the zone of a new and momentary world, in which, too faithful to our sufferings, we are incapable of becoming another person, and then the words that we hear said enter at once into relation with our heart, which has not remained out of action. But for some time past words that concerned Albertine, had, like a poison that has evaporated, lost their toxic power. She was already too remote from me.
Comme un promeneur voyant, l′après-midi, un croissant nuageux dans le ciel se dit : « C′est cela, l′immense lune », je me disais : « Comment ! cette vérité que j′ai tant cherchée, tant redoutée, c′est seulement ces quelques mots dits dans une conversation, auxquels on ne peut même pas penser complètement parce qu′on n′est pas seul ! » Puis elle me prenait vraiment au dépourvu, je m′étais beaucoup fatigué avec Andrée. Vraiment, une pareille vérité, j′aurais voulu avoir plus de force à lui consacrer ; elle me restait extérieure, mais c′est que je ne lui avais pas encore trouvé une place dans mon cœur. On voudrait que la vérité nous fût révélée par des signes nouveaux, non par une phrase pareille à celles qu′on s′était dites tant de fois. L′habitude de penser empêche parfois d′éprouver le réel, immunise contre lui, le fait paraître de la pensée encore.
As a wayfarer seeing in the afternoon a misty crescent in the sky, says to himself: “That is it, the vast moon,” so I said to myself: “What, so that truth which I have sought so earnestly, which I have so dreaded, is nothing more than these few words uttered in the course of conversation, words to which we cannot even give our whole attention since we are not alone!” Besides, it took me at a serious disadvantage, I had exhausted myself with Andrée. With a truth of such magnitude, I would have liked to have more strength to devote to it; it remained outside me, but this was because I had not yet found a place for it in my heart. We would like the truth to be revealed to us by novel signs, not by a phrase similar to those which we have constantly repeated to ourselves. The habit of thinking prevents us at times from feeling reality, makes us immune to it, makes it seem no more than another thought.
Il n′y a pas une idée qui ne porte en elle sa réfutation possible, un mot, le mot contraire. En tout cas, si tout cela était vrai, quelle inutile vérité sur la vie d′une maîtresse qui n′est plus, remontant des profondeurs et apparaissant une fois que nous ne pouvons plus rien en faire ! Alors, pensant sans doute à quelque autre que nous aimons maintenant et à l′égard de qui la même chose pourrait arriver (car de celle qu′on a oubliée on ne se soucie plus), on se désole. On se dit : « Si elle vivait ! » On se dit : « Si celle qui vit pouvait comprendre tout cela et que, quand elle sera morte, je saurai tout ce qu′elle me cache ! » Mais c′est un cercle vicieux. Si j′avais pu faire qu′Albertine vécût, du même coup j′eusse fait qu′Andrée ne m′eût rien révélé. C′est la même chose que l′éternel « Vous verrez quand je ne vous aimerai plus », qui est si vrai et si absurde, puisque, en effet, on obtiendrait beaucoup si on n′aimait plus, mais qu′on ne se soucierait pas d′obtenir. C′est tout à fait la même chose. Car la femme qu′on revoit quand on ne l′aime plus, si elle nous dit tout, c′est qu′en effet ce n′est plus elle, ou que ce n′est plus vous : l′être qui aimait n′existe plus. Là aussi il y a la mort qui a passé, a rendu tout aisé et tout inutile. Je faisais ces réflexions, me plaçant dans l′hypothèse où Andrée était véridique — ce qui était possible — et amenée à la sincérité envers moi précisément parce qu′elle avait maintenant des relations avec moi, par ce côté Saint-André-des-Champs qu′avait eu, au début, avec moi, Albertine. Elle y était aidée dans ce cas par le fait qu′elle ne craignait plus Albertine, car la réalité des êtres ne survit pour nous que peu de temps après leur mort, et au bout de quelques années ils sont comme ces dieux des religions abolies qu′on offense sans crainte parce qu′on a cessé de croire à leur existence. Mais qu′Andrée ne crût plus à la réalité d′Albertine pouvait avoir pour effet qu′elle ne redoutât plus (aussi bien que de trahir une vérité qu′elle avait promis de ne pas révéler) d′inventer un mensonge qui calomniait rétrospectivement sa prétendue complice. Cette absence de crainte lui permettait-elle de révéler enfin, en me disant cela, la vérité, ou bien d′inventer un mensonge, si, pour quelque raison, elle me croyait plein de bonheur et d′orgueil et voulait me peiner. Peut-être avait-elle de l′irritation contre moi (irritation suspendue tant qu′elle m′avait vu malheureux, inconsolé) parce que j′avais eu des relations avec Albertine et qu′elle m′enviait peut-être — croyant que je me jugeais à cause de cela plus favorisé qu′elle — un avantage qu′elle n′avait peut-être pas obtenu, ni même souhaité. C′est ainsi que je l′avais souvent vue dire qu′ils avaient l′air très malades à des gens dont la bonne mine, et surtout la conscience qu′ils avaient de leur bonne mine, l′exaspérait, et dire, dans l′espoir de les fâcher, qu′elle-même allait très bien, ce qu′elle ne cessa de proclamer quand elle était le plus malade, jusqu′au jour où, dans le détachement de la mort, il ne lui soucia plus que les heureux allassent bien et sussent qu′elle-même se mourait. Mais ce jour-là était encore loin. Peut-être était-elle contre moi, je ne savais pour quelle raison, dans une de ces rages comme jadis elle en avait eu contre le jeune homme si savant dans les choses de sport, si ignorant du reste, que nous avions rencontré à Balbec et qui depuis vivait avec Rachel et sur le compte de qui Andrée se répandait en propos diffamatoires, souhaitant être poursuivie en dénonciation calomnieuse pour pouvoir articuler contre son père des faits déshonorants dont il n′aurait pu prouver la fausseté. Or peut-être cette rage contre moi la reprenait seulement, ayant sans doute cessé quand elle me voyait si triste. En effet, ceux-là mêmes qu′elle avait, les yeux étincelants de rage, souhaité déshonorer, tuer, faire condamner, fût-ce sur faux témoignages, si seulement elle les savait tristes, humiliés, elle ne leur voulait plus aucun mal, elle était prête à les combler de bienfaits. Car elle n′était pas foncièrement mauvaise, et si sa nature non apparente, un peu profonde, n′était pas la gentillesse qu′on croyait d′abord d′après ses délicates attentions, mais plutôt l′envie et l′orgueil, sa troisième nature, plus profonde encore, la vraie, mais pas entièrement réalisée, tendait vers la bonté et l′amour du prochain. Seulement comme tous les êtres qui dans un certain état en désirent un meilleur mais, ne le connaissant que par le désir, ne comprennent pas que la première condition est de rompre avec le premier ; comme les neurasthéniques ou les morphinomanes qui voudraient bien être guéris mais pourtant qu′on ne les privât pas de leurs manies ou de leur morphine ; comme les cœurs religieux ou les esprits artistes attachés au monde qui souhaitent la solitude mais veulent se la représenter pourtant comme n′impliquant pas un renoncement absolu à leur vie antérieure — Andrée était prête à aimer toutes les créatures, mais à condition d′avoir réussi d′abord à ne pas se les représenter comme triomphantes, et pour cela de les avoir humiliées préalablement. Elle ne comprenait pas qu′il fallait aimer même les orgueilleux et vaincre leur orgueil par l′amour et non par un plus puissant orgueil. Mais c′est qu′elle était comme les malades qui veulent la guérison par les moyens mêmes qui entretiennent la maladie, qu′ils aiment et qu′ils cesseraient aussitôt d′aimer s′ils les renonçaient. Mais on veut apprendre à nager et pourtant garder un pied à terre. En ce qui concerne le jeune sportif, neveu des Verdurin, que j′avais rencontré dans mes deux séjours à Balbec, il faut dire, accessoirement et par anticipation, que quelque temps après la visite d′Andrée, visite dont le récit va être repris dans un instant, il arriva des faits qui causèrent une assez grande impression. D′abord ce jeune homme (peut-être par souvenir d′Albertine que je ne savais pas alors qu′il avait aimée) se fiança avec Andrée et l′épousa, malgré le désespoir de Rachel dont il ne tint aucun compte. Andrée ne dit plus alors (c′est-à-dire quelques mois après la visite dont je parle) qu′il était un misérable, et je m′aperçus plus tard qu′elle n′avait dit qu′il l′était que parce qu′elle était folle de lui et qu′elle croyait qu′il ne voulait pas d′elle. Mais un autre fait me frappa davantage. Ce jeune homme fit représenter des petits sketchs, dans des décors et avec des costumes de lui qui ont amené dans l′art contemporain une révolution au moins égale à celle accomplie par les Ballets russes. Bref les juges les plus autorisés considérèrent ses œuvres comme quelque chose de capital, presque des œuvres de génie, et je pense d′ailleurs comme eux, ratifiant ainsi, à mon propre étonnement, l′ancienne opinion de Rachel. Les personnes qui l′avaient connu à Balbec, attentif seulement à savoir si la coupe des vêtements des gens qu′il avait à fréquenter était élégante ou non, qui l′avaient vu passer tout son temps au baccara, aux courses, au golf ou au polo, qui savaient que dans ses classes il avait toujours été un cancre et s′était même fait renvoyer du lycée (pour ennuyer ses parents, il avait été habiter deux mois la grande maison de femmes où M. de Charlus avait cru surprendre Morel), pensèrent que peut-être ses œuvres étaient d′Andrée qui, par amour, voulait lui en laisser la gloire, ou que plus probablement il payait, avec sa grande fortune personnelle que ses folies avaient seulement ébréchée, quelque professionnel génial et besogneux pour les faire. Ce genre de société riche, non décrassée par la fréquentation de l′aristocratie et n′ayant aucune idée de ce qu′est un artiste — lequel est seulement figuré pour eux, soit par un acteur qu′ils font venir débiter des monologues pour les fiançailles de leur fille, en lui remettant tout de suite son cachet discrètement dans un salon voisin, soit par un peintre chez qui ils la font poser une fois qu′elle est mariée, avant les enfants et quand elle est encore à son avantage — croient volontiers que tous les gens du monde qui écrivent, composent ou peignent, font faire leurs œuvres et payent pour avoir une réputation d′auteur comme d′autres pour s′assurer un siège de député. Mais tout cela était faux, et ce jeune homme était bien l′auteur de ces œuvres admirables. Quand je le sus, je fus obligé d′hésiter entre diverses suppositions. Ou bien il avait été, en effet, pendant de longues années la « brute épaisse » qu′il paraissait, et quelque cataclysme physiologique avait éveillé en lui le génie assoupi comme la Belle au bois dormant ; ou bien à cette époque de sa rhétorique orageuse, de ses recalages au bachot, de ses grosses pertes de jeu de Balbec, de sa crainte de monter dans le « tram » avec des fidèles de sa tante Verdurin à cause de leur vilain habillement, il était déjà un homme de génie, peut-être distrait de son génie, l′ayant laissé la clef sous la porte dans l′effervescence de passions juvéniles ; ou bien, même homme de génie déjà conscient, et dernier en classe parce que, pendant que le professeur disait des banalités sur Cicéron, lui lisait Rimbaud ou Gœthe. Certes, rien ne laissait soupçonner cette hypothèse quand je le rencontrai à Balbec, où ses préoccupations me parurent s′attacher uniquement à la correction des attelages et à la préparation des cocktails. Mais ce n′est pas encore une objection irréfutable. Il pouvait être très vaniteux, ce qui peut s′allier au génie, et chercher à briller de la manière qu′il savait propre à éblouir dans le monde où il vivait et qui n′était nullement de prouver une connaissance approfondie des affinités électives, mais bien plutôt de conduire à quatre. D′ailleurs je ne suis pas sûr que plus tard, quand il fut devenu l′auteur de ces belles œuvres si originales, il eût beaucoup aimé, hors des théâtres où il était connu, à dire bonjour à quelqu′un qui n′aurait pas été en smoking, comme les fidèles dans leur première manière, ce qui prouverait chez lui non de la bêtise mais de la vanité, et même un certain sens pratique, une certaine clairvoyance à adapter sa vanité à la mentalité des imbéciles, à l′estime de qui il tenait et pour lesquels le smoking brille peut-être d′un plus vif éclat que le regard d′un penseur. Qui sait si, vu du dehors, tel homme de talent, ou même un homme sans talent mais aimant les choses de l′esprit, moi par exemple, n′eût pas fait, à qui l′eût rencontré à Rivebelle, à l′Hôtel de Balbec, ou sur la digue de Balbec, l′effet du plus parfait et prétentieux imbécile ? Sans compter que pour Octave les choses de l′art devaient être quelque chose de si intime, de vivant tellement dans les plus secrets replis de lui-même, qu′il n′eût sans doute pas eu l′idée d′en parler, comme eût fait Saint-Loup par exemple, pour qui les arts avaient le prestige que les attelages avaient pour Octave. Puis il pouvait avoir la passion du jeu, et on dit qu′il l′a gardée. Tout de même, si la piété qui fit revivre l′œuvre inconnue de Vinteuil est sortie du milieu si trouble de Montjouvain, je ne fus pas moins frappé de penser que les chefs-d′œuvre peut-être les plus extraordinaires de notre époque sont sortis non du concours général, d′une éducation modèle, académique, à la Broglie, mais de la fréquentation des « pesages » et des grands bars. En tous cas, à cette époque, à Balbec, les raisons qui faisaient désirer à moi de le connaître, à Albertine et ses amies que je ne le connusse pas, étaient également étrangères à sa valeur, et auraient pu seulement mettre en lumière l′éternel malentendu d′un « intellectuel » (représenté en l′espèce par moi) et des gens du monde (représentés par la petite bande) au sujet d′une personne mondaine (le jeune joueur de golf). Je ne pressentais nullement son talent, et son prestige à mes yeux, du même genre qu′autrefois celui de Mme Blatin, était d′être — quoi qu′elles prétendissent — l′ami de mes amies, et plus de leur bande que moi. D′autre part, Albertine et Andrée, symbolisant en cela l′incapacité des gens du monde à porter un jugement valable sur les choses de l′esprit et leur propension à s′attacher dans cet ordre à de faux-semblants, non seulement n′étaient pas loin de me trouver stupide parce que j′étais curieux d′un tel imbécile, mais s′étonnaient surtout que, joueur de golf pour joueur de golf, mon choix se fût justement porté sur le plus insignifiant. Si encore j′avais voulu me lier avec le jeune Gilbert de Bellœuvre ; en dehors du golf c′était un garçon qui avait de la conversation, qui avait eu un accessit au concours général et faisait agréablement les vers (or il était, en réalité, plus bête qu′aucun). Ou alors si mon but était de « faire une étude pour un livre », Guy Saumoy, qui était complètement fou, avait enlevé deux jeunes filles, était au moins un type curieux qui pouvait « m′intéresser ». Ces deux-là, on me les eût « permis », mais l′autre, quel agrément pouvais-je lui trouver ? c′était le type de la « grande brute », de la « brute épaisse ». Pour revenir à la visite d′Andrée, après la révélation qu′elle venait de me faire sur ses relations avec Albertine elle ajouta que la principale raison pour laquelle Albertine m′avait quitté, c′était à cause de ce que pouvaient penser ses amies de la petite bande, et d′autres encore, de la voir ainsi habiter chez un jeune homme avec qui elle n′était pas mariée : « Je sais bien que c′était chez votre mère. Mais cela ne fait rien. Vous ne savez pas ce que c′est que tout ce monde de jeunes filles, ce qu′elles se cachent les unes des autres, comme elles craignent l′opinion des autres. J′en ai vu d′une sévérité terrible avec des jeunes gens, simplement parce qu′ils connaissaient leurs amies et qu′elles craignaient que certaines choses ne fussent répétées, et celles-là même, le hasard me les a montrées tout autres, bien contre leur gré. » Quelques mois plus tôt, ce savoir que paraissait posséder Andrée des mobiles auxquels obéissent les filles de la petite bande m′eût paru le plus précieux du monde. Peut-être ce qu′elle disait suffisait-il à expliquer qu′Albertine, qui s′était donnée à moi ensuite à Paris, se fût refusée à Balbec où je voyais constamment ses amies, ce que j′avais l′absurdité de croire un tel avantage pour être au mieux avec elle. Peut-être même était-ce de voir quelques mouvements de confiance de moi avec Andrée, ou que j′eusse imprudemment dit à celle-ci qu′Albertine allait coucher au Grand Hôtel, qui faisait qu′Albertine qui peut-être, une heure avant, était prête à me laisser prendre certains plaisirs comme la chose la plus simple, avait eu un revirement et avait menacé de sonner. Mais alors, elle avait dû être facile avec bien d′autres. Cette idée réveilla ma jalousie et je dis à Andrée qu′il y avait une chose que je voulais lui demander. « Vous faisiez cela dans l′appartement inhabité de votre grand′mère ? — Oh ! non, jamais, nous aurions été dérangées. — Tiens, je croyais, il me semblaitÂ… — D′ailleurs, Albertine aimait surtout faire cela à la campagne. — Où ça ? — Autrefois, quand elle n′avait pas le temps d′aller très loin, nous allions aux Buttes-Chaumont. Elle connaissait là une maison. Ou bien sous les arbres, il n′y a personne ; dans la grotte du petit Trianon aussi. — Vous voyez bien, comment vous croire ? Vous m′aviez juré, il n′y a pas un an, n′avoir rien fait aux Buttes-Chaumont. — J′avais peur de vous faire de la peine. » Comme je l′ai dit, je pensai, beaucoup plus tard seulement, qu′au contraire, cette seconde fois, le jour des aveux, Andrée avait cherché à me faire de la peine. Et j′en aurais eu tout de suite, pendant qu′elle parlait, l′idée, parce que j′en aurais éprouvé le besoin si j′avais encore autant aimé Albertine. Mais les paroles d′Andrée ne me faisaient pas assez mal pour qu′il me fût indispensable de les juger immédiatement mensongères. En somme, si ce que disait Andrée était vrai, et je n′en doutai pas d′abord, l′Albertine réelle que je découvrais, après avoir connu tant d′apparences diverses d′Albertine, différait fort peu de la fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour, sur la digue de Balbec et qui m′avait successivement offert tant d′aspects, comme modifie tour à tour la disposition de ses édifices, jusqu′à écraser, à effacer le monument capital qu′on voyait seul dans le lointain, une ville dont on approche, mais dont finalement, quand on la connaît bien et qu′on la juge exactement, les proportions vraies étaient celles que la perspective du premier coup d′œil avait indiquées, le reste, par où on avait passé, n′étant que cette série successive de lignes de défense que tout être élève contre notre vision et qu′il faut franchir l′une après l′autre, au prix de combien de souffrances, avant d′arriver au cœur. D′ailleurs, si je n′eus pas besoin de croire absolument à l′innocence d′Albertine, parce que ma souffrance avait diminué, je peux dire que, réciproquement, si je ne souffris pas trop de cette révélation, c′est que, depuis quelque temps, à la croyance que je m′étais forgée de l′innocence d′Albertine s′était substituée peu à peu, et sans que je m′en rendisse compte, la croyance, toujours présente en moi, en sa culpabilité. Or si je ne croyais plus à l′innocence d′Albertine, c′est que je n′avais déjà plus le besoin, le désir passionné d′y croire. C′est le désir qui engendre la croyance, et si nous ne nous en rendons pas compte d′habitude, c′est que la plupart des désirs créateurs de croyances ne finissent — contrairement à celui qui m′avait persuadé qu′Albertine était innocente — qu′avec nous-même. À tant de preuves qui corroboraient ma version première j′avais stupidement préféré de simples affirmations d′Albertine. Pourquoi l′avoir crue ? Le mensonge est essentiel à l′humanité. Il y joue peut-être un aussi grand rôle que la recherche du plaisir, et d′ailleurs, est commandé par cette recherche. On ment pour protéger son plaisir ou son honneur si la divulgation du plaisir est contraire à l′honneur. On ment toute sa vie, même surtout, peut-être seulement, à ceux qui nous aiment. Ceux-là seuls, en effet, nous font craindre pour notre plaisir et désirer leur estime. J′avais d′abord cru Albertine coupable, et seul mon désir, employant à une œuvre de doute les forces de mon intelligence, m′avait fait faire fausse route. Peut-être vivons-nous entourés d′indications électriques, sismiques, qu′il nous faut interpréter de bonne foi pour connaître la vérité des caractères. S′il faut le dire, si triste malgré tout que je fusse des paroles d′Andrée, je trouvais plus beau que la réalité se trouvât enfin concorder avec ce que mon instinct avait d′abord pressenti plutôt qu′avec le misérable optimisme auquel j′avais lâchement cédé par la suite. J′aimais mieux que la vie fût à la hauteur de nos intuitions. Celles-ci, du reste, que j′avais eues le premier jour sur la plage, quand j′avais cru que ces jeunes filles incarnaient la frénésie du plaisir, le vice, et aussi le soir où j′avais vu l′institutrice d′Albertine faire rentrer cette fille passionnée dans la petite villa, comme on pousse dans sa cage un fauve que rien plus tard, malgré les apparences, ne pourra domestiquer, ne s′accordaient-elles pas à ce que m′avait dit Bloch quand il m′avait rendu la terre si belle en m′y montrant, me faisant frissonner dans toutes mes promenades, à chaque rencontre, l′universalité du désir ? Peut-être malgré tout, ces intuitions premières, valait-il mieux que je ne les rencontrasse à nouveau vérifiées que maintenant. Tandis que durait tout mon amour pour Albertine, elles m′eussent trop fait souffrir et il eût été mieux qu′il n′eût subsisté d′elles qu′une trace, mon perpétuel soupçon de choses que je ne voyais pas et qui pourtant se passaient continuellement si près de moi, et peut-être une autre trace encore, antérieure, plus vaste, qui était mon amour lui-même. N′était-ce pas, en effet, malgré toutes les dénégations de ma raison, connaître dans toute sa hideur Albertine, que la choisir, l′aimer ? et même dans les moments où la méfiance s′assoupit, l′amour n′en est-il pas la persistance et une transformation ? n′est-il pas une preuve de clairvoyance (preuve inintelligible à l′amant lui-même) puisque le désir, allant toujours vers ce qui nous est le plus opposé, nous force d′aimer ce qui nous fera souffrir ? Il entre certainement dans le charme d′un être, dans l′attrait de ses yeux, de sa bouche, de sa taille, les éléments, inconnus de nous, qui sont susceptibles de nous rendre le plus malheureux, si bien que nous sentir attiré vers cet être, commencer à l′aimer, c′est, si innocent que nous le prétendions, lire déjà, dans une version différente, toutes ses trahisons et ses fautes. Et ces charmes qui, pour m′attirer, matérialisaient ainsi les parties nocives, dangereuses, mortelles, d′un être, peut-être étaient-ils avec ces secrets poisons dans un rapport de cause à effet plus direct que ne le sont la luxuriance séductrice et le suc empoisonné de certaines fleurs vénéneuses ? C′est peut-être, me disais-je, le vice lui-même d′Albertine, cause de mes souffrances futures, qui avait produit chez elle ces manières bonnes et franches, donnant l′illusion qu′on avait avec elle la même camaraderie loyale et sans restriction qu′avec un homme, comme un vice parallèle avait produit chez M. de Charlus une finesse féminine de sensibilité et d′esprit. Au milieu du plus complet aveuglement, la perspicacité subsiste sous la forme même de la prédilection et de la tendresse. De sorte qu′on a tort de parler en amour de mauvais choix puisque, dès qu′il y a choix, il ne peut être que mauvais. « Est-ce que ces promenades aux Buttes-Chaumont eurent lieu quand vous veniez la chercher à la maison ? dis-je à Andrée. — Oh ! non, du jour où Albertine fut revenue de Balbec avec vous, sauf ce que je vous ai dit, elle ne fit plus jamais rien avec moi. Elle ne me permettait même plus de lui parler de ces choses. — Mais, ma petite Andrée, pourquoi mentir encore ? Par le plus grand des hasards, car je ne cherche jamais à rien connaître, j′ai appris, jusque dans les détails les plus précis, des choses de ce genre qu′Albertine faisait, je peux vous préciser, au bord de l′eau, avec une blanchisseuse, quelques jours à peine avant sa mort. — Ah ! peut-être après vous avoir quitté, cela je ne sais pas. Elle sentait qu′elle n′avait pu, ne pourrait plus jamais regagner votre confiance. » Ces derniers mots m′accablèrent. Puis je repensai au soir de la branche de seringa, je me rappelai qu′environ quinze jours après, comme ma jalousie changeait successivement d′objet, j′avais demandé à Albertine si elle n′avait jamais eu de relations avec Andrée, et qu′elle m′avait répondu : « Oh ! jamais, certes j′adore Andrée ; j′ai pour elle une affection profonde, mais comme pour une sœur, et même si j′avais les goûts que vous semblez croire, c′est la dernière personne à qui j′aurais pensé pour cela. Je peux vous le jurer sur tout ce que vous voudrez, sur ma tante, sur la tombe de ma pauvre mère. » Je l′avais crue. Et pourtant, même si je n′avais pas été mis en méfiance par la contradiction entre ses demi-aveux d′autrefois relativement à certaines choses et la netteté avec laquelle elle les avait niées ensuite dès qu′elle avait vu que cela ne m′était pas égal, j′aurais dû me rappeler Swann persuadé du platonisme des amitiés de M. de Charlus et me l′affirmant le soir même du jour où j′avais vu le giletier et le baron dans la cour. J′aurais dû penser qu′il y a l′un devant l′autre deux mondes, l′un constitué par les choses que les êtres les meilleurs, les plus sincères, disent, et derrière lui le monde composé par la succession de ce que ces mêmes êtres font ; si bien que quand une femme mariée vous dit d′un jeune homme : « Oh ! c′est parfaitement vrai que j′ai une immense amitié pour lui, mais c′est quelque chose de très innocent, de très pur, je pourrais le jurer sur le souvenir de mes parents », on devrait soi-même, au lieu d′avoir une hésitation, se jurer qu′elle sort probablement du cabinet de toilette où, après chaque rendez-vous qu′elle a eu avec ce jeune homme, elle se précipite pour n′avoir pas d′enfants. La branche de seringa me rendait mortellement triste, et aussi qu′Albertine m′eût cru, m′eût dit fourbe et la détestant ; plus que tout peut-être, des mensonges si inattendus que j′avais peine à les assimiler à ma pensée. Un jour Albertine m′avait raconté qu′elle avait été à un camp d′aviation, qu′elle était amie de l′aviateur (sans doute pour détourner mon soupçon des femmes, pensant que j′étais moins jaloux des hommes), que c′était amusant de voir comme Andrée était émerveillée devant cet aviateur, devant tous les hommages qu′il rendait à Albertine, au point qu′Andrée avait voulu faire une promenade en avion avec lui. Or cela était inventé de toutes pièces, jamais Andrée n′était allée dans ce camp d′aviation.
There is no idea that does not carry in itself a possible refutation, no word that does not imply its opposite. In any case, if all this was true, how futile a verification of the life of a mistress who exists no longer, rising up from the depths and coming to the surface just when we are no longer able to make any use of it. Then, thinking doubtless of some other woman whom we now love and with regard to whom the same change may occur (for to her whom we have forgotten we no longer give a thought), we lose heart. We say to ourselves: “If she were alive!” We say to ourselves: “If she who is alive could understand all this and that when she is dead I shall know everything that she is hiding from me.” But this is a vicious circle. If I could have brought Albertine back to life, the immediate consequence would have been that Andrée would have revealed nothing. It is the same thing as the everlasting: “You′ll see what it′s like when I no longer love you” which is so true and so absurd, since as a matter of fact we should elicit much if we were no longer in love, but when we should no longer think of inquiring. It is precisely the same. For the woman whom we see again when we are no longer in love with her, if she tells us everything, the fact is that she is no longer herself, or that we are no longer ourselves: the person who was in love has ceased to exist. There also death has passed by, and has made everything easy and unnecessary. I pursued these reflexions, adopting the hypothesis that Andrée had been telling the truth — which was possible — and had been prompted to sincerity with me, precisely because she now had relations with me, by that Saint-André-des-Champs side of her nature which Albertine, too, had shewn me at the start. She was encouraged in this case by the fact that she was no longer afraid of Albertine, for other people′s reality survives their death for only a short time in our mind, and after a few years they are like those gods of obsolete religions whom we insult without fear, because people have ceased to believe in their existence. But the fact that Andrée no longer believed in the reality of Albertine might mean that she no longer feared (any more than to betray a secret which she had promised not to reveal) to invent a falsehood which slandered retrospectively her alleged accomplice. Had this absence of fear permitted her to reveal at length, in speaking as she did, the truth, or rather to invent a falsehood, if, for some reason, she supposed me to be full of happiness and pride, and wished to pain me? Perhaps the sight of me caused her a certain irritation (held in suspense so long as she saw that I was miserable, unconsoled) because I had had relations with Albertine and she envied me, perhaps — supposing that I considered myself on that account more highly favoured than her — an advantage which she herself had never, perhaps, obtained, nor even sought. Thus it was that I had often heard her say how ill they were looking to people whose air of radiant health, and what was more their consciousness of their own air of radiant health, exasperated her, and say in the hope of annoying them that she herself was very well, a fact that she did not cease to proclaim when she was seriously ill until the day when, in the detachment of death, it no longer mattered to her that other fortunate people should be well and should know that she was dying. But this day was still remote. Perhaps she had turned against me, for what reason I knew not, in one of whose rages in which she used, long ago, to turn against the young man so learned in sporting matters, so ignorant of everything else, whom we had met at Balbec, who since then had been living with Rachel, and at the mention of whom Andrée overflowed in defamatory speeches, hoping to be sued for libel in order to be able to launch against his father disgraceful accusations the falsehood of which he would not be able to prove. Quite possibly this rage against myself had simply revived, having doubtless ceased when she saw how miserable I was. Indeed, the very same people whom she, her eyes flashing with rage, had longed to disgrace, to kill, to send to prison, by false testimony if need be, she had only to know that they were unhappy, crushed, to cease to wish them any harm, and to be ready to overwhelm them with kindnesses. For she was not fundamentally wicked, and if her non-apparent, somewhat buried nature was not the kindness which one divined at first from her delicate attentions, but rather envy and pride, her third nature, buried more deeply still, the true but not entirely realised nature, tended towards goodness and the love of her neighbour. Only, like all those people who, being in a certain state of life, desire a better state, but knowing it only by desire, do not realise that the first condition is to break away from the former state — like the neurasthenics or morphinomaniacs who are anxious to be cured, but at the same time do not wish to be deprived of their manias or their morphine, like the religious hearts or artistic spirits attached to the world who long for solitude but seek nevertheless to imagine it as not implying an absolute renunciation of their former existence — Andrée was prepared to love all her fellow-creatures, but on the condition that she should first of all have succeeded in not imagining them as triumphant, and to that end should have humiliated them in advance. She did not understand that we ought to love even the proud, and to conquer their pride by love and not by a more overweening pride. But the fact is that she was like those invalids who wish to be cured by the very means that prolong their malady, which they like and would cease at once to like if they renounced them. But people wish to learn to swim and at the same time to keep one foot on the ground. As for the young sportsman, the Verdurins′ nephew, whom I had met during my two visits to Balbec, I am bound to add, as an accessory statement and in anticipation, that some time after Andrée′s visit, a visit my account of which will be resumed in a moment, certain events occurred which caused a great sensation. First of all, this young man (perhaps remembering Albertine with whom I did not then know that he had been in love) became engaged to Andrée and married her, notwithstanding the despair of Rachel to which he paid not the slightest attention. Andrée no longer said then (that is to say some months after the visit of which I have been speaking) that he was a wretch, and I realised later on that she had said so only because she was madly in love with him and thought that he did not want to have anything to do with her. But another fact impressed me even more. This young man produced certain sketches for the theatre, with settings and costumes designed by himself, which have effected in the art of to-day a revolution at least equal to that brought about by the Russian ballet. In fact, the best qualified critics regarded his work as something of capital importance, almost as works of genius and for that matter I agree with them, confirming thus, to my own astonishment, the opinion long held by Rachel. The people who had known him at Balbec, anxious only to be certain whether the cut of the clothes of the men with whom he associated was or was not smart, who had seen him spend all his time at baccarat, at the races, on the golf course or on the polo ground, who knew that at school he had always been a dunce, and had even been expelled from the lycée (to annoy his parents, he had spent two months in the smart brothel in which M. de Charlus had hoped to surprise Morel), thought that perhaps his work was done by Andrée who, in her love for him, chose to leave him the renown, or that more probably he was paying, out of his huge private fortune at which his excesses had barely nibbled, some inspired but needy professional to create it. People in this kind of wealthy society, not purified by mingling with the aristocracy, and having no idea of what constitutes an artist — a word which to them is represented only by an actor whom they engage to recite monologues at the party given for their daughter′s betrothal, at once handing him his fee discreetly in another room, or by a painter to whom they make her sit after she is married, before the children come and when she is still at her best — are apt to believe that all the people in society who write, compose or paint, have their work done for them and pay to obtain a reputation as an author as other men pay to make sure of a seat in Parliament. But all this was false, and the young man was indeed the author of those admirable works. When I learned this, I was obliged to hesitate between contrary suppositions. Either he had indeed been for years on end the ‘coarse brute′ that he appeared to be, and some physiological cataclysm had awakened in him the dormant genius, like a Sleeping Beauty, or else at the period of his tempestuous schooldays, of his failures to matriculate in the final examination, of his heavy gambling losses at Balbec, of his reluctance to shew himself in the tram with his aunt Verdurin′s faithful, because of their unconventional attire, he was already a man of genius, distracted perhaps from his genius, having left its key beneath the door-mat in the effervescence of juvenile passions; or again, already a conscious man of genius, and at the bottom of his classes, because, while the master was uttering platitudes about Cicero, he himself was reading Rimbaud or Goethe. Certainly, there was no ground for any such hypothesis when I met him at Balbec, where his interests seemed to me to be centred solely in turning out a smart carriage and pair and in mixing cocktails. But even this is not an insuperable objection. He might be extremely vain, and this may be allied to genius, and might seek to shine in the manner which he knew to be dazzling in the world in which he lived, which did not mean furnishing a profound knowledge of elective affinities, but far rather a knowledge of how to drive four-in-hand. Moreover, I am not at all sure that later on, when he had become the author of those fine and so original works, he would have cared greatly, outside the theatres in which he was known, to greet anyone who was not in evening dress, like the ‘faithful′ in their earlier manner, which would be a proof in him not of stupidity, but of vanity, and indeed of a certain practical sense, a certain clairvoyance in adapting his vanity to the mentality of the imbeciles upon whose esteem he depended and in whose eyes a dinner-jacket might perhaps shine with a more brilliant radiance than the eyes of a thinker. Who can say whether, seen from without, some man of talent, or even a man devoid of talent, but a lover of the things of the mind, myself for instance, would not have appeared, to anyone who met him at Rivebelle, at the hotel at Balbec, or on the beach there, the most perfect and pretentious imbecile. Not to mention that for Octave matters of art must have been a thing so intimate, a thing that lived so in the most secret places of his heart that doubtless it would never have occurred to him to speak of them, as Saint-Loup, for instance, would have spoken, for whom the fine arts had the importance that horses and carriages had for Octave. Besides, he may have had a passion for gambling, and it is said that he has retained it. All the same, even if the piety which brought to light the unknown work of Vinteuil arose from amid the troubled life of Montjouvain, I was no less impressed by the thought that the masterpieces which are perhaps the most extraordinary of our day have emerged not from the university certificate, from a model, academic education, upon Broglie lines, but from the fréquentation of ‘paddocks′ and fashionable bars. In any case, in those days at Balbec, the reasons which made me anxious to know him, which made Albertine and her friends anxious that I should not know him, were equally detached from his merit, and could only have brought into prominence the eternal misunderstanding between an ‘intellectual′ (represented in this instance by myself) and people in society (represented by the little band) with regard to a person in society (the young golfer). I had no inkling of his talent, and his prestige in my eyes, like that, in the past, of Mme. Blatin, had been that of his being — whatever they might say — the friend of my girl friends, and more one of their band than myself. On the other hand, Albertine and Andrée, symbolising in this respect the incapacity of people in society to bring a sound judgment to bear upon the things of the mind and their propensity to attach themselves in that connexion to false appearances, not only thought me almost idiotic because I took an interest in such an imbecile, but were astonished beyond measure that, taking one golfer with another, my choice should have fallen upon the poorest player of them all. If, for instance, I had chosen to associate with young Gilbert de Belloeuvre; apart from golf, he was a boy who had the gift of conversation, who had secured a proxime in the examinations and wrote quite good poetry (as a matter of fact he was the stupidest of them all). Or again if my object had been to ‘make a study for a book,′ Guy Saumoy who was completely insane, who had abducted two girls, was at least a singular type who might ‘interest′ me. These two might have been allowed me, but the other, what attraction could I find in him, he was the type of the ‘great brute,′ of the ‘coarse brute.′ To return to Andrée′s visit, after the disclosure that she had just made to me of her relations with Albertine, she added that the chief reason for which Albertine had left me was the thought of what her friends of the little band might think, and other people as well, when they saw her living like that with a young man to whom she was not married. “Of course I know, it was in your mother′s house. But that makes no difference. You can′t imagine what all those girls are like, what they conceal from one another, how they dread one another′s opinion. I have seen them being terribly severe with young men simply because the men knew their friends and they were afraid that certain things might be repeated, and those very girls, I have happened to see them in a totally different light, much to their disgust.” A few months earlier, this knowledge which Andrée appeared to possess of the motives that swayed the girls of the little band would have seemed to me the most priceless thing in the world. What she said was perhaps sufficient to explain why Albertine, who had given herself to me afterwards in Paris, had refused to yield to me at Balbec where I was constantly meeting her friends, which I had absurdly supposed to be so great an advantage in winning her affection. Perhaps indeed it was because she had seen me display some sign of intimacy with Andrée or because I had rashly told the latter that Albertine was coming to spend the night at the Grand Hotel, that Albertine who perhaps, an hour earlier, was ready to let me take certain favours, as though that were the simplest thing in the world, had abruptly changed her mind and threatened to ring the bell. But then, she must have been accommodating to lots of others. This thought rekindled my jealousy and I told Andrée that there was something that I wished to ask her. “You did those things in your grandmother′s empty apartment?” “Oh, no, never, we should have been disturbed.” “Why, I thought . . . it seemed to me . . . ” “Besides, Albertine loved doing it in the country.” “And where, pray?” “Originally, when she hadn′t time to go very far, we used to go to the Buttes-Chaumont. She knew a house there. Or else we would lie under the trees, there is never anyone about; in the grotto of the Petit Trianon, too.” “There, you see; how am I to believe you? You swore to me, not a year ago, that you had never done anything at the Buttes-Chaumont.” “I was afraid of distressing you.” As I have said, I thought (although not until much later) that on the contrary it was on this second occasion, the day of her confessions, that Andrée had sought to distress me. And this thought would have occurred to me at once, because I should have felt the need of it, if I had still been as much in love with Albertine. But Andrée′s words did not hurt me sufficiently to make it indispensable to me to dismiss them immediately as untrue. In short if what Andrée said was true, and I did not doubt it at the time, the real Albertine whom I discovered, after having known so many diverse forms of Albertine, differed very little from the young Bacchanal who had risen up and whom I had detected, on the first day, on the front at Balbec, and who had offered me so many different aspects in succession, as a town gradually alters the position of its buildings so as to overtop, to obliterate the principal monument which alone we beheld from a distance, as we approach it, whereas when we know it well and can judge it exactly, its true proportions prove to be those which the perspective of the first glance had indicated, the rest, through which we passed, being no more than that continuous series of lines of defence which everything in creation raises against our vision, and which we must cross one after another, at the cost of how much suffering, before we arrive at the heart. If, however, I had no need to believe absolutely in Albertine′s innocence because my suffering had diminished, I can say that reciprocally if I did not suffer unduly at this revelation, it was because, some time since, for the belief that I feigned in Albertine′s innocence, there had been substituted gradually and without my taking it into account the belief, ever present in my mind, in her guilt. Now if I no longer believed in Albertine′s innocence, it was because I had already ceased to feel the need, the passionate desire to believe in it. It is desire that engenders belief and if we fail as a rule to take this into account, it is because most of the desires that create beliefs end — unlike the desire which had persuaded me that Albertine was innocent — only with our own life. To all the evidence that corroborated my original version I had stupidly preferred simple statements by Albertine. Why had I believed them? Falsehood is essential to humanity. It plays as large a part perhaps as the quest of pleasure and is moreover commanded by that quest. We lie in order to protect our pleasure or our honour if the disclosure of our pleasure runs counter to our honour. We lie all our life long, especially indeed, perhaps only, to those people who love us. Such people in fact alone make us fear for our pleasure and desire their esteem. I had at first thought Albertine guilty, and it was only my desire devoting to a process of doubt the strength of my intelligence that had set me upon the wrong track. Perhaps we live surrounded by electric, seismic signs, which we must interpret in good faith in order to know the truth about the characters of other people. If the truth must be told, saddened as I was in spite of everything by Andrée′s words, I felt it to be better that the truth should at last agree with what my instinct had originally foreboded, rather than with the miserable optimism to which I had since made a cowardly surrender. I would have preferred that life should remain at the high level of my intuitions. Those moreover which I had felt, that first day upon the beach, when I had supposed that those girls embodied the frenzy of pleasure, were vice incarnate, and again on the evening when I had seen Albertine′s governess leading that passionate girl home to the little villa, as one thrust into its cage a wild animal which nothing in the future, despite appearances, will ever succeed in taming, did they not agree with what Bloch had told me when he had made the world seem so fair to me by shewing me, making me palpitate on all my walks, at every encounter, the universality of desire. Perhaps, when all was said, it was better that I should not have found those first intuitions verified afresh until now. While the whole of my love for Albertine endured, they would have made me suffer too keenly and it was better that there should have subsisted of them only a trace, my perpetual suspicion of things which I did not see and which nevertheless happened continually so close to me, and perhaps another trace as well, earlier, more vast, which was my love itself. Was it not indeed, despite all the denials of my reason, tantamount to knowing Albertine in all her hideousness, merely to choose her, to love her; and even in the moments when suspicion is lulled, is not love the persistence and a transformation of that suspicion, is it not a proof of clairvoyance (a proof unintelligible to the lover himself), since desire going always in the direction of what is most opposite to ourselves forces us to love what will make us suffer? Certainly there enter into a person′s charm, into the attraction of her eyes, her lips, her figure, the elements unknown to us which are capable of making us suffer most intensely, so much so that to feel ourselves attracted by the person, to begin to love her, is, however innocent we may pretend it to be, to read already, in a different version, all her betrayals and her faults. And those charms which, to attract me, materialised thus the noxious, dangerous, fatal parts of a person, did they perhaps stand in a more direct relation of cause to effect to those secret poisons than do the seductive luxuriance and the toxic juice of certain venomous flowers? It was perhaps, I told myself, Albertine′s vice itself, the cause of my future sufferings, that had produced in her that honest, frank manner, creating the illusion that one could enjoy with her the same loyal and unrestricted comradeship as with a man, just as a parellel vice had produced in M. de Charlus a feminine refinement of sensibility and mind. Through a period of the most utter blindness, perspicacity persists beneath the very form of predilection and affection. Which means that we are wrong in speaking of a bad choice in love, since whenever there is a choice it can only be bad. “Did those excursions to the Buttes-Chaumont take place when you used to call for her here?” I asked Andrée. “Oh! no, from the day when Albertine came back from Balbec with you, except the time I told you about, she never did anything again with me. She would not even allow me to mention such things to her.” “But, my dear Andrée, why go on lying to me? By the merest chance, for I never try to find out anything, I have learned in the minutest details things of that sort which Albertine did, I can tell you exactly, on the bank of the river with a laundress, only a few days before her death.” “Ah! perhaps after she had left you, that I can′t say. She felt that she had failed, that she would never again be able to regain your confidence.” These last words appalled me. Then I thought again of the evening of the branch of syringa, I remembered that about a fortnight later, as my jealousy kept seeking a fresh object, I had asked Albertine whether she had ever had relations with Andrée, and she had replied: “Oh! never! Of course, I adore Andrée; I have a profound affection for her, but as though we were sisters, and even if I had the tastes which you seem to suppose, she is the last person that would have entered my head. I can swear to you by anything you like, by my aunt, by my poor mother′s grave.” I had believed her. And yet even if I had not been made suspicious by the contradiction between her former partial admissions with regard to certain matters and the firmness with which she had afterwards denied them as soon as she saw that I was not unaffected, I ought to have remembered Swann, convinced of the platonic nature of M. de Charlus′s friendships and assuring me of it on the evening of the very day on which I had seen the tailor and the Baron in the courtyard. I ought to have reflected that if there are, one covering the other, two worlds, one consisting of the things that the best, the sincerest people say, and behind it the world composed of those same people′s successive actions, so that when a married woman says to you of a young man: “Oh! It is perfectly true that I have an immense affection for him, but it is something quite innocent, quite pure, I could swear it upon the memory of my parents,” we ought ourselves, instead of feeling any hesitation, to swear that she has probably just come from her bath-room to which, after every assignation that she has with the young man in question, she dashes, to prevent any risk of his giving her a child. The spray of syringa made me profoundly sad, as did also the discovery that Albertine could have thought or called me cruel and hostile; most of all perhaps, certain lies so unexpected that I had difficulty in grasping them. One day Albertine had told me that she had been to an aerodrome, that the airman was in love with her (this doubtless in order to divert my suspicion from women, thinking that I was less jealous of other men), that it had been amusing to watch Andrée′s raptures at the said airman, at all the compliments that he paid Albertine, until finally Andrée had longed to go in the air with him. Now this was an entire fabrication; Andrée had never visited the aerodrome in question.
Quand Andrée fut partie, l′heure du dîner était arrivée. « Tu ne devineras jamais qui m′a fait une visite d′au moins trois heures, me dit ma mère. Je compte trois heures, c′est peut-être plus, elle était arrivée presque en même temps que la première personne, qui était Mme Cottard, a vu successivement, sans bouger, entrer et sortir mes différentes visites — et j′en ai eu plus de trente — et ne m′a quittée qu′il y a un quart d′heure. Si tu n′avais pas eu ton amie Andrée, je t′aurais fait appeler. — Mais enfin qui était-ce ? — Une personne qui ne fait jamais de visites. — La princesse de Parme ? — Décidément, j′ai un fils plus intelligent que je ne croyais. Ce n′est pas un plaisir de te faire chercher un nom, car tu trouves tout de suite. — Elle ne s′est pas excusée de sa froideur d′hier ? — Non, ça aurait été stupide, sa visite était justement cette excuse. Ta pauvre grand′mère aurait trouvé cela très bien. Il paraît qu′elle avait fait demander vers deux heures par un valet de pied si j′avais un jour. On lui a répondu que c′était justement aujourd′hui, et elle est montée. » Ma première idée, que je n′osai pas dire à maman, fut que la princesse de Parme, entourée la veille de personnes brillantes avec qui elle était très liée et avec qui elle aimait à causer, avait ressenti de voir entrer ma mère un dépit qu′elle n′avait pas cherché à dissimuler. Et c′était tout à fait dans le genre des grandes dames allemandes, qu′avaient, du reste, beaucoup adopté les Guermantes, cette morgue qu′on croyait réparer par une scrupuleuse amabilité. Mais ma mère crut, et j′ai cru ensuite comme elle, que tout simplement la princesse de Parme, ne l′avait pas reconnue, n′avait pas cru devoir s′occuper d′elle, qu′elle avait appris après le départ de ma mère qui elle était, soit par la duchesse de Guermantes que ma mère avait rencontrée en bas, soit par la liste des visiteuses auxquelles les huissiers avant qu′elles entrassent demandaient leur nom pour l′inscrire sur un registre. Elle avait trouvé peu aimable de faire dire ou de dire à ma mère : « Je ne vous ai pas reconnue », mais, ce qui n′était pas moins conforme à la politesse des cours allemandes et aux façons Guermantes que ma première version, avait pensé qu′une visite, chose exceptionnelle de la part de l′Altesse, et surtout une visite de plusieurs heures, fournirait à ma mère, sous une forme indirecte et tout aussi persuasive, cette explication, ce qui arriva en effet. Mais je ne m′attardai pas à demander à ma mère un récit de la visite de la princesse, car je venais de me rappeler plusieurs faits relatifs à Albertine sur lesquels je voulais et j′avais oublié d′interroger Andrée. Combien peu, d′ailleurs, je savais, je saurais jamais de cette histoire d′Albertine, la seule histoire qui m′eût particulièrement intéressé, du moins qui recommençait à m′intéresser à certains moments. Car l′homme est cet être sans âge fixe, cet être qui a la faculté de redevenir en quelques secondes de beaucoup d′années plus jeune, et qui, entouré des parois du temps où il a vécu, y flotte, mais comme dans un bassin dont le niveau changerait constamment et le mettrait à portée tantôt d′une époque, tantôt d′une autre. J′écrivis à Andrée de revenir. Elle ne le put qu′une semaine plus tard. Presque dès le début de sa visite, je lui dis : « En somme, puisque vous prétendez qu′Albertine ne faisait plus ce genre de choses quand elle vivait ici, d′après vous, c′est pour les faire plus librement qu′elle m′a quitté, mais pour quelle amie ? — Sûrement pas, ce n′est pas du tout pour cela. — Alors parce que j′étais trop désagréable ? — Non, je ne crois pas. Je crois qu′elle a été forcée de vous quitter par sa tante qui avait des vues pour elle sur cette canaille, vous savez, ce jeune homme que vous appeliez « je suis dans les choux », ce jeune homme qui aimait Albertine et l′avait demandée. Voyant que vous ne l′épousiez pas, ils ont eu peur que la prolongation choquante de son séjour chez vous n′empêchât ce jeune homme de l′épouser. Mme Bontemps, sur qui le jeune homme ne cessait de faire agir, a rappelé Albertine. Albertine, au fond, avait besoin de son oncle et de sa tante et quand elle a su qu′on lui mettait le marché en mains, elle vous a quitté. » Je n′avais jamais dans ma jalousie pensé à cette explication, mais seulement aux désirs d′Albertine pour les femmes et à ma surveillance, j′avais oublié qu′il y avait aussi Mme Bontemps qui pouvait trouver étrange un peu plus tard ce qui avait choqué ma mère dés le début. Du moins Mme Bontemps craignait que cela ne choquât ce fiancé possible qu′elle lui gardait comme une poire pour la soif, si je ne l′épousais pas. Ce mariage était-il vraiment la raison du départ d′Albertine, et par amour-propre, pour ne pas avoir l′air de dépendre de sa tante, ou de me forcer à l′épouser, n′avait-elle pas voulu le dire ? Je commençais à me rendre compte que le système des causes nombreuses d′une seule action, dont Albertine était adepte dans ses rapports avec ses amies quand elle laissait croire à chacune que c′était pour elle qu′elle était venue, n′était qu′une sorte de symbole artificiel, voulu, des différents aspects que prend une action selon le point de vue où on se place. L′étonnement et l′espèce de honte que je ressentais de ne pas m′être une seule fois dit qu′Albertine était chez moi dans une position fausse qui pouvait ennuyer sa tante, cet étonnement, ce n′était pas la première fois, ce ne fut pas la dernière fois, que je l′éprouvai. Que de fois il m′est arrivé, après avoir cherché à comprendre les rapports de deux êtres et les crises qu′ils amènent, d′entendre tout d′un coup un troisième m′en parler à son point de vue à lui, car il a des rapports plus grands encore avec l′un des deux, point de vue qui a peut-être été la cause de la crise. Et si les actes restent ainsi incertains, comment les personnes elles-mêmes ne le seraient-elles pas ? À entendre les gens qui prétendaient qu′Albertine était une roublarde qui avait cherché à se faire épouser par tel ou tel, il n′est pas difficile de supposer comment ils eussent défini sa vie chez moi. Et pourtant, à mon avis elle avait été une victime, une victime peut-être pas tout à fait pure, mais dans ce cas coupable pour d′autres raisons, à cause de vices dont on ne parlait point. Mais il faut surtout se dire ceci : d′une part, le mensonge est souvent un trait de caractère ; d′autre part, chez des femmes qui ne seraient pas sans cela menteuses, il est une défense naturelle, improvisée, puis de mieux en mieux organisée, contre ce danger subit et qui serait capable de détruire toute vie : l′amour. D′autre part, ce n′est pas l′effet du hasard si les êtres intellectuels et sensibles se donnent toujours à des femmes insensibles et inférieures, et tiennent cependant à elles au point que la preuve qu′ils ne sont pas aimés ne les guérit nullement de tout sacrifier à conserver près d′eux une telle femme. Si je dis que de tels hommes ont besoin de souffrir, je dis une chose exacte, en supprimant les vérités préliminaires qui font de ce besoin — involontaire en un sens — de souffrir une conséquence parfaitement compréhensible de ces vérités. Sans compter que, les natures complètes étant rares, un être très sensible et très intellectuel aura généralement peu de volonté, sera le jouet de l′habitude et de cette peur de souffrir dans la minute qui vient, qui voue aux souffrances perpétuelles — et que dans ces conditions il ne voudra jamais répudier la femme qui ne l′aime pas. On s′étonnera qu′il se contente de si peu d′amour, mais il faudra plutôt se représenter la douleur que peut lui causer l′amour qu′il ressent. Douleur qu′il ne faut pas trop plaindre, car il en est de ces terribles commotions que nous donnent l′amour malheureux, le départ, la mort d′une amante, comme de ces attaques de paralysie qui nous foudroient d′abord, mais après lesquelles les muscles tendent peu à peu à reprendre leur élasticité, leur énergie vitales. De plus, cette douleur n′est pas sans compensation. Ces êtres intellectuels et sensibles sont généralement peu enclins au mensonge. Celui-ci les prend d′autant plus au dépourvu que, même très intelligents, ils vivent dans le monde des possibles, réagissent peu, vivent dans la douleur qu′une femme vient de leur infliger plutôt que dans la claire perception de ce qu′elle voulait, de ce qu′elle faisait, de celui qu′elle aimait, perception donnée surtout aux natures volontaires et qui ont besoin de cela pour parer à l′avenir au lieu de pleurer le passé. Donc ces êtres se sentent trompés sans trop savoir comment. Par là la femme médiocre, qu′on s′étonnait de les voir aimer, leur enrichit bien plus l′univers que n′eût fait une femme intelligente. Derrière chacune de ses paroles, ils sentent un mensonge ; derrière chaque maison où elle dit être allée, une autre maison ; derrière chaque action, chaque être une autre action, un autre être. Sans doute ils ne savent pas lesquels, n′ont pas l′énergie, n′auraient peut-être pas la possibilité d′arriver à le savoir. Une femme menteuse, avec un truc extrêmement simple, peut leurrer, sans se donner la peine de le changer, des quantités de personnes et, qui plus est, la même, qui aurait dû le découvrir. Tout cela crée, en face de l′intellectuel sensible, un univers tout en profondeurs que sa jalousie voudrait sonder et qui n′est pas sans intéresser son intelligence.
When Andrée left me, it was dinner-time. “You will never guess who has been to see me and stayed at least three hours,” said my mother. “I call it three hours, it was perhaps longer, she arrived almost on the heels of my first visitor, who was Mme. Cottard, sat still and watched everybody come and go — and I had more than thirty callers — and left me only a quarter of an hour ago. If you hadn′t had your friend Andrée with you, I should have sent for you.” “Why, who was it?” “A person who never pays calls.” “The Princesse de Parme?” “Why, I have a cleverer son than I thought I had. There is no fun in making you guess a name, for you hit on it at once.” “Did she come to apologise for her rudeness yesterday?” “No, that would have been stupid, the fact of her calling was an apology. Your poor grandmother would have thought it admirable. It seems that about two o′clock she had sent a footman to ask whether I had an at-home day. She was told that this was the day and so up she came.” My first thought, which I did not dare mention to Mamma, was that the Princesse de Parme, surrounded, the day before, by people of rank and fashion with whom she was on intimate terms and enjoyed conversing, had when she saw my mother come into the room felt an annoyance which she had made no attempt to conceal. And it was quite in the style of the great ladies of Germany, which for that matter the Guermantes had largely adopted, this stiffness, for which they thought to atone by a scrupulous affability. But my mother believed, and I came in time to share her opinion, that all that had happened was that the Princesse de Parme, having failed to recognise her, had not felt herself bound to pay her any attention, that she had learned after my mother′s departure who she was, either from the Duchesse de Guermantes whom my mother had met as she was leaving the house, or from the list of her visitors, whose names, before they entered her presence, the servants recorded in a book. She had thought it impolite to send word or to say to my mother: “I did not recognise you,” but — and this was no less in harmony with the good manners of the German courts and with the Guermantes code of behaviour than my original theory — had thought that a call, an exceptional action on the part of a royal personage, and what was more a call of several hours′ duration, would convey the explanation to my mother in an indirect but no less convincing form, which is just what did happen. But I did not waste any time in asking my mother to tell me about the Princess′s call, for I had just recalled a number of incidents with regard to Albertine as to which I had meant but had forgotten to question Andrée. How little, for that matter, did I know, should I ever know, of this story of Albertine, the only story that could be of particular interest to me, or did at least begin to interest me afresh at certain moments. For man is that creature without any fixed age, who has the faculty of becoming, in a few seconds, many years younger, and who, surrounded by the walls of the time through which he has lived, floats within them but as though in a basin the surface-level of which is constantly changing, so as to bring him into the range now of one epoch now of another. I wrote to Andrée asking her to come again. She was unable to do so until a week had passed. Almost as soon as she entered the room, I said to her: “Very well, then, since you maintain that Albertine never did that sort of thing while she was staying here, according to you, it was to be able to do it more freely that she left me, but for which of her friends?” “Certainly not, it was not that at all.” “Then because I was too unkind to her?” “No, I don′t think so. I believe that she was forced to leave you by her aunt who had designs for her future upon that guttersnipe, you know, the young man whom you used to call ‘I am in the soup,′ the young man who was in love with Albertine and had proposed for her. Seeing that you did not marry her, they were afraid that the shocking length of her stay in your house might prevent the young man from proposing. Mme. Bontemps, after the young man had brought continual pressure to bear upon her, summoned Albertine home. Albertine after all needed her uncle and aunt, and when she found that they expected her to make up her mind she left you.” I had never in my jealousy thought of this explanation, but only of Albertine′s desire for other women and of my own vigilance, I had forgotten that there was also Mme. Bontemps who might presently regard as strange what had shocked my mother from the first. At least Mme. Bontemps was afraid that it might shock this possible husband whom she was keeping in reserve for Albertine, in case I failed to marry her. Was this marriage really the cause of Albertine′s departure, and out of self-respect, so as not to appear to be dependent on her aunt, or to force me to marry her, had she preferred not to mention it? I was beginning to realise that the system of multiple causes for a single action, of which Albertine shewed her mastery in her relations with her girl friends when she allowed each of them to suppose that it was for her sake that she had come, was only a sort of artificial, deliberate symbol of the different aspects that an action assumes according to the point of view that we adopt. The astonishment, I might almost say the shame that I felt at never having even once told myself that Albertine, in my house, was in a false position, which might give offence to her aunt, it was not the first, nor was it the last time that I felt it. How often has it been my lot, after I have sought to understand the relations between two people and the crises that they bring about, to hear, all of a sudden, a third person speak to me of them from his own point of view, for he has even closer relations with one of the two, a point of view which has perhaps been the cause of the crisis. And if people′s actions remain so indefinite, how should not the people themselves be equally indefinite? If I listened to the people who maintained that Albertine was a schemer who had tried to get one man after another to marry her, it was not difficult to imagine how they would have defined her life with me. And yet to my mind she had been a victim, a victim who perhaps was not altogether pure, but in that case guilty for other reasons, on account of vices to which people did not refer. But we must above all say to ourselves this: on the one hand, lying is often a trait of character; on the other hand, in women who would not otherwise be liars, it is a natural defence, improvised at first, then more and more organised, against that sudden danger which would be capable of destroying all life: love. On the other hand again, it is not the effect of chance if men who are intelligent and sensitive invariably give themselves to insensitive and inferior women, and are at the same time so attached to them that the proof that they are not loved does not in the least cure them of the instinct to sacrifice everything else in the attempt to keep such a woman with them. If I say that such men need to suffer, I am saying something that is accurate while suppressing the preliminary truths which make that need — involuntary in a sense — to suffer a perfectly comprehensible consequence of those truths. Without taking into account that, complete natures being rare, a man who is highly sensitive and highly intelligent will generally have little will-power, will be the plaything of habit and of that fear of suffering in the immediate present which condemns us to perpetual suffering — and that in those conditions he will never be prepared to repudiate the woman who does not love him. We may be surprised that he should be content with so little love, but we ought rather to picture to ourselves the grief that may be caused him by the love which he himself feels. A grief which we ought not to pity unduly, for those terrible commotions which are caused by an unrequited love, by the departure, the death of a mistress, are like those attacks of paralysis which at first leave us helpless, but after which our muscles begin by degrees to recover their vital elasticity and energy. What is more, this grief does not lack compensation. These sensitive and intelligent men are as a rule little inclined to falsehood. This takes them all the more by surprise inasmuch as, intelligent as they may be, they live in the world of possibilities, react little, live in the grief which a woman has just inflicted on them, rather than in the clear perception of what she had in mind, what she was doing, of the man with whom she was in love, a perception granted chiefly to deliberate natures which require it in order to prepare against the future instead of lamenting the past. And so these men feel that they are betrayed without quite knowing how. Wherefore the mediocre woman with whom we were surprised to see them fall in love enriches the universe for them far more than an intelligent woman would have done. Behind each of her words, they feel that a lie is lurking, behind each house to which she says that she has gone, another house, behind each action, each person, another action, another person. Doubtless they do not know what or whom, have not the energy, would not perhaps find it possible to discover. A lying woman, by an extremely simple trick, can beguile, without taking the trouble to change her method, any number of people, and, what is more, the very person who ought to have discovered the trick. All this creates, in front of the sensitive and intelligent man, a universe all depth which his jealousy would fain plumb and which is not without interest to his intelligence.
Sans être précisément de ceux-là j′allais peut-être, maintenant qu′Albertine était morte, savoir le secret de sa vie. Mais cela, ces indiscrétions qui ne se produisent qu′après que la vie terrestre d′une personne est finie, ne prouvent-elles pas que personne ne croit, au fond, à une vie future ? Si ces indiscrétions sont vraies, on devrait redouter le ressentiment de celle dont on dévoile les actions, autant pour le jour où on la rencontrera au ciel, qu′on le redoutait tant qu′elle vivait, lorsqu′on se croyait tenu à cacher son secret. Et si ces indiscrétions sont fausses, inventées parce qu′elle n′est plus là pour démentir, on devrait craindre plus encore la colère de la morte si on croyait au ciel. Mais personne n′y croit. De sorte qu′il était possible qu′un long drame se fût joué dans le cœur d′Albertine entre rester et me quitter, mais que me quitter fût à cause de sa tante, ou de ce jeune homme, et pas à cause de femmes auxquelles peut-être elle n′avait jamais pensé. Le plus grave pour moi fut qu′Andrée, qui n′avait pourtant plus rien à me cacher sur les mœurs d′Albertine, me jura qu′il n′y avait pourtant rien eu de ce genre entre Albertine d′une part, Mlle Vinteuil et son amie d′autre part (Albertine ignorait elle-même ses propres goûts quand elle les avait connues, et celles-ci, par cette peur de se tromper dans le sens qu′on désire, qui engendre autant d′erreurs que le désir lui-même, la considéraient comme très hostile à ces choses. Peut-être bien, plus tard, avaient-elles appris sa conformité de goûts avec elles, mais alors elles connaissaient trop Albertine et Albertine les connaissait trop pour qu′elles pussent songer à faire cela ensemble). En somme, je ne comprenais toujours pas davantage pourquoi Albertine m′avait quitté. Si la figure d′une femme est difficilement saisissable aux yeux qui ne peuvent s′appliquer à toute cette surface mouvante, aux lèvres, plus encore à la mémoire, si des nuages la modifient selon sa position sociale, selon la hauteur où l′on est situé, quel rideau plus épais encore est tiré entre les actions de celle que nous voyons et ses mobiles. Les mobiles sont dans un plan plus profond, que nous n′apercevons pas, et engendrent d′ailleurs d′autres actions que celles que nous connaissons et souvent en absolue contradiction avec elles. À quelle époque n′y a-t-il pas eu d′homme public, cru un saint par ses amis, et qui soit découvert avoir fait des faux, volé l′État, trahi sa patrie ? Que de fois un grand seigneur est volé par un intendant qu′il a élevé, dont il eût juré qu′il était un brave homme, et qui l′était peut-être ? Or ce rideau tiré sur les mobiles d′autrui, combien devient-il plus impénétrable si nous avons de l′amour pour cette personne, car il obscurcit notre jugement et les actions aussi de celle qui, se sentant aimée, cesse tout d′un coup d′attacher du prix à ce qui en aurait eu sans cela pour elle, comme la fortune par exemple. Peut-être aussi est-elle poussée à feindre en partie ce dédain de la fortune dans l′espoir d′obtenir plus en faisant souffrir. Le marchandage peut aussi se mêler au reste. De même, des faits positifs de sa vie, une intrigue qu′elle n′a confiée à personne de peur qu′elle ne nous fût révélée, que beaucoup malgré cela auraient peut-être connue s′ils avaient eu de la connaître le même désir passionné que nous, en gardant plus de liberté d′esprit, en éveillant chez l′intéressée moins de suspicions, une intrigue que certains peut-être n′ont pas ignorée — mais certains que nous ne connaissons pas et que nous ne saurions où trouver. Et parmi toutes les raisons d′avoir avec nous une attitude inexplicable, il faut faire entrer ces singularités du caractère qui poussent un être, soit par négligence de son intérêt, soit par haine, soit par amour de la liberté, soit par de brusques impulsions de colère, ou par crainte de ce que penseront certaines personnes, à faire le contraire de ce que nous pensions. Et puis il y a les différences de milieu, d′éducation, auxquelles on ne veut pas croire parce que, quand on cause tous les deux, on les efface par les paroles, mais qui se retrouvent, quand on est seul, pour diriger les actes de chacun d′un point de vue si opposé qu′il n′y a pas de véritable rencontre possible. « Mais, ma petite Andrée, vous mentez encore. Rappelez-vous — vous-même me l′avez avoué — je vous ai téléphoné la veille, vous rappelez-vous, qu′Albertine avait tant voulu, et en me le cachant comme quelque chose que je ne devais pas savoir, aller à la matinée Verdurin où Mlle Vinteuil devait venir. — Oui, mais Albertine ignorait absolument que Mlle Vinteuil dût y venir. — Comment ? Vous-même m′avez dit que quelques jours avant elle avait rencontré Mme Verdurin. D′ailleurs Andrée, inutile de nous tromper l′un l′autre. J′ai trouvé un papier un matin dans la chambre d′Albertine, un mot de Mme Verdurin la pressant de venir à la matinée. » Et je lui montrai le mot qu′en effet Françoise s′était arrangée pour me faire voir en le plaçant tout au-dessus des affaires d′Albertine quelques jours avant son départ, et, je le crains, en le laissant là pour faire croire à Albertine que j′avais fouillé dans ses affaires, pour lui faire savoir en tous cas que j′avais vu ce papier. Et je m′étais souvent demandé si cette ruse de Françoise n′avait pas été pour beaucoup dans le départ d′Albertine qui, voyant qu′elle ne pouvait plus rien me cacher, se sentait découragée, vaincue. Je lui montrai le papier : « Je n′ai aucun remords, tout excusée par ce sentiment si familialÂ… » « Vous savez bien, Andrée, qu′Albertine avait toujours dit que l′amie de Mlle Vinteuil était, en effet, pour elle une mère, une sœur. — Mais vous avez mal compris ce billet. La personne que Mme Verdurin voulait ce jour-là faire rencontrer chez elle avec Albertine, ce n′était pas du tout l′amie de Mlle Vinteuil, c′était le fiancé « je suis dans les choux », et le sentiment familial est celui que Mme Verdurin portait à cette crapule qui est, en effet, son neveu. Pourtant je crois qu′ensuite Albertine a su que Mlle Vinteuil devait venir, Mme Verdurin avait pu le lui faire savoir accessoirement. Certainement l′idée qu′elle reverrait son amie lui avait fait plaisir, lui rappelait un passé agréable, mais comme vous seriez content, si vous deviez aller dans un endroit, de savoir qu′Elstir y est, mais pas plus, pas même autant. Non, si Albertine ne voulait pas dire pourquoi elle voulait aller chez Mme Verdurin, c′est qu′il y avait une répétition où Mme Verdurin avait convoqué très peu de personnes, parmi lesquelles ce neveu à elle que vous aviez rencontré à Balbec, que Mme Bontemps voulait faire épouser à Albertine et avec qui Albertine voulait parler. C′est une jolie canaille. »
Albeit I was not exactly a man of that category, I was going perhaps, now that Albertine was dead, to learn the secret of her life. Here again, do not these indiscretions which occur only after a person′s life on earth is ended, prove that nobody believes, really, in a future state. If these indiscretions are true, we ought to fear the resentment of her whose actions we are revealing fully as much on the day when we shall meet her in heaven, as we feared it so long as she was alive, when we felt ourselves bound to keep her secret. And if these indiscretions are false, invented because she is no longer present to contradict them, we ought to be even more afraid of the dead woman′s wrath if we believed in heaven. But no one does believe in it. So that it was possible that a long debate had gone on in Albertine′s heart between staying with me and leaving me, but that her decision to leave me had been made on account of her aunt, or of that young man, and not on account of women to whom perhaps she had never given a thought. The most serious thing to my mind was that Andrée, albeit she had nothing now to conceal from me as to Albertine′s morals, swore to me that nothing of the sort had ever occurred between Albertine on the one hand and Mlle. Vinteuil or her friend on the other. (Albertine herself was unconscious of her own instincts when she first met the girls, and they, from that fear of making a mistake in the object of our desire, which breeds as many errors as desire itself, regarded her as extremely hostile to that sort of thing. Perhaps later on they had learned that her tastes were similar to their own, but by that time they knew Albertine too well and Albertine knew them too well for there to be any thought of their doing things together.) In short I did not understand any better than before why Albertine had left me. If the face of a woman is perceived with difficulty by our eyes which cannot take in the whole of its moving surface, by our lips, still more by our memory, if it is shrouded in obscurity according to her social position, according to the level at which we are situated, how much thicker is the veil drawn between the actions of her whom we see and her motives. Her motives are situated in a more distant plane, which we do not perceive, and engender moreover actions other than those which we know and often in absolute contradiction to them. When has there not been some man in public life, regarded as a saint by his friends, who is discovered to have forged documents, robbed the State, betrayed his country? How often is a great nobleman robbed by a steward, whom he has brought up from childhood, ready to swear that he was an honest man, as possibly he was? Now this curtain that screens another person′s motives, how much more impenetrable does it become if we are in love with that person, for it clouds our judgment and also obscures the actions of her who, feeling that she is loved, ceases at once to attach any value to what otherwise would doubtless have seemed to her important, such as wealth for example. Perhaps moreover she is impelled to pretend, to a certain extent, this scorn of wealth in the hope of obtaining more money by making us suffer. The bargaining instinct also may be involved. And so with the actual incidents in her life, an intrigue which she has confided to no one for fear of its being revealed to us, which many people might, for all that, have discovered, had they felt the same passionate desire to know it as ourselves, while preserving freer minds, arousing fewer suspicions in the guilty party, an intrigue of which certain people have not been unaware — but people whom we do not know and should not know how to find. And among all these reasons for her adopting an inexplicable attitude towards us, we must include those idiosyncrasies of character which impel a person, whether from indifference to his own interests, or from hatred, or from love of freedom, or from sudden bursts of anger, or from fear of what certain people will think, to do the opposite of what we expected. And then there are the differences of environment, of upbringing, in which we refuse to believe because, when we are talking together, they are effaced by our speech, but which return, when we are apart, to direct the actions of each of us from so opposite a point of view that there is no possibility of their meeting. “But, my dear Andrée, you are lying again. Remember — you admitted it to me yourself — I telephoned to you the evening before; you remember Albertine had been so anxious, and kept it from me as though it had been something that I must not know about, to go to the afternoon party at the Verdurins′ at which Mlle. Vinteuil was expected.” “Yes, but Albertine had not the slightest idea that Mlle. Vinteuil was to be there.” “What? You yourself told me that she had met Mme. Verdurin a few days earlier. Besides, Andrée, there is no point in our trying to deceive one another. I found a letter one morning in Albertine′s room, a note from Mme. Verdurin begging her to come that afternoon.” And I shewed her the note which, as a matter of fact, Françoise had taken care to bring to my notice by placing it on the surface of Albertine′s possessions a few days before her departure, and, I am afraid, leaving it there to make Albertine suppose that I had been rummaging among her things, to let her know in any case that I had seen it. And I had often asked myself whether Françoise′s ruse had not been largely responsible for the departure of Albertine, who saw that she could no longer conceal anything from me, and felt disheartened, vanquished. I shewed Andrée the letter: “I feel no compunction, everything is excused by this strong family feeling. . . . ” “You know very well, Andrée, that Albertine used always to say that Mlle. Vinteuil′s friend was indeed a mother, an elder sister to her.” “But you have misinterpreted this note. The person that Mme. Verdurin wished Albertine to meet that afternoon was not at all Mlle. Vinteuil′s friend, it was the young man you call ‘I am in the soup,′ and the strong family feeling is what Mme. Verdurin felt for the brute who is after all her nephew. At the same time I think that Albertine did hear afterwards that Mlle. Vinteuil was to be there, Mme. Verdurin may have let her know separately. Of course the thought of seeing her friend again gave her pleasure, reminded her of happy times in the past, but just as you would be glad, if you were going to some place, to know that Elstir would be there, but no more than that, not even as much. No, if Albertine was unwilling to say why she wanted to go to Mme. Verdurin′s, it is because it was a rehearsal to which Mme. Verdurin had invited a very small party, including that nephew of hers whom you had met at Balbec, to whom Mme. Bontemps was hoping to marry Albertine and to whom Albertine wanted to talk. A fine lot of people!”
Ainsi Albertine, contrairement à ce qu′avait cru autrefois la mère d′Andrée, avait eu, somme toute, un beau parti bourgeois. Et quand elle avait voulu voir Mme Verdurin, quand elle lui avait parlé en secret, quand elle avait été si fâchée que j′y fusse allé en soirée sans la prévenir, l′intrigue qu′il y avait entre elle et Mme Verdurin avait pour objet de lui faire rencontrer non Mlle Vinteuil, mais le neveu qui aimait Albertine et pour qui Mme Verdurin s′entremettait, avec cette satisfaction de travailler à la réalisation d′un de ces mariages qui surprennent de la part de certaines familles dans la mentalité de qui on n′entre pas complètement, croyant qu′elles tiennent à un mariage riche. Or jamais je n′avais repensé à ce neveu qui avait peut-être été le déniaiseur grâce auquel j′avais été embrassé la première fois par elle. Et à tout le plan des mobiles d′Albertine que j′avais construit il fallait en substituer un autre, ou le lui superposer, car peut-être il ne l′excluait pas, le goût pour les femmes n′empêchant pas de se marier. « Et puis, il n′y a pas besoin de chercher tant d′explications, ajouta Andrée. Dieu sait combien j′aimais Albertine et quelle bonne créature c′était, mais surtout depuis qu′elle avait eu la fièvre typho (une année avant que vous ayez fait notre connaissance à toutes), c′était un vrai cerveau brûlé. Tout à coup elle se dégoûtait de ce qu′elle faisait, il fallait changer à la minute même, et elle ne savait sans doute pas elle-même pourquoi. Vous rappelez-vous la première année où vous êtes venu à Balbec, l′année où vous nous avez connues ? Un beau jour elle s′est fait envoyer une dépêche qui la rappelait à Paris, c′est à peine si on a eu le temps de faire ses malles. Or elle n′avait aucune raison de partir. Tous les prétextes qu′elle a donnés étaient faux. Paris était assommant pour elle à ce moment-là. Nous étions toutes encore à Balbec. Le golf n′était pas fermé, et même les épreuves pour la grande coupe, qu′elle avait tant désirée, n′étaient pas finies. Sûrement c′est elle qui l′aurait eue. Il n′y avait que huit jours à attendre. Eh bien, elle est partie au galop ! Souvent je lui en avais reparlé depuis. Elle disait elle-même qu′elle ne savait pas pourquoi elle était partie, que c′était le mal du pays (le pays, c′est Paris, vous pensez si c′est probable), qu′elle se déplaisait à Balbec, qu′elle croyait qu′il y avait des gens qui se moquaient d′elle. » Et je me disais qu′il y avait cela de vrai dans ce que disait Andrée que, si des différences entre les esprits expliquent les impressions différentes produites sur telle ou telle personne par une même œuvre, les différences de sentiment, l′impossibilité de persuader une personne qui ne vous aime pas, il y a aussi les différences entre les caractères, les particularités d′un caractère qui sont aussi une cause d′action. Puis je cessais de songer à cette explication et je me disais combien il est difficile de savoir la vérité dans la vie. J′avais bien remarqué le désir et la dissimulation d′Albertine pour aller chez Mme Verdurin et je ne m′étais pas trompé. Mais alors même qu′on tient ainsi un fait, des autres on ne perçoit que l′apparence ; car l′envers de la tapisserie, l′envers réel de l′action, de l′intrigue — aussi bien que celui de l′intelligence, du cœur — se dérobe et nous ne voyons passer que des silhouettes plates dont nous nous disons : c′est ceci, c′est cela ; c′est à cause d′elle, ou de telle autre. La révélation que Mlle Vinteuil devait venir m′avait paru l′explication d′autant plus logique qu′Albertine, allant au-devant, m′en avait parlé. Et plus tard n′avait-elle pas refusé de me jurer que la présence de Mlle Vinteuil ne lui faisait aucun plaisir ? Et ici, à propos de ce jeune homme, je me rappelai ceci que j′avais oublié : peu de temps auparavant, pendant qu′Albertine habitait chez moi, je l′avais rencontré et il avait été, contrairement à son attitude à Balbec, excessivement aimable, même affectueux avec moi, m′avait supplié de le laisser venir me voir, ce que j′avais refusé pour beaucoup de raisons. Or maintenant je comprenais que, tout bonnement, sachant qu′Albertine habitait la maison, il avait voulu se mettre bien avec moi pour avoir toutes facilités de la voir et de me l′enlever, et je conclus que c′était un misérable. Quelque temps après, lorsque furent jouées devant moi les premières œuvres de ce jeune homme, sans doute je continuai à penser que s′il avait tant voulu venir chez moi, c′était à cause d′Albertine, et tout en trouvant cela coupable, je me rappelai que jadis si j′étais parti pour Doncières, voir Saint-Loup, c′était en réalité parce que j′aimais Mme de Guermantes. Il est vrai que le cas n′était pas le même, Saint-Loup n′aimant pas Mme de Guermantes, si bien qu′il y avait dans ma tendresse peut-être un peu de duplicité, mais nulle trahison. Mais je songeai ensuite que cette tendresse qu′on éprouve pour celui qui détient le bien que vous désirez, on l′éprouve aussi si, ce bien, celui-là le détient même en l′aimant pour lui-même. Sans doute, il faut alors lutter contre une amitié qui conduira tout droit à la trahison. Et je crois que c′est ce que j′ai toujours fait. Mais pour ceux qui n′en ont pas la force, on ne peut pas dire que chez eux l′amitié qu′ils affectent pour le détenteur soit une pure ruse ; ils l′éprouvent sincèrement et à cause de cela la manifestent avec une ardeur qui, une fois la trahison accomplie, fait que le mari ou l′amant trompé peut dire avec une indignation stupéfiée : « Si vous aviez entendu les protestations d′affection que me prodiguait ce misérable ! Qu′on vienne voler un homme de son trésor, je le comprends encore. Mais qu′on éprouve le besoin diabolique de l′assurer d′abord de son amitié, c′est un degré d′ignominie et de perversité qu′on ne peut imaginer. » Or il n′y a pas là une telle perversité, ni même mensonge tout à fait lucide. L′affection de ce genre que m′avait manifestée ce jour-là le pseudo-fiancé d′Albertine avait encore une autre excuse, étant plus complexe qu′un simple dérivé de l′amour pour Albertine. Ce n′est que depuis peu qu′il se savait, qu′il s′avouait, qu′il voulait être proclamé un intellectuel. Pour la première fois les valeurs autres que sportives ou noceuses existaient pour lui. Le fait que j′eusse été estimé d′Elstir, de Bergotte, qu′Albertine lui eût peut-être parlé de la façon dont je jugeais les écrivains et dont elle se figurait que j′aurais pu écrire moi-même, faisait que tout d′un coup j′étais devenu pour lui (pour l′homme nouveau qu′il s′apercevait enfin être) quelqu′un d′intéressant avec qui il eût eu plaisir à être lié, à qui il eût voulu confier ses projets, peut-être demander de le présenter à Elstir. De sorte qu′il était sincère en demandant à venir chez moi, en m′exprimant une sympathie où des raisons intellectuelles en même temps qu′un reflet d′Albertine mettaient de la sincérité. Sans doute ce n′était pas pour cela qu′il tenait tant à venir chez moi, et il eût tout lâché pour cela. Mais cette raison dernière, qui ne faisait guère qu′élever à une sorte de paroxysme passionné les deux premières, il l′ignorait peut-être lui-même, et les deux autres existaient réellement, comme avait pu réellement exister chez Albertine ; quand elle avait voulu aller, l′après-midi de la répétition, chez Mme Verdurin, le plaisir parfaitement honnête qu′elle aurait eu à revoir des amies d′enfance qui pour elle n′étaient pas plus vicieuses qu′elle n′était pour celles-ci, à causer avec elles, à leur montrer, par sa seule présence chez les Verdurin, que la pauvre petite fille qu′elles avaient connue était maintenant invitée dans un salon marquant, le plaisir aussi qu′elle aurait peut-être eu à entendre de la musique de Vinteuil. Si tout cela était vrai, la rougeur qui était venue au visage d′Albertine quand j′avais parlé de Mlle Vinteuil venait de ce que je l′avais fait à propos de cette matinée qu′elle avait voulu me cacher à cause de ce projet de mariage que je ne devais pas savoir. Le refus d′Albertine de me jurer qu′elle n′aurait eu aucun plaisir à revoir à cette matinée Mlle Vinteuil avait à ce moment-là augmenté mon tourment, fortifié mes soupçons, mais me prouvait rétrospectivement qu′elle avait tenu à être sincère, et même pour une chose innocente, peut-être justement parce que c′était une chose innocente. Il restait ce qu′Andrée m′avait dit sur ses relations avec Albertine. Peut-être pourtant, même sans aller jusqu′à croire qu′Andrée les inventait entièrement pour que je ne fusse pas heureux et ne pusse pas me croire supérieur à elle, pouvais-je encore supposer qu′elle avait un peu exagéré ce qu′elle faisait avec Albertine, et qu′Albertine, par restriction mentale, diminuait aussi un peu ce qu′elle avait fait avec Andrée, se servant systématiquement de certaines définitions que stupidement j′avais formulées sur ce sujet, trouvant que ses relations avec Andrée ne rentraient pas dans ce qu′elle devait m′avouer et qu′elle pouvait les nier sans mentir. Mais pourquoi croire que c′était plutôt elle qu′Andrée qui mentait ? La vérité et la vie sont bien ardues, et il me restait d′elles, sans qu′en somme je les connusse, une impression où la tristesse était peut-être encore dominée par la fatigue.
And so Albertine, in spite of what Andrée′s mother used to think, had had after all the prospect of a wealthy marriage. And when she had wanted to visit Mme. Verdurin, when she spoke to her in secret, when she had been so annoyed that I should have gone there that evening without warning her, the plot that had been woven by her and Mme. Verdurin had had as its object her meeting not Mlle. Vinteuil but the nephew with whom Albertine was in love and for whom Mme. Verdurin was acting as go-between, with the satisfaction in working for the achievement of one of those marriages which surprise us in certain families into whose state of mind we do not enter completely, supposing them to be intent upon a rich bride. Now I had never given another thought to this nephew who had perhaps been the initiator thanks to whom I had received her first kiss. And for the whole plane of Albertine′s motives which I had constructed, I must now substitute another, or rather superimpose it, for perhaps it did not exclude the other, a preference for women did not prevent her from marrying. “And anyhow there is no need to seek out all these explanations,” Andrée went on. “Heaven only knows how I loved Albertine and what a good creature she was, but really, after she had typhoid (a year before you first met us all) she was an absolute madcap. All of a sudden she would be disgusted with what she was doing, all her plans would have to be changed at once, and she herself probably could not tell you why. You remember the year when you first came to Balbec, the year when you met us all? One fine day she made some one send her a telegram calling her back to Paris, she had barely time to pack her trunks. But there was absolutely no reason for her to go. All the excuses that she made were false. Paris was impossible for her at the moment. We were all of us still at Balbec. The golf club wasn′t closed, indeed the heats for the cup which she was so keen on winning weren′t finished. She was certain to win it. It only meant staying on for another week. Well, off she went. I have often spoken to her about it since. She said herself that she didn′t know why she had left, that she felt home-sick (the home being Paris, you can imagine how likely that was), that she didn′t feel happy at Balbec, that she thought that there were people there who were laughing at her.” And I told myself that there was this amount of truth in what Andrée said that, if differences between minds account for the different impressions produced upon one person and another by the same work, for differences of feeling, for the impossibility of captivating a person to whom we do not appeal, there are also the differences between characters, the peculiarities of a single character, which are also motives for action. Then I ceased to think about this explanation and said to myself how difficult it is to know the truth in this world. I had indeed observed Albertine′s anxiety to go to Mme. Verdurin′s and her concealment of it and I had not been mistaken. But then even if we do manage to grasp one fact like this, there are others which we perceive only in their outward appearance, for the reverse of the tapestry, the real side of the action, of the intrigue — as well as that of the intellect, of the heart — is hidden from us and we see pass before us only flat silhouettes of which we say to ourselves: it is this, it is that; it is on her account, or on some one′s else. The revelation of the fact that Mlle. Vinteuil was expected had seemed to me an explanation all the more logical seeing that Albertine had anticipated it by mentioning her to me. And subsequently had she not refused to swear to me that Mlle. Vinteuil′s presence gave her no pleasure? And here, with regard to this young man, I remembered a point which I had forgotten; a little time earlier, while Albertine was staying with me, I had met him, and he had been — in contradiction of his attitude at Balbec — extremely friendly, even affectionate with me, had begged me to allow him to call upon me, which I had declined to do for a number of reasons. And now I realised that it was simply because, knowing that Albertine was staying in the house, he had wished to be on good terms with me so as to have every facility for seeing her and for carrying her off from me, and I concluded that he was a scoundrel. Some time later, when I attended the first performances of this young man′s works, no doubt I continued to think that if he had been so anxious to call upon me, it was for Albertine′s sake, but, while I felt this to be reprehensible, I remembered that in the past if I had gone down to Doncieres, to see Saint-Loup, it was really because I was in love with Mme. de Guermantes. It is true that the situation was not identical, since Saint-Loup had not been in love with Mme. de Guermantes, with the result that there was in my affection for him a trace of duplicity perhaps, but no treason. But I reflected afterwards that this affection which we feel for the person who controls the object of our desire, we feel equally if the person controls that object while loving it himself. No doubt, we have then to struggle against a friendship which will lead us straight to treason. And I think that this is what I have always done. But in the case of those who have not the strength to struggle, we cannot say that in them the friendship that they affect for the controller is a mere ruse; they feel it sincerely and for that reason display it with an ardour which, once the betrayal is complete, means that the betrayed husband or lover is able to say with a stupefied indignation: “If you had heard the protestations of affection that the wretch showered on me! That a person should come to rob a man of his treasure, that I can understand. But that he should feel the diabolical need; to assure him first of all of his friendship, is a degree of ignominy and perversity which it is impossible to imagine.” Now, there is no such perversity in the action, nor even an absolutely clear falsehood. The affection of this sort which Albertine′s pseudo-fiancé had manifested for me that day had yet another excuse, being more complex than a simple consequence of his love for Albertine. It had been for a short time only that he had known himself, confessed himself, been anxious to be proclaimed an intellectual. For the first time values other than sporting or amatory existed for him. The fact that I had been regarded with esteem by Elstir, by Bergotte, that Albertine had perhaps told him of the way in which I criticised writers which led her to imagine that I might myself be able to write, had the result that all of a sudden I had become to him (to the new man who he at last realised himself to be) an interesting person with whom he would like to be associated, to whom he would like to confide his plans, whom he would ask perhaps for an introduction to Elstir. With the result that he was sincere when he asked if he might call upon me, expressing a regard for me to which intellectual reasons as well as the thought of Albertine imparted sincerity. No doubt it was not for that that he was so anxious to come and see me and would have sacrificed everything else with that object. But of this last reason which did little more than raise to a sort of impassioned paroxysm the two other reasons, he was perhaps unaware himself, and the other two existed really, as might have existed really in Albertine when she had been anxious to go, on the afternoon of the rehearsal, to Mme. Verdurin′s, the perfectly respectable pleasure that she would feel in meeting again friends of her childhood, who in her eyes were no more vicious than she was in theirs, in talking to them, in shewing them, by the mere fact of her presence at the Verdurins′, that the poor little girl whom they had known was now invited to a distinguished house, the pleasure also that she might perhaps have felt in listening to Vinteuil′s music. If all this was true, the blush that had risen to Albertine′s cheeks when I mentioned Mlle. Vinteuil was due to what I had done with regard to that afternoon party which she had tried to keep secret from me, because of that proposal of marriage of which I was not to know. Albertine′s refusal to swear to me that she would not have felt any pleasure in meeting Mlle. Vinteuil again at that party had at the moment intensified my torment, strengthened my suspicions, but proved to me in retrospect that she had been determined to be sincere, and even over an innocent matter, perhaps simply because it was an innocent matter. There remained what Andrée had told me about her relations with Albertine. Perhaps, however, even without going so far as to believe that Andrée had invented the story solely in order that I might not feel happy and might not feel myself superior to her, I might still suppose that she had slightly exaggerated her account of what she used to do with Albertine, and that Albertine, by a mental restriction, diminished slightly also what she had done with Andrée, making use systematically of certain definitions which I had stupidly formulated upon the subject, finding that her relations with Andrée did not enter into the field of what she was obliged to confess to me and that she could deny them without lying. But why should I believe that it was she rather than Andrée who was lying? Truth and life are very arduous, and there remained to me from them, without my really knowing them, an impression in which sorrow was perhaps actually dominated by exhaustion.
Quant à la troisième fois où je me souviens d′avoir eu conscience que j′approchais de l′indifférence absolue à l′égard d′Albertine (et, cette dernière fois, jusqu′à sentir que j′y étais tout à fait arrivé), ce fut un jour, à Venise, assez longtemps après la dernière visite d′Andrée.
As for the third occasion on which I remember that I was conscious of approaching an absolute indifference with regard to Albertine (and on this third occasion I felt that I had entirely arrived at it), it was one day, at Venice, a long time after Andrée′s last visit.
CHAPITRE III SEJOUR A VENISE
CHAPTER THREE Venice
Ma mère m′avait emmené passer quelques semaines à Venise et — comme il peut y avoir de la beauté aussi bien que dans les choses les plus humbles dans les plus précieuses — j′y goûtais des impressions analogues à celles que j′avais si souvent ressenties autrefois à Combray, mais transposées selon un mode entièrement différent et plus riche. Quand, à dix heures du matin, on venait ouvrir mes volets, je voyais flamboyer, au lieu du marbre noir que devenaient en resplendissant les ardoises de Saint-Hilaire, l′Ange d′Or du campanile de Saint-Marc. Rutilant d′un soleil qui le rendait presque impossible à fixer, il me faisait avec ses bras grands ouverts, pour quand je serais, une demi-heure plus tard, sur la piazzetta, une promesse de joie plus certaine que celle qu′il put être jadis chargé d′annoncer aux hommes de bonne volonté. Je ne pouvais apercevoir que lui tant que j′étais couché, mais comme le monde n′est qu′un vaste cadran solaire où un seul segment ensoleillé nous permet de voir l′heure qu′il est, dès le premier matin je pensai aux boutiques de Combray sur la place de l′Église, qui, le dimanche, étaient sur le point de fermer quand j′arrivais à la messe, tandis que la paille du marché sentait fort sous le soleil déjà chaud. Mais dès le second jour, ce que je vis en m′éveillant, ce pourquoi je me levai (parce que cela s′était substitué dans ma mémoire et dans mon désir aux souvenirs de Combray), ce furent les impressions de ma première sortie du matin à Venise, à Venise où la vie quotidienne n′était pas moins réelle qu′à Combray, où comme à Combray le dimanche matin on avait bien le plaisir de descendre dans une rue en fête, mais où cette rue était toute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d′une couleur si résistante que mes yeux fatigués pouvaient, pour se détendre et sans craindre qu′elle fléchît, y appuyer leurs regards. Comme à Combray les bonnes gens de la rue de l′Oiseau, dans cette nouvelle vie aussi les habitants sortaient bien des maisons alignées l′une à côté de l′autre dans la grande rue, mais ce rôle de maisons projetant un peu d′ombre à leurs pieds était, à Venise, confié à des palais de porphyre et de jaspe, au-dessus de la porte cintrée desquels la tête d′un Dieu barbu (en dépassant l′alignement, comme le marteau d′une porte à Combray) avait pour résultat de rendre plus foncé par son reflet, non le brun du sol mais le bleu splendide de l′eau. Sur la piazza l′ombre qu′eussent développée à Combray la toile du magasin de nouveautés et l′enseigne du coiffeur, c′étaient les petites fleurs bleues que sème à ses pieds sur le désert du dallage ensoleillé le relief d′une façade Renaissance, non pas que, quand le soleil tapait fort, on ne fût obligé, à Venise comme à Combray, de baisser, au bord du canal, des stores, mais ils étaient tendus entre les quadrilobes et les rinceaux de fenêtres gothiques. J′en dirai autant de celle de notre hôtel devant les balustres de laquelle ma mère m′attendait en regardant le canal avec une patience qu′elle n′eût pas montrée autrefois à Combray, en ce temps où, mettant en moi des espérances qui depuis n′avaient pas été réalisées, elle ne voulait pas me laisser voir combien elle m′aimait. Maintenant elle sentait bien que sa froideur apparente n′eût plus rien changé, et la tendresse qu′elle me prodiguait était comme ces aliments défendus qu′on ne refuse plus aux malades quand il est assuré qu′ils ne peuvent guérir. Certes, les humbles particularités qui faisaient individuelle la fenêtre de la chambre de ma tante Léonie, sur la rue de l′Oiseau, son asymétrie à cause de la distance inégale entre les deux fenêtres voisines, la hauteur excessive de son appui de bois, et la barre coudée qui servait à ouvrir les volets, les deux pans de satin bleu et glacé qu′une embrasse divisait et retenait écartés, l′équivalent de tout cela existait à cet hôtel de Venise où j′entendais aussi ces mots si particuliers, si éloquents qui nous font reconnaître de loin la demeure où nous rentrons déjeuner, et plus tard restent dans notre souvenir comme un témoignage que pendant un certain temps cette demeure fut la nôtre ; mais le soin de les dire était, à Venise, dévolu, non comme il l′était à Combray et comme il l′est un peu partout, aux choses les plus simples, voire les plus laides, mais à l′ogive encore à demi arabe d′une façade qui est reproduite, dans tous les musées de moulages et tous les livres d′art illustrés, comme un des chefs-d′œuvre de l′architecture domestique au moyen âge ; de bien loin et quand j′avais à peine dépassé Saint-Georges le Majeur, j′apercevais cette ogive qui m′avait vu, et l′élan de ses arcs brisés ajoutait à son sourire de bienvenue la distinction d′un regard plus élevé, et presque incompris. Et parce que, derrière ses balustres de marbre de diverses couleurs, maman lisait en m′attendant, le visage contenu dans une voilette de tulle d′un blanc aussi déchirant que celui de ses cheveux, pour moi qui sentais que ma mère l′avait, en cachant ses larmes, ajoutée à son chapeau de paille, un peu pour avoir l′air «Â habillée » devant les gens de l′hôtel, mais surtout pour me paraître moins en deuil, moins triste, presque consolée de la mort de ma grand′mère, parce que, ne m′ayant pas reconnu tout de suite, dès que de la gondole je l′appelais elle envoyait vers moi, du fond de son cœur, son amour qui ne s′arrêtait que là où il n′y avait plus de matière pour le soutenir à la surface de son regard passionné qu′elle faisait aussi proche de moi que possible, qu′elle cherchait à exhausser, à l′avancée de ses lèvres, en un sourire qui semblait m′embrasser, dans le cadre et sous le dais du sourire plus discret de l′ogive illuminée par le soleil de midi ; à cause de cela, cette fenêtre a pris dans ma mémoire la douceur des choses qui eurent en même temps que nous, à côté de nous, leur part dans une certaine heure qui sonnait, la même pour nous et pour elles ; et si pleins de formes admirables que soient ses meneaux, cette fenêtre illustre garde pour moi l′aspect intime d′un homme de génie avec qui nous aurions passé un mois dans une même villégiature, qui y aurait contracté pour nous quelque amitié, et si depuis, chaque fois que je vois le moulage de cette fenêtre dans un musée, je suis obligé de retenir mes larmes, c′est tout simplement parce qu′elle me dit la chose qui peut le plus me toucher : «Â Je me rappelle très bien votre mère. »
My mother had brought me for a few weeks to Venice and — as there may be beauty in the most precious as well as in the humblest things — I was receiving there impressions analogous to those which I had felt so often in the past at Combray, but transposed into a wholly different and far richer key. When at ten o′clock in the morning my shutters were thrown open, I saw ablaze in the sunlight, instead of the black marble into which the slates of Saint-Hilaire used to turn, the Golden Angel on the Campanile of San Marco. In its dazzling glitter, which made it almost impossible to fix it in space, it promised me with its outstretched arms, for the moment, half an hour later, when I was to appear on the Piazzetta, a joy more certain than any that it could ever in the past have been bidden to announce to men of good will. I could see nothing but itself, so long as I remained in bed, but as the whole world is merely a vast sun-dial, a single lighted segment of which enables us to tell what o′clock it is, on the very first morning I was reminded of the shops in the Place de l′Eglise at Combray, which, on Sunday mornings, were always on the point of shutting when I arrived for mass, while the straw in the market place smelt strongly in the already hot sunlight. But on the second morning, what I saw, when I awoke, what made me get out of bed (because they had taken the place in my consciousness and in my desire of my memories of Combray), were the impressions of my first morning stroll in Venice, Venice whose daily life was no less real than that of Combray, where as at Combray on Sunday mornings one had the delight of emerging upon a festive street, but where that street was paved with water of a sapphire blue, refreshed by little ripples of cooler air, and of so solid a colour that my tired eyes might, in quest of relaxation and without fear of its giving way, rest their gaze upon it. Like, at Combray, the worthy folk of the Rue de l′Oiseau, so in this strange town also, the inhabitants did indeed emerge from houses drawn up in line, side by side, along the principal street, but the part played there by houses that cast a patch of shade before them was in Venice entrusted to palaces of porphyry and jasper, over the arched door of which the head of a bearded god (projecting from its alignment, like the knocker on a door at Combray) had the effect of darkening with its shadow, not the brownness of the soil but the splendid blue of the water. On the piazza, the shadow that would have been cast at Combray by the linen-draper′s awning and the barber′s pole, turned into the tiny blue flowers scattered at its feet upon the desert of sun-scorched tiles by the silhouette of a Renaissance façade, which is not to say that, when the sun was hot, we were not obliged, in Venice as at Combray, to pull down the blinds between ourselves and the Canal, but they hung behind the quatrefoils and foliage of gothic windows. Of this sort was the window in our hotel behind the pillars of which my mother sat waiting for me, gazing at the Canal with a patience which she would not have displayed in the old days at Combray, at that time when, reposing in myself hopes which had never been realised, she was unwilling to let me see how much she loved me. Nowadays she was well aware that an apparent coldness on her part would alter nothing, and the affection that she lavished upon me was like those forbidden foods which are no longer withheld from invalids, when it is certain that they are past recovery. To be sure, the humble details which gave an individuality to the window of my aunt Léonie′s bedroom, seen from the Rue de l′Oiseau, the asymmetry of its position not midway between the windows on either side of it, the exceptional height of its wooden ledge, the slanting bar which kept the shutters closed, the two curtains of glossy blue satin, divided and kept apart by their rod, the equivalent of all these things existed in this hotel in Venice where I could hear also those words, so distinctive, so eloquent, which enable us to recognise at a distance the house to which we are going home to luncheon, and afterwards remain in our memory as testimony that, during a certain period of time, that house was ours; but the task of uttering them had, in Venice, devolved not, as at Combray, and indeed, to a certain extent, everywhere, upon the simplest, that is to say the least beautiful things, but upon the almost oriental arch of a façade which is reproduced among the casts in every museum as one of the supreme achievements of the domestic architecture of the middle ages; from a long way away and when I had barely passed San Giorgio Maggiore, I caught sight of this arched window which had already seen me, and the spring of its broken curves added to its smile of welcome the distinction of a loftier, scarcely comprehensible gaze. And since, behind those pillars of differently coloured marble, Mamma was sitting reading while she waited for me to return, her face shrouded in a tulle veil as agonising in its whiteness as her hair to myself who felt that my mother, wiping away her tears, had pinned it to her straw hat, partly with the idea of appearing ‘dressed′ in the eyes of the hotel staff, but principally so as to appear to me less ‘in mourning,′ less sad, almost consoled for the death of my grandmother; since, not having recognised me at first, as soon as I called to her from the gondola, she sent out to me, from the bottom of her heart, a love which stopped only where there was no longer any material substance to support it on the surface of her impassioned gaze which she brought as close to me as possible, which she tried to thrust forward to the advanced post of her lips, in a smile which seemed to be kissing me, in the framework and beneath the canopy of the more discreet smile of the arched window illuminated by the midday sun; for these reasons, that window has assumed in my memory the precious quality of things that have had, simultaneously, side by side with ourselves, their part in a certain hour that struck, the same for us and for them; and however full of admirable tracery its mullions may be, that illustrious window retains in my sight the intimate aspect of a man of genius with whom we have spent a month in some holiday resort, where he has acquired a friendly regard for us; and if, ever since then, whenever I see a cast of that window in a museum, I feel the tears starting to my eyes, it is simply because the window says to me the thing that touches me more than anything else in the world: “I remember your mother so well.”
Et pour aller chercher maman qui avait quitté la fenêtre, j′avais bien en laissant la chaleur du plein air cette sensation de fraîcheur, jadis éprouvée à Combray quand je montais dans ma chambre ; mais à Venise c′était un courant d′air marin qui l′entretenait, non plus dans un petit escalier de bois aux marches rapprochées mais sur les nobles surfaces de degrés de marbre, éclaboussées à tout moment d′un éclair de soleil glauque, et qui à l′utile leçon de Chardin, reçue autrefois, ajoutaient celle de Véronèse. Et puisque à Venise ce sont des œuvres d′art, des choses magnifiques, qui sont chargées de nous donner les impressions familières de la vie, c′est esquiver le caractère de cette ville, sous prétexte que la Venise de certains peintres est froidement esthétique dans sa partie la plus célèbre, qu′en représenter seulement (exceptons les superbes études de Maxime Dethomas) les aspects misérables, là où ce qui fait sa splendeur s′efface, et pour rendre Venise plus intime et plus vraie lui donner de la ressemblance avec Aubervilliers. Ce fut le tort de très grands artistes, par une réaction bien naturelle contre la Venise factice des mauvais peintres, de s′être attachés uniquement à la Venise, qu′ils trouvèrent plus réaliste, des humbles campi, des petits rii abandonnés. C′était elle que j′explorais souvent l′après-midi, si je ne sortais pas avec ma mère. J′y trouvais plus facilement, en effet, de ces femmes du peuple, les allumettières, les enfileuses de perles, les travailleuses du verre ou de la dentelle, les petites ouvrières aux grands châles noirs à franges. Ma gondole suivait les petits canaux ; comme la main mystérieuse d′un génie qui m′aurait conduit dans les détours de cette ville d′Orient, ils semblaient, au fur et à mesure que j′avançais, me pratiquer un chemin creusé en plein cœur d′un quartier qu′ils divisaient en écartant à peine d′un mince sillon arbitrairement tracé les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques ; et, comme si le guide magique avait tenu une bougie entre ses doigts et m′eût éclairé au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui ils frayaient sa route.
And as I went indoors to join my mother who had left the window, I did indeed recapture, coming from the warm air outside, that feeling of coolness that I had known long ago at Combray when I went upstairs to my room, but at Venice it was a breeze from the sea that kept the air cool, and no longer upon a little wooden staircase with narrow steps, but upon the noble surfaces of blocks of marble, splashed at every moment by a shaft of greenish sunlight, which to the valuable instruction in the art of Chardin, acquired long ago, added a lesson in that of Veronese. And since at Venice it is to works of art, to things of priceless beauty, that the task is entrusted of giving us our impressions of everyday life, we may sketch the character of this city, using the pretext that the Venice of certain painters is coldly aesthetic in its most celebrated parts, by representing only (let us make an exception of the superb studies of Maxime Dethomas) its poverty-stricken aspects, in the quarters where everything that creates its splendour is concealed, and to make Venice more intimate and more genuine give it a resemblance to Aubervilliers. It has been the mistake of some very great artists, that, by a quite natural reaction from the artificial Venice of bad painters, they have attached themselves exclusively to the Venice which they have found more realistic, to some humble campo, some tiny deserted rio. It was this Venice that I used often to explore in the afternoon, when I did not go out with my mother. The fact was that it was easier to find there women of the industrial class, match-makers, pearl-stringers, workers in glass or lace, working women in black shawls with long fringes. My gondola followed the course of the small canals; like the mysterious hand of a Genie leading me through the maze of this oriental city, they seemed, as I advanced, to be carving a road for me through the heart of a crowded quarter which they clove asunder, barely dividing with a slender fissure, arbitrarily carved, the tall houses with their tiny Moorish windows; and, as though the magic guide had been holding a candle in his hand and were lighting the way for me, they kept casting ahead of them a ray of sunlight for which they cleared a path.
On sentait qu′entre les pauvres demeures que le petit canal venait de séparer et qui eussent sans cela formé un tout compact, aucune place n′avait été réservée. De sorte que le campanile de l′église ou les treilles des jardins surplombaient à pic le rio comme dans une ville inondée. Mais pour les églises comme pour les jardins, grâce à la même transposition que dans le Grand Canal, la mer se prêtait si bien à faire la fonction de voie de communication, de rue grande ou petite, que de chaque côté du canaletto les églises montaient de l′eau en ce vieux quartier populaire, devenues des paroisses humbles et fréquentées, portant sur elles le cachet de leur nécessité, de la fréquentation de nombreuses petites gens ; que les jardins traversés par la percée du canal laissaient traîner dans l′eau leurs feuilles ou leurs fruits étonnés, et que, sur le rebord de la maison dont le grès grossièrement fendu était encore rugueux comme s′il venait d′être brusquement scié, des gamins surpris et gardant leur équilibre laissaient pendre leurs jambes bien d′aplomb, à la façon de matelots assis sur un pont mobile dont les deux moitiés viennent de s′écarter et ont permis à la mer de passer entre elles.
One felt that between the mean dwellings which the canal had just parted and which otherwise would have formed a compact whole, no open space had been reserved. With the result that the belfry of the church, or the garden-trellis rose sheer above the rio as in a flooded city. But with churches as with gardens, thanks to the same transposition as in the Grand Canal, the sea formed so effective a way of communication, a substitute for street or alley, that on either side of the canaletto the churches rose from the water in this ancient, plebeian quarter, degraded into humble, much frequented mission chapels, bearing upon their surface the stamp of their necessity, of their use by crowds of simple folk, that the gardens crossed by the line of the canal allowed their astonished leaves or fruit to trail in the water and that on the doorstep of the house whose roughly hewn stone was still wrinkled as though it had only just been sawn, little boys surprised by the gondola and keeping their balance allowed their legs to dangle vertically, like sailors seated upon a swing-bridge the two halves of which have been swung apart, allowing the sea to pass between them.
Parfois apparaissait un monument plus beau, qui se trouvait là comme une surprise dans une boîte que nous viendrions d′ouvrir, un petit temple d′ivoire avec ses ordres corinthiens et sa statue allégorique au fronton, un peu dépaysé parmi les choses usuelles au milieu desquelles il traînait, et le péristyle que lui réservait le canal gardait l′air d′un quai de débarquement pour maraîchers.
Now and again there appeared a handsomer building that happened to be there, like a surprise in a box which we have just opened, a little ivory temple with its Corinthian columns and its allegorical statue on the pediment, somewhat out of place among the ordinary buildings in the midst of which it had survived, and the peristyle with which the canal provided it resembled a landing-stage for market gardeners.
Le soleil était encore haut dans le ciel quand j′allais retrouver ma mère sur la piazzettaÂ… Nous remontions le Grand Canal en gondole, nous regardions la file des palais entre lesquels nous passions refléter la lumière et l′heure sur leurs flancs rosés et changer avec elles, moins à la façon d′habitations privées et de monuments célèbres que comme une chaîne de falaises de marbre au pied de laquelle on va se promener le soir en barque pour voir se coucher le soleil. Telles, les demeures disposées des deux côtés du chenal faisaient penser à des sites de la nature, mais d′une nature qui aurait créé ses œuvres avec une imagination humaine. Mais en même temps (à cause du caractère des impressions toujours urbaines que Venise donne presque en pleine mer, sur ces flots où le flux et le reflux se font sentir deux fois par jour, et qui tour à tour recouvrent à marée haute et découvrent à marée basse les magnifiques escaliers extérieurs des palais), comme nous l′eussions fait à Paris sur les boulevards, dans les Champs-Élysées, au Bois, dans toute large avenue à la mode, parmi la lumière poudroyante du soir, nous croisions les femmes les plus élégantes, presque toutes étrangères, et qui, mollement appuyées sur les coussins de leur équipage flottant, prenaient la file, s′arrêtaient devant un palais où elles avaient une amie à aller voir, faisaient demander si elle était là ; et, tandis qu′en attendant la réponse elles préparaient à tout hasard leur carte pour la laisser, comme elles eussent fait à la porte de l′hôtel de Guermantes, elles cherchaient dans leur guide de quelle époque, de quel style était le palais, non sans être secouées comme au sommet d′une vague bleue, par le remous de l′eau étincelante et cabrée, qui s′effarait d′être resserrée entre la gondole dansante et le marbre retentissant. Et ainsi les promenades, même rien que pour aller faire des visites ou des courses, étaient triples et uniques dans cette Venise où les simples allées et venues mondaines prennent en même temps la forme et le charme d′une visite à un musée et d′une bordée en mer.
The sun had barely begun to set when I went to fetch my mother from the Piazzetta. We returned up the Grand Canal in our gondola, we watched the double line of palaces between which we passed reflect the light and angle of the sun upon their rosy surfaces, and alter with them, seeming not so much private habitations and historic buildings as a chain of marble cliffs at the foot of which people go out in the evening in a boat to watch the sunset. In this way, the mansions arranged along either bank of the canal made one think of objects of nature, but of a nature which seemed to have created its works with a human imagination. But at the same time (because of the character of the impressions, always urban, which Venice gives us almost in the open sea, upon those waves whose flow and ebb make themselves felt twice daily, and which alternately cover at high tide and uncover at low tide the splendid outside stairs of the palaces), as we should have done in Paris upon the boulevards, in the Champs-Elysées, in the Bois, in any wide thoroughfare that was a fashionable resort, in the powdery evening light, we passed the most beautifully dressed women, almost all foreigners, who, propped luxuriously upon the cushions of their floating vehicle, took their place in the procession, stopped before a palace in which there was a friend whom they wished to see, sent to inquire whether she was at home; and while, as they waited for the answer, they prepared to leave a card, as they would have done at the door of the Hôtel de Guermantes, they turned to their guide-book to find out the period, the style of the palace, not without being shaken, as though upon the crest of a blue wave, by the thrust of the flashing, prancing water, which took alarm on finding itself pent between the dancing gondola and the slapping marble. And thus any excursion, even when it was only to pay calls or to go shopping, was threefold and unique in this Venice where the simplest social coming and going assumed at the same time the form and the charm of a visit to a museum and a trip on the sea.
Plusieurs des palais du Grand Canal étaient transformés en hôtels, et, par goût du changement ou par amabilité pour Mme Sazerat que nous avions retrouvée — la connaissance imprévue et inopportune qu′on rencontre chaque fois qu′on voyage — et que maman avait invitée, nous voulûmes un soir essayer de dîner dans un hôtel qui n′était pas le nôtre et où l′on prétendait que la cuisine était meilleure. Tandis que ma mère payait le gondolier et entrait avec Mme Sazerat dans le salon qu′elle avait retenu, je voulus jeter un coup d′œil sur la grande salle du restaurant aux beaux piliers de marbre et jadis couverte tout entière de fresques, depuis mal restaurées. Deux garçons causaient en un italien que je traduis :
Several of the palaces on the Grand Canal had been converted into hotels, and, feeling the need of a change, or wishing to be hospitable to Mme. Sazerat whom we had encountered — the unexpected and inopportune acquaintance whom we invariably meet when we travel abroad — and whom Mamma had invited to dine with us, we decided one evening to try an hotel which was not our own, and in which we had been told that the food was better. While my mother was paying the gondolier and taking Mme. Sazerat to the room which she had engaged, I slipped away to inspect the great hall of the restaurant with its fine marble pillars and walls and ceiling that were once entirely covered with frescoes, recently and badly restored. Two waiters were conversing in an Italian which I translate:
«Â Est-ce que les vieux mangent dans leur chambre ? Ils ne préviennent jamais. C′est assommant, je ne sais jamais si je dois garder leur table («Â non so se bisogna conservar loro la tavola »). Et puis, tant pis s′ils descendent et qu′ils la trouvent prise ! Je ne comprends pas qu′on reçoive des forestieri comme ça dans un hôtel aussi chic. C′est pas le monde d′ici. »
“Are the old people going to dine in their room? They never let us know. It′s the devil, I never know whether I am to reserve their table (non so se bisogna conservargli la loro tavola). And then, suppose they come down and find their table taken! I don′t understand how they can take in forestieri like that in such a smart hotel. They′re not our style.”
Malgré son dédain, le garçon aurait voulu savoir ce qu′il devait décider relativement à la table, et il allait faire demander au liftier de monter s′informer à l′étage quand, avant qu′il en eût le temps, la réponse lui fut donnée : il venait d′apercevoir la vieille dame qui entrait. Je n′eus pas de peine, malgré l′air de tristesse et de fatigue que donne l′appesantissement des années et malgré une sorte d′eczéma, de lèpre rouge qui couvrait sa figure, à reconnaître sous son bonnet, dans sa cotte noire faite chez WÂ…, mais, pour les profanes, pareille à celle d′une vieille concierge, la marquise de Villeparisis. Le hasard fit que l′endroit où j′étais, debout, en train d′examiner les vestiges d′une fresque, se trouvait, le long des belles parois de marbre, exactement derrière la table où venait de s′asseoir Mme de Villeparisis.
Notwithstanding his contempt, the waiter was anxious to know what action he was to take with regard to the table, and was going to get the lift-boy sent upstairs to inquire, when, before he had had time to do so, he received his answer: he had just caught sight of the old lady who was entering the room. I had no difficulty, despite the air of melancholy and weariness that comes with the burden of years, and despite a sort of eczema, a red leprosy that covered her face, in recognising beneath her bonnet, in her black jacket, made by W — but to the untutored eye exactly like that of an old charwoman, the Marquise de Villeparisis. As luck would have it, the spot upon which I was standing, engaged in studying the remains of a fresco, between two of the beautiful marble panels, was directly behind the table at which Mme. de Villeparisis had just sat down.
«Â Alors M. de Villeparisis ne va pas tarder à descendre. Depuis un mois qu′ils sont ici ils n′ont mangé qu′une fois l′un sans l′autre », dit le garçon.
“Then M. de Villeparisis won′t be long. They′ve been here a month now, and it′s only once that they didn′t have a meal together,” said the waiter.
Je me demandais quel était celui de ses parents avec lequel elle voyageait et qu′on appelait M. de Villeparisis, quand je vis, au bout de quelques instants, s′avancer vers la table et s′asseoir à côté d′elle son vieil amant, M. de Norpois.
I was asking myself who the relative could be with whom she was travelling, and who was named M. de Villeparisis, when I saw, a few moments later, advance towards the table and sit down by her side, her old lover, M. de Norpois.
Son grand âge avait affaibli la sonorité de sa voix, mais donné en revanche à son langage, jadis si plein de réserve, une véritable intempérance. Peut-être fallait-il en chercher la cause dans des ambitions qu′il sentait ne plus avoir grand temps pour réaliser et qui le remplissaient d′autant plus de véhémence et de fougue ; peut-être dans le fait que, laissé à l′écart d′une politique où il brûlait de rentrer, il croyait, dans la naîµ¥té de son désir, faire mettre à la retraite, par les sanglantes critiques qu′il dirigeait contre eux, ceux qu′il se faisait fort de remplacer. Ainsi voit-on des politiciens assurés que le cabinet dont ils ne font pas partie n′en a pas pour trois jours. Il serait, d′ailleurs, exagéré de croire que M. de Norpois avait perdu entièrement les traditions du langage diplomatique. Dès qu′il était question de «Â grandes affaires » il se retrouvait, on va le voir, l′homme que nous avons connu, mais le reste du temps il s′épanchait sur l′un et sur l′autre avec cette violence sénile de certains octogénaires qui les jette sur des femmes à qui ils ne peuvent plus faire grand mal.
His great age had weakened the resonance of his voice, but had in compensation given to his language, formerly so reserved, a positive intemperance. The cause of this was to be sought, perhaps, in certain ambitions for the realisation of which little time, he felt, remained to him, and which filled him all the more with vehemence and ardour; perhaps in the fact that, having been discarded from a world of politics to which he longed to return, he imagined, in the simplicity of his desire, that he could turn out of office, by the pungent criticisms which he launched at them, the men whose places he was anxious to fill. Thus we see politicians convinced that the Cabinet of which they are not members cannot hold out for three days. It would, however, be an exaggeration to suppose that M. de Norpois had entirely lost the traditions of diplomatic speech. Whenever ‘important matters′ were involved, he at once became, as we shall see, the man whom we remember in the past, but at all other times he would inveigh against this man and that with the senile violence of certain octogenarians which hurls them into the arms of women to whom they are no longer capable of doing any serious damage.
Mme de Villeparisis garda, pendant quelques minutes, le silence d′une vieille femme à qui la fatigue de la vieillesse a rendu difficile de remonter du ressouvenir du passé au présent. Puis, dans ces questions toutes pratiques où s′empreint le prolongement d′un mutuel amour :
Mme. de Villeparisis preserved, for some minutes, the silence of an old woman who in the exhaustion of age finds it difficult to rise from memories of the past to consideration of the present. Then, turning to one of those, eminently practical questions that indicate the survival of a mutual affection:
— Êtes-vous passé chez Salviati ?
“Did you call at Salviati′s?”
— Oui.
“Yes.”
— Enverront-ils demain ?
“Will they send it to-morrow?”
—Â J′ai rapporté moi-même la coupe. Je vous la montrerai après le dîner. Voyons le menu.
“I brought the bowl back myself. You shall see it after dinner. Let us see what there is to eat.”
— Avez-vous donné l′ordre de bourse pour mes Suez ?
“Did you send instructions about my Suez shares?”
— Non, l′attention de la Bourse est retenue en ce moment par les valeurs de pétrole. Mais il n′y a pas lieu de se presser étant donné les excellentes dispositions du marché. Voilà le menu. Il y a comme entrée des rougets. Voulez-vous que nous en prenions ?
“No; at the present moment the market is entirely taken up with oil shares. But there is no hurry, they are still fetching an excellent price. Here is the bill of fare. First of all, there are red mullets. Shall we try them?”
—Â Moi, oui, mais vous, cela vous est défendu. Demandez à la place du risotto. Mais ils ne savent pas le faire.
“For me, yes, but you are not allowed them. Ask for a risotto instead. But they don′t know how to cook it.”
—Â Cela ne fait rien. Garçon, apportez-nous d′abord des rougets pour Madame et un risotto pour moi.
“That doesn′t matter. Waiter, some mullets for Madame and a risotto for me.”
Un nouveau et long silence.
A fresh and prolonged silence.
«Â Tenez, je vous apporte des journaux, le Corriere della Sera, la Gazzetta del Popolo, etc. Est-ce que vous savez qu′il est fortement question d′un mouvement diplomatique dont le premier bouc émissaire serait Paléologue, notoirement insuffisant en Serbie ? Il serait peut-être remplacé par Lozé et il y aurait à pourvoir au poste de Constantinople. Mais, s′empressa d′ajouter avec âcreté M. de Norpois, pour une ambassade d′une telle envergure et où il est de toute évidence que la Grande-Bretagne devra toujours, quoi qu′il arrive, avoir la première place à la table des délibérations, il serait prudent de s′adresser à des hommes d′expérience mieux outillés pour résister aux embûches des ennemis de notre alliée britannique que des diplomates de la jeune école qui donneraient tête baissée dans le panneau. » La volubilité irritée avec laquelle M. de Norpois prononça ces dernières paroles venait surtout de ce que les journaux, au lieu de prononcer son nom comme il leur avait recommandé de le faire, donnaient comme «Â grand favori » un jeune ministre des Affaires étrangères. «Â Dieu sait si les hommes d′âge sont éloignés de se mettre, à la suite de je ne sais quelles manœuvres tortueuses, aux lieu et place de plus ou moins incapables recrues. J′en ai beaucoup connu de tous ces prétendus diplomates de la méthode empirique, qui mettaient tout leur espoir dans un ballon d′essai que je ne tardais pas à dégonfler. Il est hors de doute, si le gouvernement a le manque de sagesse de remettre les rênes de l′État en des mains turbulentes, qu′à l′appel du devoir un conscrit répondra toujours : présent. Mais qui sait (et M. de Norpois avait l′air de très bien savoir de qui il parlait) s′il n′en serait pas de même le jour où l′on irait chercher quelque vétéran plein de savoir et d′adresse ? À mon sens, chacun peut avoir sa manière de voir, le poste de Constantinople ne devrait être accepté qu′après un règlement de nos difficultés pendantes avec l′Allemagne. Nous ne devons rien à personne, et il est inadmissible que tous les six mois on vienne nous réclamer, par des manœuvres dolosives et à notre corps défendant, je ne sais quel quitus, toujours mis en avant par une presse de sportulaires. Il faut que cela finisse, et naturellement un homme de haute valeur et qui a fait ses preuves, un homme qui aurait, si je puis dire, l′oreille de l′empereur, jouirait de plus d′autorité que quiconque pour mettre le point final au conflit. »
“Why, I brought you the papers, the Corrière della Sera, the Gazzetta del Popolo, and all the rest of them. Do you know, there is a great deal of talk about a diplomatic change, the first scapegoat in which is to be Paléologue, who is notoriously inadequate in Serbia. He will perhaps be succeeded by Lozé, and there will be a vacancy at Constantinople. But,” M. de Norpois hastened to add in a bitter tone, “for an Embassy of such scope, in a capital where it is obvious that Great Britain must always, whatever may happen, occupy the chief place at the council-table, it would be prudent to turn to men of experience better armed to resist the ambushes of the enemies of our British ally than are diplomats of the modern school who would walk blindfold into the trap.” The angry volubility with which M. de Norpois uttered the last words was due principally to the fact that the newspapers, instead of suggesting his name, as he had requested them to do, named as a ‘hot favourite′ a young official of — the Foreign Ministry. “Heaven knows that the men of years and experience may well hesitate, as a result of all manner of tortuous manoeuvres, to put themselves forward in the place of more or less incapable recruits. I have known many of these self-styled diplomats of the empirical method who centred all their hopes in a soap bubble which it did not take me long to burst. There can be no question about it, if the Government is so lacking in wisdom as to entrust the reins of state to turbulent hands, at the call of duty an old conscript will always answer ‘Present!′ But who knows” (and here M. de Norpois appeared to know perfectly well to whom he was referring) “whether it would not be the same on the day when they came in search of some veteran full of wisdom and skill. To my mind, for everyone has a right to his own opinion, the post at Constantinople should not be accepted until we have settled our existing difficulties with Germany. We owe no man anything, and it is intolerable that every six months they should come and demand from us, by fraudulent machinations, and extort by force and fear, the payment of some debt or other, always hastily offered by a venal press. This must cease, and naturally a man of high distinction who has proved his merit, a man who would have, if I may say so, the Emperor′s ear, would wield greater authority than any ordinary person in bringing the conflict to an end.”
Un monsieur qui finissait de dîner salua M. de Norpois.
A gentleman who was finishing his dinner bowed to M. de Norpois.
— Ah ! mais c′est le prince Foggi, dit le marquis.
“Why, there is Prince Foggi,” said the Marquis.
— Ah ! je ne sais pas au juste qui vous voulez dire, soupira Mme de Villeparisis.
“Ah, I′m not sure that I know whom you mean,” muttered Mme. de Villeparisis.
— Mais parfaitement si. C′est le prince Odon. C′est le propre beau-frère de votre cousine Doudeauville. Vous vous rappelez bien que j′ai chassé avec lui à Bonnétable ?
“Why, of course you do. It is Prince Odone. The brother-in-law of your cousin Doudeauville. You cannot have forgotten that I went shooting with him at Bonnétable?”
— Ah ! Odon, c′est celui qui faisait de la peinture ?
“Ah! Odone, that is the one who went in for painting?”
—Â Mais pas du tout, c′est celui qui a épousé la sœur du grand-duc NÂ…
“Not at all, he′s the one who married the Grand Duke N—‘s sister.”
M. de Norpois disait tout cela sur le ton assez désagréable d′un professeur mécontent de son élève et, de ses yeux bleus, regardait fixement Mme de Villeparisis.
M. de Norpois uttered these remarks in the cross tone of a schoolmaster who is dissatisfied with his pupil, and stared fixedly at Mme. de Villeparisis out of his blue eyes.
Quand le prince eut fini son café et quitta sa table, M. de Norpois se leva, marcha avec empressement vers lui et, d′un geste majestueux, il s′écarta, et, s′effaçant lui-même, le présenta à Mme de Villeparisis. Et pendant les quelques minutes que le prince demeura debout auprès d′eux, M. de Norpois ne cessa un instant de surveiller Mme de Villeparisis de sa pupille bleue, par complaisance ou sévérité de vieil amant, et surtout dans la crainte qu′elle ne se livrât à un des écarts de langage qu′il avait goûtés, mais qu′il redoutait. Dès qu′elle disait au prince quelque chose d′inexact il rectifiait le propos et fixait les yeux de la marquise accablée et docile, avec l′intensité continue d′un magnétiseur.
When the Prince had drunk his coffee and was leaving his table, M. de Norpois rose, hastened towards him and with a majestic wave of his arm, himself retiring into the background, presented him to Mme. de Villeparisis. And during the next few minutes while the Prince was standing beside their table, M. de Norpois never ceased for an instant to keep his azure pupils trained on Mme. de Villeparisis, from the weakness or severity of an old lover, principally from fear of her making one of those mistakes in Italian which he had relished but which he dreaded. Whenever she said anything to the Prince that was not quite accurate he corrected her mistake and stared into the eyes of the abashed and docile Marquise with the steady intensity of a hypnotist.
Un garçon vint me dire que ma mère m′attendait, je la rejoignis et m′excusai auprès de Mme Sazerat en disant que cela m′avait amusé de voir Mme de Villeparisis. À ce nom, Mme Sazerat pâlit et sembla près de s′évanouir. Cherchant à se dominer :
A waiter came to tell me that my mother was waiting for me, I went to her and made my apologies to Mme. Sazerat, saying that I had been interested to see Mme. de Villeparisis. At the sound of this name, Mme. Sazerat turned pale and seemed about to faint. Controlling herself with an effort:
— Mme de Villeparisis, Mlle de Bouillon ? me dit-elle.
“Mme. de Villeparisis, who was Mlle. de Bouillon?” she inquired.
— Oui.
“Yes.”
— Est-ce que je ne pourrais pas l′apercevoir une seconde ? C′est le rêve de ma vie.
“Couldn′t I just get a glimpse of her for a moment? It has been the desire of my life.”
— Alors ne perdez pas trop de temps, Madame, car elle ne tardera pas à avoir fini de dîner. Mais comment peut-elle tant vous intéresser ?
“Then there is no time to lose, Madame, for she will soon have finished her dinner. But how do you come to take such an interest in her?”
— Mais Mme de Villeparisis, c′était en premières noces la duchesse d′Havré, belle comme un ange, méchante comme un démon, qui a rendu fou mon père, l′a ruiné et abandonné aussitôt après. Eh bien ! elle a beau avoir agi avec lui comme la dernière des filles, avoir été cause que j′ai dû, moi et les miens, vivre petitement à Combray, maintenant que mon père est mort, ma consolation c′est qu′il ait aimé la plus belle femme de son époque, et comme je ne l′ai jamais vue, malgré tout ce sera une douceurÂ…
“Because Mme. de Villeparisis was, before her second marriage, the Duchesse d′Havre, beautiful as an angel, wicked as a demon, who drove my father out of his senses, ruined him and then forsook him immediately. Well, she may have behaved to him like any girl out of the gutter, she may have been the cause of our having to live, my family and myself, in a humble position at Combray; now that my father is dead, my consolation is to think that he was in love with the most beautiful woman of his generation, and as I have never set eyes on her, it will, after all, be a pleasure. . . . ”
Je menai Mme Sazerat, tremblante d′émotion, jusqu′au restaurant et je lui montrai Mme de Villeparisis.
I escorted Mme. Sazerat, trembling with emotion, to the restaurant and pointed out Mme. de Villeparisis.
Mais comme les aveugles qui dirigent leurs yeux ailleurs qu′où il faut, Mme Sazerat n′arrêta pas ses regards à la table où dînait Mme de Villeparisis, et, cherchant un autre point de la salle :
But, like a blind person who turns his face in the wrong direction, so Mme. Sazerat did not bring her gaze to rest upon the table at which Mme. de Villeparisis was dining, but, looking towards another part of the room, said:
— Mais elle doit être partie, je ne la vois pas où vous me dites.
“But she must have gone, I don′t see her in the place you′re pointing to.”
Et elle cherchait toujours, poursuivant la vision détestée, adorée, qui habitait son imagination depuis si longtemps.
And she continued to gaze round the room, in quest of the loathed, adored vision that had haunted her imagination for so long.
—Â Mais si, à la seconde table.
“Yes, there she is, at the second table.”
—Â C′est que nous ne comptons pas à partir du même point. Moi, comme je compte, la seconde table, c′est une table où il y a seulement, à côté d′un vieux monsieur, une petite bossue, rougeaude, affreuse.
“Then we can′t be counting from the same point. At what I call the second table there are only two people, an old gentleman and a little hunchbacked, red-faced woman, quite hideous.”
— C′est elle !
“That is she!”
Cependant, Mme de Villeparisis ayant demandé à M. de Norpois de faire asseoir le prince Foggi, une aimable conversation suivit entre eux trois, on parla politique, le prince déclara qu′il était indifférent au sort du cabinet, et qu′il resterait encore une bonne semaine à Venise. Il espérait que d′ici là toute crise ministérielle serait évitée. Le prince Foggi crut au premier instant que ces questions de politique n′intéressaient pas M. de Norpois, car celui-ci, qui jusque-là s′était exprimé avec tant de véhémence, s′était mis soudain à garder un silence presque angélique qui semblait ne pouvoir s′épanouir, si la voix revenait, qu′en un chant innocent et mélodieux de Mendelssohn ou de César Franck. Le prince pensait aussi que ce silence était dû à la réserve d′un Français qui, devant un Italien, ne veut pas parler des affaires de l′Italie. Or l′erreur du prince était complète. Le silence, l′air d′indifférence étaient restés chez M. de Norpois non la marque de la réserve mais le prélude coutumier d′une immixtion dans des affaires importantes. Le marquis n′ambitionnait rien moins, comme nous l′avons vu, que Constantinople, avec un règlement préalable des affaires allemandes, pour lequel il comptait forcer la main au cabinet de Rome. Le marquis jugeait, en effet, que de sa part un acte d′une portée internationale pouvait être le digne couronnement de sa carrière, peut-être même le commencement de nouveaux honneurs, de fonctions difficiles auxquelles il n′avait pas renoncé. Car la vieillesse nous rend d′abord incapables d′entreprendre mais non de désirer. Ce n′est que dans une troisième période que ceux qui vivent très vieux ont renoncé au désir, comme ils ont dû abandonner l′action. Ils ne se présentent même plus à des élections futiles où ils tentèrent si souvent de réussir, comme celle de président de la République. Ils se contentent de sortir, de manger, de lire les journaux, ils se survivent à eux-mêmes.
In the meantime, Mme. de Villeparisis having asked M. de Norpois to make Prince Foggi sit down, a friendly conversation followed among the three of them; they discussed politics, the Prince declared that he was not interested in the fate of the Cabinet and would spend another week at least at Venice. He hoped that in the interval all risk of a ministerial crisis would have been obviated. Prince Foggi supposed for a moment that these political topics did not interest M. de Norpois, for the latter who until then had been expressing himself with such vehemence had become suddenly absorbed in an almost angelic silence which he seemed capable of breaking, should his voice return, only by singing some innocent melody by Mendelssohn or César Franck. The Prince supposed also that this silence was due to the reserve of a Frenchman who naturally would not wish to discuss Italian affairs in the presence of an Italian. Now in this, the Prince was completely mistaken. Silence, an air of indifference were, in M. de Norpois, not a sign of reserve but the regular prelude to an intervention in important affairs. The Marquis had his eye upon nothing less (as we have seen) than Constantinople, with a preliminary settlement of the German question, with a view to which he hoped to force the hand of the Rome Cabinet. He considered, in fact, that an action on his part of international range might be the worthy crown of his career, perhaps even an avenue to fresh honours, to difficult tasks to which he had not relinquished his pretensions. For old age makes us incapable of performing our duties but not, at first, of desiring them. It is only in a third period that those who live to a very great age have relinquished desire, as they have had already to forego action. They no longer present themselves as candidates at futile elections which they tried so often to win, the Presidential election, for instance. They content themselves with taking the air, eating, reading the newspapers, they have outlived themselves.
Le prince, pour mettre le marquis à l′aise et lui montrer qu′il le considérait comme un compatriote, se mit à parler des successeurs possibles du président du Conseil actuel. Successeurs dont la tâche serait difficile. Quand le prince Foggi eut cité plus de vingt noms d′hommes politiques qui lui semblaient ministrables, noms que l′ancien ambassadeur écouta les paupières à demi abaissées sur ses yeux bleus et sans faire un mouvement, M. de Norpois rompit enfin le silence pour prononcer ces mots qui devaient pendant vingt ans alimenter la conversation des chancelleries, et ensuite, quand on les crut oubliées, être exhumés par quelque personnalité signant «Â un Renseigné » ou «Â Testis » ou «Â Machiavel » dans un journal où l′oubli même où ils étaient tombés leur vaut le bénéfice de faire à nouveau sensation. Donc le prince Foggi venait de citer plus de vingt noms devant le diplomate aussi immobile et muet qu′un homme sourd, quand M. de Norpois leva légèrement la tête et, dans la forme où avaient été rédigées ses interventions diplomatiques les plus grosses de conséquence, quoique cette fois-ci avec une audace accrue et une brièveté moindre, demanda finement : «Â Et est-ce que personne n′a prononcé le nom de M. Giolitti ? » À ces mots les écailles du prince Foggi tombèrent ; il entendit un murmure céleste. Puis aussitôt M. de Norpois se mit à parler de choses et autres, ne craignit pas de faire quelque bruit, comme, lorsque la dernière note d′un sublime aria de Bach est terminée, on ne craint plus de parler à haute voix, d′aller chercher ses vêtements au vestiaire. Il rendit même la cassure plus nette en priant le prince de mettre ses hommages aux pieds de Leurs Majestés le Roi et la Reine quand il aurait l′occasion de les voir, phrase de départ qui correspondait à ce qu′est, à la fin d′un concert, ces mots hurlés : «Â Le cocher Auguste de la rue de Belloy ». Nous ignorons quelles furent exactement les impressions du prince Foggi. Il était assurément ravi d′avoir entendu ce chef-d′œuvre : «Â Et M. Giolitti, est-ce que personne n′a prononcé son nom ? » Car M. de Norpois, chez qui l′âge avait éteint ou désordonné les qualités les plus belles, en revanche avait perfectionné en vieillissant les «Â airs de bravoure », comme certains musiciens âgés, en déclin pour tout le reste, acquièrent jusqu′au dernier jour, pour la musique de chambre, une virtuosité parfaite qu′ils ne possédaient pas jusque-là.
The Prince, to put the Marquis at his ease and to shew him that he regarded him as a compatriot, began to speak of the possible successors to the Prime Minister then in office. A successor who would have a difficult task before him. When Prince Foggi had mentioned more than twenty names of politicians who seemed to him suitable for office, names to which the ex-ambassador listened with his eyelids drooping over his blue eyes and without moving a muscle, M. de Norpois broke his silence at length to utter those words which were for a score of years to supply the Chanceries with food for conversation, and afterwards, when they had been forgotten, would be exhumed by some personage signing himself ‘One Who Knows′ or ‘Testis′ or ‘Machiavelli′ in a newspaper in which the very oblivion into which they had fallen entitled them to create a fresh sensation. As I say, Prince Foggi had mentioned more than twenty names to the diplomat who remained as motionless and mute as though he were stone deaf when M. de Norpois raised his head slightly, and, in the form that had been assumed by those of his diplomatic interventions which had had the most far-reaching consequences, albeit this time with greater audacity and less brevity, asked shrewdly: “And has no one mentioned the name of Signor Giolitti?” At these words the scales fell from Prince Foggi′s eyes; he could hear a celestial murmur. Then at once M. de Norpois began to speak about one thing and another, no longer afraid to make a sound, as, when the last note of a sublime aria by Bach has been played, the audience are no longer afraid to talk aloud, to call for their hats and coats in the cloakroom. He made the difference even more marked by begging the Prince to pay his most humble respects to Their Majesties the King and Queen when next he should see them, a phrase of dismissal which corresponds to the shout for a coachman at the end of a concert: “Auguste, from the Rue de Belloy.” We cannot say what exactly were Prince Foggi′s impressions. He must certainly have been delighted to have heard the gem: “And Signor Giolitti, has no one mentioned his name?” For M. de Norpois, in whom age had destroyed or deranged his most outstanding qualities, had on the other hand, as he grew older, perfected his bravura, as certain aged musicians, who in all other respects have declined, acquire and retain until the end, in the matter of chamber-music, a perfect virtuosity which they did not formerly possess.
Toujours est-il que le prince Foggi, qui comptait passer quinze jours à Venise, rentra à Rome le jour même et fut reçu quelques jours après en audience par le Roi au sujet de propriétés que, nous croyons l′avoir déjà dit, le prince possédait en Sicile. Le cabinet végéta plus longtemps qu′on n′aurait cru. À sa chute, le Roi consulta divers hommes d′État sur le chef qu′il convenait de donner au nouveau cabinet. Puis il fit appeler M. Giolitti, qui accepta. Trois mois après, un journal raconta l′entrevue du prince Foggi avec M. de Norpois. La conversation était rapportée comme nous l′avons fait, avec la différence qu′au lieu de dire «Â M. de Norpois demanda finement », on lisait : «Â dit avec ce fin et charmant sourire qu′on lui connaît ». M. de Norpois jugea que «Â finement » avait déjà une force explosive suffisante pour un diplomate et que cette adjonction était pour le moins intempestive. Il avait bien demandé que le quai d′Orsay démentît officiellement, mais le quai d′Orsay ne savait où donner de la tête. En effet, depuis que l′entrevue avait été dévoilée, M. Barrère télégraphiait plusieurs fois par heure avec Paris pour se plaindre qu′il y eût un ambassadeur officieux au Quirinal et pour rapporter le mécontentement que ce fait avait produit dans l′Europe entière. Ce mécontentement n′existait pas, mais les divers ambassadeurs étaient trop polis pour démentir M. Barrère leur assurant que sûrement tout le monde était révolté. M. Barrère, n′écoutant que sa pensée, prenait ce silence courtois pour une adhésion. Aussitôt il télégraphiait à Paris : «Â Je me suis entretenu une heure durant avec le marquis Visconti-Venosta, etc. » Ses secrétaires étaient sur les dents. Pourtant M. de Norpois avait à sa dévotion un très ancien journal français et qui même en 1870, quand il était ministre de France dans un pays allemand, lui avait rendu grand service. Ce journal était (surtout le premier article, non signé) admirablement rédigé. Mais il intéressait mille fois davantage quand ce premier article (dit premier-Paris dans ces temps lointains, et appelé aujourd′hui, on ne sait pourquoi, «Â éditorial ») était au contraire mal tourné, avec des répétitions de mots infinies. Chacun sentait alors avec émotion que l′article avait été «Â inspiré ». Peut-être par M. de Norpois, peut-être par tel autre grand maître de l′heure. Pour donner une idée anticipée des événements d′Italie, montrons comment M. de Norpois se servit de ce journal en 1870, inutilement trouvera-t-on, puisque la guerre eut lieu tout de même ; très efficacement, pensait M. de Norpois, dont l′axiome était qu′il faut avant tout préparer l′opinion. Ses articles, où chaque mot était pesé, ressemblaient à ces notes optimistes que suit immédiatement la mort du malade. Par exemple, à la veille de la déclaration de guerre, en 1870, quand la mobilisation était presque achevée, M. de Norpois (restant dans l′ombre naturellement) avait cru devoir envoyer à ce journal fameux, l′éditorial suivant :
However that may be, Prince Foggi, who had intended to spend a fortnight in Venice returned to Rome that very night and was received a few days later in audience by the King in connexion with the property which, as we may perhaps have mentioned already, the Prince owned in Sicily. The Cabinet hung on for longer than could have been expected. When it fell, the King consulted various statesmen as to the most suitable head of the new Cabinet. Then he sent for Signor Giolitti who accepted. Three months later a newspaper reported Prince Foggi′s meeting with M. de Norpois. The conversation was reported as we have given it here, with the difference that, instead of: “M. de Norpois asked shrewdly,” one read: “M. de Norpois said with that shrewd and charming smile which is so characteristic of him.” M. de Norpois considered that ‘shrewdly′ had in itself sufficient explosive force for a diplomat and that this addition was, to say the least, untimely. He had even asked the Quai d′Orsay to issue an official contradiction, but the Quai d′Orsay did not know which way to turn. As a matter of fact, ever since the conversation had been made public, M. Barrère had been telegraphing several times hourly to Paris, pointing out that there was already an accredited Ambassador at the Quirinal and describing the indignation with which the incident had been received throughout the whole of Europe. This indignation was nonexistent, but the other Ambassadors were too polite to contradict M. Barrère when he assured them that there could be no question about everybody′s being furious. M. Barrère, listening only to his own thoughts, mistook this courteous silence for assent. Immediately he telegraphed to Paris: “I have just had an hour′s conversation with the Marchese Visconti-Venosta,” and so forth. His secretaries were worn to skin and bone. M. de Norpois, however, could count upon the devotion of a French newspaper of very long standing, which indeed in 1870, when he was French Minister in a German capital, had rendered him an important service. This paper (especially its leading article, which was unsigned) was admirably written. But the paper became a thousand times more interesting when this leading article (styled ‘premier-Paris′ in those far off days and now, no one knows why, ‘editorial′) was on the contrary badly expressed, with endless repetitions of words. Everyone felt then, with emotion, that the article had been ‘inspired.′ Perhaps by M. de Norpois, perhaps by some other leading man of the hour. To give an anticipatory idea of the Italian incident, let us shew how M. de Norpois made use of this paper in 1870, to no purpose, it may be thought, since war broke out nevertheless — most efficaciously, according to M. de Norpois, whose axiom was that we ought first and foremost to prepare public opinion. His articles, every word in which was weighed, resembled those optimistic bulletins which are at once followed by the death of the patient. For instance, on the eve of the declaration of war, in 1870, when mobilisation was almost complete, M. de Norpois (remaining, of course, in the background) had felt it to be his duty to send to this famous newspaper the following ‘editorial′:
«Â L′opinion semble prévaloir dans les cercles autorisés que, depuis hier, dans le milieu de l′après-midi, la situation, sans avoir, bien entendu, un caractère alarmant, pourrait être envisagée comme sérieuse et même, par certains côtés, comme susceptible d′être considérée comme critique. M. le marquis de Norpois aurait eu plusieurs entretiens avec le ministre de Prusse afin d′examiner dans un esprit de fermeté et de conciliation, et d′une façon tout à fait concrète, les différents motifs de friction existants, si l′on peut parler ainsi. La nouvelle n′a malheureusement pas été reçue par nous, à l′heure où nous mettons sous presse, que Leurs Excellences aient pu se mettre d′accord sur une formule pouvant servir de base à un instrument diplomatique. »
“The opinion seems to prevail in authoritative circles, that since the afternoon hours of yesterday, the situation, without of course being of an alarming nature, might well be envisaged as serious and even, from certain angles, as susceptible of being regarded as critical. M. le Marquis de Norpois would appear to have held several conversations with the Prussian Minister, in order to examine in a firm and conciliatory spirit, and in a wholly concrete fashion, the different causes of friction that, if we may say so, exist. Unfortunately, we have not yet heard, at the hour of going to press, that Their Excellencies have been able to agree upon a formula that may serve as base for a diplomatic instrument.”.
Dernière heure : «Â On a appris avec satisfaction dans les cercles bien informés, qu′une légère détente semble s′être produite dans les rapports franco-prussiens. On attacherait une importance toute particulière au fait que M. de Norpois aurait rencontré «Â unter den Linden » le ministre d′Angleterre, avec qui il s′est entretenu une vingtaine de minutes. Cette nouvelle est considérée comme satisfaisante. » (On avait ajouté entre parenthèses, après satisfaisante, le mot allemand équivalent : befriedigend.) Et le lendemain on lisait dans l′éditorial : «Â Il semblerait, malgré toute la souplesse de M. de Norpois, à qui tout le monde se plaît à rendre hommage pour l′habile énergie avec laquelle il a su défendre les droits imprescriptibles de la France, qu′une rupture n′a plus pour ainsi dire presque aucune chance d′être évitée. »
Latest intelligence: “We have learned with satisfaction in well-informed circles that a slight slackening of tension appears to have occurred in Franco-Prussian relations. We may attach a specially distinct importance to the fact that M. de Norpois is reported to have met the British Minister ‘unter den Linden′ and to have conversed with him for fully twenty minutes. This report is regarded as highly satisfactory.” (There was added, in brackets, after the word ‘satisfactory′ its German equivalent ‘befriedigend.′) And on the following day one read in the editorial: “It would appear that, notwithstanding all the dexterity of M. de Norpois, to whom everyone must hasten to render homage for the skill and energy with which he has managed to defend the inalienable rights of France, a rupture is now, so to speak, virtually inevitable.”
Le journal ne pouvait pas se dispenser de faire suivre un pareil éditorial de quelques commentaires, envoyés, bien entendu, par M. de Norpois. On a peut-être remarqué dans les pages précédentes que le «Â conditionnel » était une des formes grammaticales préférées de l′ambassadeur, dans la littérature diplomatique. («Â On attacherait une importance particulière », pour «Â il paraît qu′on attache une importance particulière ».) Mais le présent de l′indicatif pris non pas dans son sens habituel mais dans celui de l′ancien optatif n′était pas moins cher à M. de Norpois. Les commentaires qui suivaient l′éditorial étaient ceux-ci :
The newspaper could not refrain from following an editorial couched in this vein with a selection of comments, furnished of course by M. de Norpois. The reader may perhaps have observed in these last pages that the ‘conditional mood′ was one of the Ambassador′s favourite grammatical forms, in the literature of diplomacy. (“One would attach a special importance” for “it appears that people attach a special importance.”) But the ‘present indicative′ employed not in its regular sense but in that of the old ‘optative′ was no less dear to M. de Norpois. The comments that followed the editorial were as follows:
«Â Jamais le public n′a fait preuve d′un calme aussi admirable. » (M. de Norpois aurait bien voulu que ce fût vrai, mais craignait tout le contraire.) «Â Il est las des agitations stériles et a appris avec satisfaction que le gouvernement de Sa Majesté prendrait ses responsabilités selon les éventualités qui pourraient se produire. Le public n′en demande «Â (optatif) » pas davantage. À son beau sang-froid, qui est déjà un indice de succès, nous ajouterons encore une nouvelle bien faite pour rassurer l′opinion publique, s′il en était besoin. On assure, en effet, que M. de Norpois, qui, pour raison de santé, devait depuis longtemps venir faire à Paris une petite cure, aurait quitté Berlin où il ne jugeait plus sa présence utile. » Dernière heure : «Â Sa Majesté l′Empereur a quitté ce matin Compiègne pour Paris afin de conférer avec le marquis de Norpois, le ministre de la Guerre et le maréchal Bazaine en qui l′opinion publique a une confiance particulière. S. M. l′Empereur a décommandé le dîner qu′il devait offrir à sa belle-sœur la duchesse d′Albe. Cette mesure a produit partout, dès qu′elle a été connue, une impression particulièrement favorable. L′Empereur a passé en revue les troupes, dont l′enthousiasme est indescriptible. Quelques corps, sur un ordre de mobilisation lancé dès l′arrivée des souverains à Paris, sont, à toute éventualité, prêts à partir dans la direction du Rhin. »
“Never have the public shewn themselves so admirably calm” (M. de Norpois would have liked to believe that this was true but feared that it was precisely the opposite of the truth). “They are weary of fruitless agitation and have learned with satisfaction that His Majesty′s Government would assume their responsibilities according to the eventualities that might occur. The public ask” (optative) “nothing more. To their splendid coolness, which is in itself a token of victory, we shall add a piece of intelligence amply qualified to reassure public opinion, were there any need of that. We are, indeed, assured that M. de Norpois who, for reasons of health, was ordered long ago to return to Paris for medical treatment, would appear to have left Berlin where he considered that his presence no longer served any purpose.” Latest intelligence: “His Majesty the Emperor left Compiègne this morning for Paris in order to confer with the Marquis de Norpois, the Minister for War and Marshal Bazaine upon whom public opinion relies with absolute confidence. H. M. the Emperor has cancelled the banquet which he was about to give for his sister-in-law the Duchess of Alba. This action created everywhere, as soon as it became known, a particularly favourable impression. The Emperor has held a review of his troops whose enthusiasm is indescribable. Several Corps, by virtue of a mobilisation order issued immediately upon the Sovereign′s arrival in Paris, are, in any contingency, ready to move in the direction of the Rhine.”
Parfois, au crépuscule, en rentrant à l′hôtel je sentais que l′Albertine d′autrefois, invisible à moi-même, était pourtant enfermée au fond de moi comme aux plombs d′une Venise intérieure, dont parfois un incident faisait glisser le couvercle durci jusqu′à me donner une ouverture sur ce passé.
Sometimes at dusk as I returned to the hotel I felt that the Albertine of long ago invisible to my eyes was nevertheless enclosed within me as in the dungeons of an internal Venice, the solid walls of which some incident occasionally slid apart so as to give me a glimpse of that past.
Ainsi, par exemple, un soir une lettre de mon coulissier rouvrit un instant pour moi les portes de la prison où Albertine était en moi vivante, mais si loin, si profondément qu′elle me restait inaccessible. Depuis sa mort je ne m′étais plus occupé des spéculations que j′avais faites afin d′avoir plus d′argent pour elle. Or le temps avait passé ; de grandes sagesses de l′époque précédente étaient démenties par celle-ci, comme il était arrivé autrefois de M. Thiers disant que les chemins de fer ne pourraient jamais réussir. Les titres dont M. de Norpois nous avait dit : «Â Leur revenu n′est pas très élevé sans doute, mais du moins le capital ne sera jamais déprécié », étaient le plus souvent ceux qui avaient le plus baissé. Il me fallait payer des différences considérables et d′un coup de tête je me décidai à tout vendre et me trouvai ne plus posséder que le cinquième à peine de ce que j′avais du vivant d′Albertine. On le sut à Combray dans ce qui restait de notre famille et de nos relations, et, comme on savait que je fréquentais le marquis de Saint-Loup et les Guermantes, on se dit : «Â Voilà où mènent les idées de grandeur. » On y eût été bien étonné d′apprendre que c′était pour une jeune fille de condition aussi modeste qu′Albertine que j′avais fait ces spéculations. D′ailleurs, dans cette vie de Combray où chacun est à jamais classé suivant les revenus qu′on lui connaît, comme dans une caste indienne, on n′eût pu se faire une idée de cette grande liberté qui régnait dans le monde des Guermantes, où on n′attachait aucune importance à la fortune et où la pauvreté était considérée comme aussi désagréable, mais nullement plus diminuante et n′affectant pas plus la situation sociale, qu′une maladie d′estomac. Sans doute se figurait-on au contraire, à Combray que Saint-Loup et M. de Guermantes devaient être des nobles ruinés, aux châteaux hypothéqués, à qui je prêtais de l′argent, tandis que si j′avais été ruiné ils eussent été les premiers à m′offrir vraiment de me venir en aide. Quant à ma ruine relative, j′en étais d′autant plus ennuyé que mes curiosités vénitiennes s′étaient concentrées depuis peu sur une jeune marchande de verrerie, à la carnation de fleur qui fournissait aux yeux ravis toute une gamme de tons orangés et me donnait un tel désir de la revoir chaque jour que, sentant que nous quitterions bientôt Venise, ma mère et moi, j′étais résolu à tâcher de lui faire à Paris une situation quelconque qui me permît de ne pas me séparer d′elle. La beauté de ses dix-sept ans était si noble, si radieuse, que c′était un vrai Titien à acquérir avant de s′en aller. Et le peu qui me restait de fortune suffirait-il à la tenter assez pour qu′elle quittât son pays et vînt vivre à Paris pour moi seul ? Mais comme je finissais la lettre du coulissier, une phrase où il disait : «Â Je soignerai vos reports » me rappela une expression presque aussi hypocritement professionnelle que la baigneuse de Balbec avait employée en parlant à Aimé d′Albertine : «Â C′est moi qui la soignais », avait-elle dit, et ces mots, qui ne m′étaient jamais revenus à l′esprit, firent jouer comme un Sésame les gonds du cachot. Mais au bout d′un instant ils se refermèrent sur l′emmurée — que je n′étais pas coupable de ne pas vouloir rejoindre, puisque je ne parvenais plus à la voir, à me la rappeler, et que les êtres n′existent pour nous que par l′idée que nous avons d′eux — que m′avait un instant rendue si touchante le délaissement, que pourtant elle ignorait, que j′avais, l′espace d′un éclair, envié le temps déjà lointain où je souffrais nuit et jour du compagnonnage de son souvenir. Une autre fois, à San Giorgio dei Schiavoni, un aigle auprès d′un des apôtres et stylisé de la même façon réveilla le souvenir et presque la souffrance causée par les deux bagues dont Françoise m′avait découvert la similitude et dont je n′avais jamais su qui les avait données à Albertine. Un soir enfin, une circonstance telle se produisit qu′il sembla que mon amour aurait dû renaître. Au moment où notre gondole s′arrêta aux marches de l′hôtel, le portier me remit une dépêche que l′employé du télégraphe était déjà venu trois fois pour m′apporter, car, à cause de l′inexactitude du nom du destinataire (que je compris pourtant, à travers les déformations des employés italiens, être le mien), on demandait un accusé de réception certifiant que le télégramme était bien pour moi. Je l′ouvris dès que je fus dans ma chambre, et, jetant un coup d′œil sur ce libellé rempli de mots mal transmis, je pus lire néanmoins : «Â Mon ami, vous me croyez morte, pardonnez-moi, je suis très vivante, je voudrais vous voir, vous parler mariage, quand revenez-vous ? Tendrement, Albertine. » Alors il se passa, d′une façon inverse, la même chose que pour ma grand′mère : quand j′avais appris en fait que ma grand′mère était morte, je n′avais d′abord eu aucun chagrin. Et je n′avais souffert effectivement de sa mort que quand des souvenirs involontaires l′avaient rendue vivante pour moi. Maintenant qu′Albertine dans ma pensée ne vivait plus pour moi, la nouvelle qu′elle était vivante ne me causa pas la joie que j′aurais cru. Albertine n′avait été pour moi qu′un faisceau de pensées, elle avait survécu à sa mort matérielle tant que ces pensées vivaient en moi ; en revanche, maintenant que ces pensées étaient mortes, Albertine ne ressuscitait nullement pour moi avec son corps. Et en m′apercevant que je n′avais pas de joie qu′elle fût vivante, que je ne l′aimais plus, j′aurais dû être plus bouleversé que quelqu′un qui, se regardant dans une glace après des mois de voyage ou de maladie, s′aperçoit qu′il a des cheveux blancs et une figure nouvelle d′homme mûr ou de vieillard. Cela bouleverse parce que cela veut dire : l′homme que j′étais, le jeune homme blond n′existe plus, je suis un autre. Or l′impression que j′éprouvais ne prouvait-elle pas un changement aussi profond, une mort aussi totale du moi ancien et la substitution aussi complète d′un moi nouveau à ce moi ancien, que la vue d′un visage ridé surmonté d′une perruque blanche remplaçant le visage de jadis ? Mais on ne s′afflige pas plus d′être devenu un autre, les années ayant passé et dans l′ordre de la succession des temps, qu′on ne s′afflige à une même époque d′être tour à tour les êtres contradictoires, le méchant, le sensible, le délicat, le mufle, le désintéressé, l′ambitieux qu′on est tour à tour chaque journée. Et la raison pour laquelle on ne s′en afflige pas est la même, c′est que le moi éclipsé — momentanément dans le dernier cas et quand il s′agit du caractère, pour toujours dans le premier cas et quand il s′agit des passions — n′est pas là pour déplorer l′autre, l′autre qui est à ce moment-là, ou désormais, tout vous ; le mufle sourit de sa muflerie car il est le mufle, et l′oublieux ne s′attriste pas de son manque de mémoire, précisément parce qu′il a oublié.
Thus for instance one evening a letter from my stockbroker reopened for me for an instant the gates of the prison in which Albertine abode within me alive, but so remote, so profoundly buried that she remained inaccessible to me. Since her death I had ceased to take any interest in the speculations that I had made in order to have more money for her. But time had passed; the wisest judgments of the previous generation had been proved unwise by this generation, as had occurred in the past to M. Thiers who had said that railways could never prove successful. The stocks of which M. de Norpois had said to us: “even if your income from them is nothing very great, you may be certain of never losing any of your capital,” were, more often than not, those which had declined most in value. Calls had been made upon me for considerable sums and in a rash moment I decided to sell out everything and found that I now possessed barely a fifth of the fortune that I had had when Albertine was alive. This became known at Combray among the survivors of our family circle and their friends, and, as they knew that I went about with the Marquis de Saint-Loup and the Guermantes family, they said to themselves: “Pride goes before a fall!” They would have been greatly astonished to learn that it was for a girl of Albertine′s humble position that I had made these speculations. Besides, in that Combray world in which everyone is classified for ever according to the income that he is known to enjoy, as in an Indian caste, it would have been impossible for anyone to form any idea of the great freedom that prevailed in the world of the Guermantes where people attached no importance to wealth, and where poverty was regarded as being as disagreeable, but no more degrading, as having no more effect on a person′s social position than would a stomachache. Doubtless they imagined, on the contrary, at Combray that Saint-Loup and M. de Guermantes must be ruined aristocrats, whose estates were mortgaged, to whom I had been lending money, whereas if I had been ruined they would have been the first to offer in all sincerity to come to my assistance. As for my comparative penury, it was all the more awkward at the moment inasmuch as my Venetian interests had been concentrated for some little time past on a rosy-cheeked young glass-vendor who offered to the delighted eye a whole range of orange tones and filled me with such a longing to see her again daily that, feeling that my mother and I would soon be leaving Venice, I had made up my mind that I would try to create some sort of position for her in Paris which would save me the distress of parting from her. The beauty of her seventeen summers was so noble, so radiant, that it was like acquiring a genuine Titian before leaving the place. And would the scant remains of my fortune be sufficient temptation to her to make her leave her native land and come to live in Paris for my sole convenience? But as I came to the end of the stockbroker′s letter, a passage in which he said: “I shall look after your credits” reminded me of a scarcely less hypocritically professional expression which the bath-attendant at Balbec had used in speaking to Aimé of Albertine. “It was I that looked after her,” she had said, and these words which had never again entered my mind acted like an ‘Open, sesame!′ upon the hinges of the prison door. But a moment later the door closed once more upon the immured victim — whom I was not to blame for not wishing to join, since I was no longer able to see her, to call her to mind, and since other people exist for us only to the extent of the idea that we retain of them — who had for an instant seemed to me so touching because of my desertion of her, albeit she was unaware of it, that I had for the duration of a lightning-flash thought with longing of the time, already remote, when I used to suffer night and day from the companionship of her memory. Another time at San Giorgio degli Schiavoni, an eagle accompanying one of the Apostles and conventionalised in the same manner revived the memory and almost the suffering caused by the two rings the similarity of which Françoise had revealed to me, and as to which I had never learned who had given them to Albertine. Finally, one evening, an incident occurred of such a nature that it seemed as though my love must revive. No sooner had our gondola stopped at the hotel steps than the porter handed me a telegram which the messenger had already brought three times to the hotel, for owing to the inaccurate rendering of the recipient′s name (which I recognised nevertheless, through the corruptions introduced by Italian clerks, as my own) the post-office required a signed receipt certifying that the telegram was addressed to myself. I opened it as soon as I was in my own room, and, as I cast my eye over the sheet covered with inaccurately transmitted words, managed nevertheless to make out: “My dear, you think me dead, forgive me, I am quite alive, should like to see you, talk about marriage, when do you return? Love. Albertine.” Then there occurred in me in inverse order a process parallel to that which had occurred in the case of my grandmother: when I had learned the fact of my grandmother′s death, I had not at first felt any grief. And I had been really grieved by her death only when spontaneous memories had made her seem to me to be once again alive. Now that Albertine was no longer alive for me in my mind, the news that she was alive did not cause me the joy that I might have expected. Albertine had been nothing more to me than a bundle of thoughts, she had survived her bodily death so long as those thoughts were alive in me; on the other hand, now that those thoughts were dead, Albertine did not in any way revive for me, in her bodily form. And when I realised that I felt no joy at the thought of her being alive, that I no longer loved her, I ought to have been more astounded than a person who, looking at his reflexion in the glass, after months of travel, or of sickness, discovers that he has white hair and a different face, that of a middle-aged or an old man. This appalls us because its message is: “the man that I was, the fair young man no longer exists, I am another person.” And yet, was not the impression that I now felt the proof of as profound a change, as total a death of my former self and of the no less complete substitution of a new self for that former self, as is proved by the sight of a wrinkled face capped with a snowy poll instead of the face of long ago? But we are no more disturbed by the fact of our having become another person, after a lapse of years and in the natural order of events, than we are disturbed at any given moment by the fact of our being, one after another, the incompatible persons, crafty, sensitive, refined, coarse, disinterested, ambitious, which we are, in turn, every day of our life. And the reason why this does not disturb us is the same, namely that the self which has been eclipsed — momentarily in this latter case and when it is a question of character, permanently in the former case and when it is a matter of passions — is not present to deplore the other, the other which is for the moment, or for all time, our whole self; the coarse self laughs at his own coarseness, for he is a coarse person, and the forgetful man does not worry about his loss of memory, simply because he has forgotten.
J′aurais été incapable de ressusciter Albertine parce que je l′étais de me ressusciter moi-même, de ressusciter mon moi d′alors. La vie, selon son habitude qui est, par des travaux incessants d′infiniment petits, de changer la face du monde, ne m′avait pas dit au lendemain de la mort d′Albertine : «Â Sois un autre », mais, par des changements trop imperceptibles pour me permettre de me rendre compte du fait même du changement, avait presque tout renouvelé en moi, de sorte que ma pensée était déjà habituée à son nouveau maître — mon nouveau moi — quand elle s′aperçut qu′il était changé ; c′était à celui-ci qu′elle tenait. Ma tendresse pour Albertine, ma jalousie tenaient, on l′a vu, à l′irradiation par association d′idées de certaines impressions douces ou douloureuses, au souvenir de Mlle Vinteuil à Montjouvain, aux doux baisers du soir qu′Albertine me donnait dans le cou. Mais au fur et à mesure que ces impressions s′étaient affaiblies, l′immense champ d′impressions qu′elles coloraient d′une teinte angoissante ou douce avait repris des tons neutres. Une fois que l′oubli se fut emparé de quelques points dominants de souffrance et de plaisir, la résistance de mon amour était vaincue, je n′aimais plus Albertine. J′essayais de me la rappeler. J′avais eu un juste pressentiment quand, deux jours après le départ d′Albertine, j′avais été épouvanté d′avoir pu vivre quarante-huit heures sans elle. Il en avait été de même quand j′avais écrit autrefois à Gilberte en me disant : si cela continue deux ans, je ne l′aimerai plus. Et si, quand Swann m′avait demandé de revoir Gilberte, cela m′avait paru l′incommodité d′accueillir une morte, pour Albertine la mort — ou ce que j′avais cru la mort — avait fait la même œuvre que pour Gilberte la rupture prolongée. La mort n′agit que comme l′absence. Le monstre à l′apparition duquel mon amour avait frissonné, l′oubli, avait bien, comme je l′avais cru, fini par le dévorer. Non seulement cette nouvelle qu′elle était vivante ne réveilla pas mon amour, non seulement elle me permit de constater combien était déjà avancé mon retour vers l′indifférence, mais elle lui fit instantanément subir une accélération si brusque que je me demandai rétrospectivement si jadis la nouvelle contraire, celle de la mort d′Albertine, n′avait pas inversement, en parachevant l′œuvre de son départ, exalté mon amour et retardé son déclin. Et maintenant que la savoir vivante et pouvoir être réuni à elle me la rendait tout d′un coup si peu précieuse, je me demandais si les insinuations de Françoise, la rupture elle-même, et jusqu′à la mort (imaginaire mais crue réelle) n′avaient pas prolongé mon amour, tant les efforts des tiers, et même du destin, nous séparant d′une femme, ne font que nous attacher à elle. Maintenant c′était le contraire qui se produisait. D′ailleurs, j′essayai de me la rappeler, et peut-être parce que je n′avais plus qu′un signe à faire pour l′avoir à moi, le souvenir qui me vint fut celui d′une fille fort grosse, hommasse, dans le visage fané de laquelle saillait déjà, comme une graine, le profil de Mme Bontemps. Ce qu′elle avait pu faire avec Andrée ou d′autres ne m′intéressait plus. Je ne souffrais plus du mal que j′avais cru si longtemps inguérissable, et, au fond, j′aurais pu le prévoir. Certes, le regret d′une maîtresse, la jalousie survivante sont des maladies physiques au même titre que la tuberculose ou la leucémie. Pourtant, entre les maux physiques il y a lieu de distinguer ceux qui sont causés par un agent purement physique et ceux qui n′agissent sur le corps que par l′intermédiaire de l′intelligence. Si la partie de l′intelligence qui sert de lien de transmission est la mémoire — c′est-à-dire si la cause est anéantie ou éloignée — si cruelle que soit la souffrance, si profond que paraisse le trouble apporté dans l′organisme, il est bien rare, la pensée ayant un pouvoir de renouvellement ou plutôt une impuissance de conservation que n′ont pas les tissus, que le pronostic ne soit pas favorable. Au bout du même temps où un malade atteint de cancer sera mort, il est bien rare qu′un veuf, un père inconsolables ne soient pas guéris. Je l′étais. Est-ce pour cette fille que je revoyais en ce moment si bouffie et qui avait certainement vieilli comme avaient vieilli les filles qu′elle avait aimées, est-ce pour elle qu′il fallait renoncer à l′éclatante fille qui était mon souvenir d′hier, mon espoir de demain (à qui je ne pourrais rien donner, non plus qu′à aucune autre, si j′épousais Albertine), renoncer à cette Albertine nouvelle, non point «Â telle que l′ont vue les enfers » mais fidèle, et «Â même un peu farouche »Â ? C′était elle qui était maintenant ce qu′Albertine avait été autrefois : mon amour pour Albertine n′avait été qu′une forme passagère de ma dévotion à la jeunesse. Nous croyons aimer une jeune fille, et nous n′aimons hélas ! en elle que cette aurore dont son visage reflète momentanément la rougeur. La nuit passa. Au matin je rendis la dépêche au portier de l′hôtel en disant qu′on me l′avait remise par erreur et qu′elle n′était pas pour moi. Il me dit que maintenant qu′elle avait été ouverte il aurait des difficultés, qu′il valait mieux que je la gardasse ; je la remis dans ma poche, mais je promis de faire comme si je ne l′avais jamais reçue. J′avais définitivement cessé d′aimer Albertine. De sorte que cet amour, après s′être tellement écarté de ce que j′avais prévu d′après mon amour pour Gilberte, après m′avoir fait faire un détour si long et si douloureux, finissait lui aussi, après y avoir fait exception, par rentrer, tout comme mon amour pour Gilberte, dans la toi générale de l′oubli.
I should have been incapable of resuscitating Albertine because I was incapable of resuscitating myself, of resuscitating the self of those days. Life, according to its habit which is, by incessant, infinitesimal labours, to change the face of the world, had not said to me on the morrow of Albertine′s death: “Become another person,” but, by changes too imperceptible for me to be conscious even that I was changing, had altered almost every element in me, with the result that my mind was already accustomed to its new master — my new self — when it became aware that it had changed; it was upon this new master that it depended. My affection for Albertine, my jealousy depended, as we have seen, upon the irradiation by the association of ideas of certain pleasant or painful impressions, upon the memory of Mlle. Vinteuil at Montjouvain, upon the precious goodnight kisses that Albertine used to bestow on my throat. But in proportion as these impressions had grown fainter, the vast field of impressions which they coloured with a hue that was agonising or soothing began to resume its neutral tint. As soon as oblivion had taken hold of certain dominant points of suffering and pleasure, the resistance offered by my love was overcome, I was no longer in love with Albertine. I tried to recall her image to my mind. I had been right in my presentiment when, a couple of days after Albertine′s flight, I was appalled by the discovery that I had been able to live for forty-eight hours without her. It had been the same thing when I wrote to Gilberte long ago saying to myself: “If this goes on — for a year or two, I shall no longer be in love with her.” And if, when Swann asked me to come and see Gilberte again, this had seemed to me as embarrassing as greeting a dead woman, in Albertine′s case death — or what I had supposed to be death — had achieved the same result as a prolonged rupture in Gilberte′s. Death acts only in the same way as absence. The monster at whose apparition my love had — trembled, oblivion, had indeed, as I had feared, ended by devouring that love. Not only did the news that she was alive fail to revive my love, not only did it allow me to realise how far I had already proceeded on the way towards indifference, it at once and so abruptly accelerated that process that I asked myself whether in the past the converse report, that of Albertine′s death, had not in like manner, by completing the effect of her departure, exalted my love and delayed its decline. And now that the knowledge that she was alive and the possibility of our reunion made her all of a sudden so worthless in my sight, I asked myself whether Françoise′s insinuations, our rupture itself, and even her death (imaginary, but supposed to be true) had not prolonged my love, so true is it that the efforts of third persons and even those of fate, in separating us from a woman, succeed only in attaching us to her. Now it was the contrary process that had occurred. Anyhow, I tried to recall her image and perhaps because I had only to raise my finger to have her once more to myself, the memory that came to me was that of a very stout, masculine girl from whose colourless face protruded already, like a sprouting seed, the profile of Mme. Bontemps. What she might or might not have done with Andrée or with other girls no longer interested me. I no longer suffered from the malady which I had so long thought to be incurable and really I might have foreseen this. Certainly, regret for a lost mistress, jealousy that survives her death are physical maladies fully as much as tuberculosis or leukaemia. And yet among physical maladies it is possible to distinguish those which are caused by a purely physical agency, and those which act upon the body only through the channel of the mind. If the part of the mind which serves as carrier is the memory — that is to say if the cause is obliterated or remote — however agonising the pain, however profound the disturbance to the organism may appear to be, it is very seldom (the mind having a capacity for renewal or rather an incapacity for conservation which the tissues lack) that the prognosis is not favourable. At the end of a given period after which a man who has been attacked by cancer will be dead, it is very seldom that the grief of an inconsolable widower or father is not healed. Mine was healed. Was it for this girl whom I saw in my mind′s eye so fleshy and who had certainly grown older as the girls whom she had loved had grown older, was it for her that I must renounce the dazzling girl who was my memory of yesterday, my hope for to-morrow (to whom I could give nothing, any more than to any other, if I married Albertine), renounce that new Albertine not “such as hell had beheld her” but faithful, and “indeed a trifle shy”? It was she who was now what Albertine had been in the past: my love for Albertine had been but a transitory form of my devotion to girlhood. We think that we are in love with a girl, whereas we love in her, alas! only that dawn the glow of which is momentarily reflected on her face. The night passed. In the morning I gave the telegram back to the hotel porter explaining that it had been brought to me by mistake and that it was not addressed to me. He told me that now that it had been opened he might get into trouble, that it would be better if I kept it; I put it back in my pocket, but determined that I would act as though I had never received it. I had definitely ceased to love Albertine. So that this love after departing so widely from the course that I had anticipated, when I remembered my love for Gilberte, after obliging me to make so long and painful a detour, itself too ended, after furnishing an exception, by merging itself, just like my love for Gilberte, in the general rule of oblivion.
Mais alors je songeai : je tenais à Albertine plus qu′à moi-même ; je ne tiens plus à elle maintenant parce que pendant un certain temps j′ai cessé de la voir. Mais mon désir de ne pas être séparé de moi-même par la mort, de ressusciter après la mort, ce désir-là n′était pas comme le désir de ne jamais être séparé d′Albertine, il durait toujours. Cela tenait-il à ce que je me croyais plus précieux qu′elle, à ce que quand je l′aimais je m′aimais davantage ? Non, cela tenait à ce que cessant de la voir j′avais cessé de l′aimer, et que je n′avais pas cessé de m′aimer parce que mes liens quotidiens avec moi-même n′avaient pas été rompus comme l′avaient été ceux avec Albertine. Mais si ceux avec mon corps, avec moi-même, l′étaient aussiÂ…Â ? Certes il en serait de même. Notre amour de la vie n′est qu′une vieille liaison dont nous ne savons pas nous débarrasser. Sa force est dans sa permanence. Mais la mort qui la rompt nous guérira du désir de l′immortalité.
But then I reflected: I used to value Albertine more than myself; I no longer value her now because for a certain time past I have ceased to see her. But my desire not to be parted from myself by death, to rise again after my death, this desire was not like the desire never to be parted from Albertine, it still persisted. Was this due to the fact that I valued myself more highly than her, that when I was in Jove with her I loved myself even more? No, it was because, having ceased to see her, I had ceased to love her, whereas I had not ceased to love myself because my everyday attachments to myself had not been severed like my attachments to Albertine. But if the attachments to my body, to my self were severed also . . .? Obviously, it would be the same. Our love of life is only an old connexion of which we do not know how to rid ourself. Its strength lies in its permanence. But death which severs it will cure us of the desire for immortality.
Après le déjeuner, quand je n′allais pas errer seul dans Venise, je montais me préparer dans ma chambre pour sortir avec ma mère. Aux brusques à-coups des coudes du mur qui lui faisaient rentrer ses angles, je sentais les restrictions édictées par la mer, la parcimonie du sol. Et en descendant pour rejoindre maman qui m′attendait, à cette heure où à Combray il faisait si bon goûter le soleil tout proche, dans l′obscurité conservée par les volets clos, ici, du haut en bas de l′escalier de marbre dont on ne savait pas plus que dans une peinture de la Renaissance s′il était dressé dans un palais ou sur une galère, la même fraîcheur et le même sentiment de la splendeur du dehors étaient donnés grâce au velum qui se mouvait devant les fenêtres perpétuellement ouvertes et par lesquelles, dans un incessant courant d′air, l′ombre tiède et le soleil verdâtre filaient comme sur une surface flottante et évoquaient le voisinage mobile, l′illumination, la miroitante instabilité du flot.
After luncheon, when I was not going to roam about Venice by myself, I went up to my room to get ready to go out with my mother. In the abrupt angles of the walls I could read the restrictions imposed by the sea, the parsimony of the soil. And when I went downstairs to join Mamma who was waiting for me, at that hour when, at Combray, it was so pleasant to feel the sun quite close at hand, in the darkness guarded by closed shutters, here, from top to bottom of the marble staircase as to which one knew no better than in a Renaissance picture, whether it was built in a palace or upon a galley, the same coolness and the same feeling of the splendour of the scene outside were imparted, thanks to the awning which stirred outside the ever-open windows through which, upon an incessant stream of air, the cool shade and the greenish sunlight moved as though over a liquid surface and suggested the weltering proximity, the glitter, the mirroring instability of the sea.
Le soir, je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille et une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide, aucun voyageur ne m′avait parlé.
After dinner, I went out by myself, into the heart of the enchanted city where I found myself wandering in strange regions like a character in the Arabian Nights. It was very seldom that I did not, in the course of my wanderings, hit upon some strange and spacious piazza of which no guidebook, no tourist had ever told me.
Je m′étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli divisant en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé entre un canal et la lagune, comme s′il avait cristallisé suivant ces formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d′une de ces petites rues, il semblait que dans la matière cristallisée se fût produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je n′eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner cette importance, ni même trouver une place, s′étendait devant moi entouré de charmants palais pâles de clair de lune. C′était un de ces ensembles architecturaux vers lesquels, dans une autre ville, les rues se dirigent, vous conduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès caché dans un entre-croisement de ruelles, comme ces palais des contes orientaux où on mène la nuit un personnage qui, ramené chez lui avant le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit par croire qu′il n′est allé qu′en rêve.
I had plunged into a network of little alleys, calli dissecting in all directions by their ramifications the quarter of Venice isolated between a canal and the lagoon, as if it had crystallised along these innumerable, slender, capillary lines. All of a sudden, at the end of one of these little streets, it seemed as though a bubble had occurred in the crystallised matter. A vast and splendid campo of which I could certainly never, in this network of little streets, have guessed the importance, or even found room for it, spread out before me flanked with charming palaces silvery in the moonlight. It was one of those architectural wholes towards which, in any other town, the streets converge, lead you and point the way. Here it seemed to be deliberately concealed in a labyrinth of alleys, like those palaces in oriental tales to which mysterious agents convey by night a person who, taken home again before daybreak, can never again find his way back to the magic dwelling which he ends by supposing that he visited only in a dream.
Le lendemain je partais à la recherche de ma belle place nocturne, je suivais des calli qui se ressemblaient toutes et se refusaient à me donner le moindre renseignement, sauf pour m′égarer mieux. Parfois un vague indice que je croyais reconnaître me faisait supposer que j′allais voir apparaître, dans sa claustration, sa solitude et son silence, la belle place exilée. À ce moment, quelque mauvais génie qui avait pris l′apparence d′une nouvelle calle me faisait rebrousser chemin malgré moi, et je me trouvais brusquement ramené au Grand Canal. Et comme il n′y a pas, entre le souvenir d′un rêve et le souvenir d′une réalité, de grandes différences, je finissais par me demander si ce n′était pas pendant mon sommeil que s′était produit, dans un sombre morceau de cristallisation vénitienne, cet étrange flottement qui offrait une vaste place, entourée de palais romantiques, à la méditation du clair de lune.
On the following day I set out in quest of my beautiful nocturnal piazza, I followed calli which were exactly alike one another and refused to give me any information, except such as would lead me farther astray. Sometimes a vague landmark which I seemed to recognise led me to suppose that I was about to see appear, in its seclusion, solitude and silence, the beautiful exiled piazza. At that moment, some evil genie which had assumed the form of a fresh calle made me turn unconsciously from my course, and I found myself suddenly brought back to the Grand Canal. And as there is no great difference between the memory of a dream and the memory of a reality, I ended by asking myself whether it was not during my sleep that there had occurred in a dark patch of Venetian crystallisation that strange interruption which offered a vast piazza flanked by romantic palaces, to the meditative eye of the moon.
La veille de notre départ, nous voulûmes pousser jusqu′à Padoue où se trouvaient ces Vices et ces Vertus dont Swann m′avait donné les reproductions ; après avoir traversé en plein soleil le jardin de l′Arena, j′entrai dans la chapelle des Giotto, où la voûte entière et le fond des fresques sont si bleus qu′il semble que la radieuse journée ait passé le seuil, elle aussi, avec le visiteur et soit venue un instant mettre à l′ombre et au frais son ciel pur, à peine un peu plus foncé d′être débarrassé des dorures de la lumière, comme en ces courts répits dont s′interrompent les plus beaux jours quand, sans qu′on ait vu aucun nuage, le soleil ayant tourné son regard ailleurs pour un moment, l′azur, plus doux encore, s′assombrit. Dans ce ciel, sur la pierre bleuie, des anges volaient avec une telle ardeur céleste, ou au moins enfantine, qu′ils semblaient des volatiles d′une espèce particulière ayant existé réellement, ayant dû figurer dans l′histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques, et qui ne manquent pas de volter devant les saints quand ceux-ci se promènent ; il y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus d′eux, et, comme ce sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les voit s′élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à exécuter des loopings, fondant vers le sol la tête en bas à grand renfort d′ailes qui leur permettent de se maintenir dans des conditions contraires aux lois de la pesanteur, et ils font beaucoup plutôt penser à une variété d′oiseaux ou à de jeunes élèves de Garros s′exerçant au vol plané qu′aux anges de l′art de la Renaissance et des époques suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et dont le maintien est habituellement le même que celui de personnages célestes qui ne seraient pas ailés.
On the day before our departure, we decided to go as far afield as Padua where were to be found those Vices and Virtues of which Swann had given me reproductions; after walking in the glare of the sun across the garden of the Arena, I entered the Giotto chapel the entire ceiling of which and the background of the frescoes are so blue that it seems as though the radiant day has crossed the threshold with the human visitor, and has come in for a moment to stow away in the shade and coolness its pure sky, of a slightly deeper blue now that it is rid of the sun′s gilding, as in those brief spells of respite that interrupt the finest days, when, without our having noticed any cloud, the sun having turned his gaze elsewhere for a moment, the azure, more exquisite still, grows deeper. In this sky, upon the blue-washed stone, angels were flying with so intense a celestial, or at least an infantile ardour, that they seemed to be birds of a peculiar species that had really existed, that must have figured in the natural history of biblical and Apostolic times, birds that never fail to fly before the saints when they walk abroad; there are always some to be seen fluttering above them, and as they are real creatures with a genuine power of flight, we see them soar upwards, describe curves, ‘loop the loop′ without the slightest difficulty, plunge towards the earth head downwards with the aid of wings which enable them to support themselves in positions that defy the law of gravitation, and they remind us far more of a variety of bird or of young pupils of Garros practising the vol-plané, than of the angels of the art of the Renaissance and later periods whose wings have become nothing more than emblems and whose attitude is generally the same as that of heavenly beings who are not winged.
Quand j′appris, le jour même où nous allions rentrer à Paris, que Mme Putbus, et par conséquent sa femme de chambre, venaient d′arriver à Venise, je demandai à ma mère de remettre notre départ de quelques jours ; l′air qu′elle eut de ne pas prendre ma prière en considération ni même au sérieux réveilla dans mes nerfs excités par le printemps vénitien ce vieux désir de résistance à un complot imaginaire tramé contre moi par mes parents (qui se figuraient que je serais bien forcé d′obéir), cette volonté de lutte, ce désir qui me poussait jadis à imposer brusquement ma volonté à ceux que j′aimais le plus, quitte à me conformer à la leur après que j′avais réussi à les faire céder. Je dis à ma mère que je ne partirais pas, mais elle, croyant plus habile de ne pas avoir l′air de penser que je disais cela sérieusement, ne me répondit même pas. Je repris qu′elle verrait bien si c′était sérieux ou non. Et quand fut venue l′heure où, suivie de toutes mes affaires, elle partit pour la gare, je me fis apporter une consommation sur la terrasse, devant le canal, et m′y installai, regardant se coucher le soleil tandis que sur une barque arrêtée en face de l′hôtel un musicien chantait «Â sole mio ».
When I heard, on the very day upon which we were due to start for Paris, that Mme. Putbus, and consequently her maid, had just arrived in Venice, I asked my mother to put off our departure for a few days; her air of not taking my request into consideration, of not even listening to it seriously, reawakened in my nerves, excited by the Venetian springtime, that old desire to rebel against an imaginary plot woven against me by my parents (who imagined that I would be forced to obey them), that fighting spirit, that desire which drove me in the past to enforce my wishes upon the people whom I loved best in the world, prepared to conform to their wishes after I had succeeded in making them yield. I told my mother that I would not leave Venice, but she, thinking it more to her purpose not to appear to believe that I was saying this seriously, did not even answer. I went on to say that she would soon see whether I was serious or not. And when the hour came at which, accompanied by all my luggage, she set off for the station, I ordered a cool drink to be brought out to me on the terrace overlooking the canal, and installed myself there, watching the sunset, while from a boat that had stopped in front of the hotel a musician sang ‘sole mio.′
Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas être loin de la gare. Bientôt, elle serait partie, je serais seul à Venise, seul avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence pour me consoler. L′heure du train approchait. Ma solitude irrévocable était si prochaine qu′elle me semblait déjà commencée et totale. Car je me sentais seul. Les choses m′étaient devenues étrangères. Je n′avais plus assez de calme pour sortir de mon cœur palpitant et introduire en elles quelque stabilité. La ville que j′avais devant moi avait cessé d′être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteuses que je n′avais plus le courage d′inculquer aux pierres. Les palais m′apparaissaient réduits à leurs simples parties, quantités de marbre pareilles à toutes les autres, et l′eau comme une combinaison d′hydrogène et d′oxygène, éternelle, aveugle, antérieure et extérieure à Venise, ignorante des Doges et de Turner. Et cependant ce lieu quelconque était étrange comme un lieu où on vient d′arriver, qui ne vous connaît pas encore — comme un lieu d′où l′on est parti et qui vous a déjà oublié. Je ne pouvais plus rien lui dire de moi, je ne pouvais rien laisser de moi poser sur lui, il me laissait contracté, je n′étais plus qu′un cœur qui battait et qu′une attention suivant anxieusement le développement de «Â sole mio ». J′avais beau raccrocher désespérément ma pensée à la belle coudée caractéristique du Rialto, il m′apparaissait, avec la médiocrité de l′évidence, comme un pont non seulement inférieur, mais aussi étranger à l′idée que j′avais de lui qu′un acteur dont, malgré sa perruque blonde et son vêtement noir, nous savons bien qu′en son essence il n′est pas Hamlet. Tels les palais, le canal, le Rialto, se trouvaient dévêtus de l′idée qui faisait leur individualité et dissous en leurs vulgaires éléments matériels. Mais en même temps ce lieu médiocre me semblait lointain. Dans le bassin de l′arsenal, à cause d′un élément scientifique lui aussi, la latitude, il y avait cette singularité des choses qui, même semblables en apparence à celles de notre pays, se révèlent étrangères, en exil sous d′autres cieux ; je sentais que cet horizon si voisin, que j′aurais pu atteindre en une heure, c′était une courbure de la terre tout autre que celle des mers de France, une courbure lointaine qui se trouvait, par l′artifice du voyage, amarrée près de moi ; si bien que ce bassin de l′arsenal, à la fois insignifiant et lointain, me remplissait de ce mélange de dégoût et d′effroi que j′avais éprouvé tout enfant la première fois que j′accompagnai ma mère aux bains Deligny ; en effet, dans le site fantastique composé par une eau sombre que ne couvraient pas le ciel ni le soleil et que cependant, borné par des cabines, on sentait communiquer avec d′invisibles profondeurs couvertes de corps humains en caleçon, je m′étais demandé si ces profondeurs, cachées aux mortels par des baraquements qui ne les laissaient pas soupçonner de la rue, n′étaient pas l′entrée des mers glaciales qui commençaient là, si les pôles n′y étaient pas compris, et si cet étroit espace n′était pas précisément la mer libre du pôle. Cette Venise sans sympathie pour moi, où j′allais rester seul, ne me semblait pas moins isolée, moins irréelle, et c′était ma détresse que le chant de «Â sole moi », s′élevant comme une déploration de la Venise que j′avais connue, semblait prendre à témoin. Sans doute il aurait fallu cesser de l′écouter si j′avais voulu pouvoir rejoindre encore ma mère et prendre le train avec elle ; il aurait fallu décider sans perdre une seconde que je partais, mais c′est justement ce que je ne pouvais pas ; je restais immobile, sans être capable non seulement de me lever mais même de décider que je me lèverais.
The sun continued to sink. My mother must be nearing the station. Presently, she would be gone, I should be left alone in Venice, alone with the misery of knowing that I had distressed her, and without her presence to comfort me. The hour of the train approached. My irrevocable solitude was so near at hand that it seemed to me to have begun already and to be complete. For I felt myself to be alone. Things had become alien to me. I was no longer calm enough to draw from my throbbing heart and introduce into them a measure of stability. The town that I saw before me had ceased to be Venice. Its personality, its name, seemed to me to be lying fictions which I no longer had the courage to impress upon its stones. I saw the palaces reduced to their constituent parts, lifeless heaps of marble with nothing to choose between them, and the water as a combination of hydrogen and oxygen, eternal, blind, anterior and exterior to Venice, unconscious of Doges or of Turner. And yet this unremarkable place was as strange as a place at which we have just arrived, which does not yet know us — as a place which we have left and which has forgotten us already. I could not tell it anything more about myself, I could leave nothing of myself imprinted upon it, it left me diminished, I was nothing more than a heart that throbbed, and an attention strained to follow the development of ‘sole mio.′ In vain might I fix my mind despairingly upon the beautiful and characteristic arch of the Rialto, it seemed to me, with the mediocrity of the obvious, a bridge not merely inferior to but as different from the idea that I possessed of it as an actor with regard to whom, notwithstanding his fair wig and black garments, we know quite well that in his essential quality he is not Hamlet. So the palaces, the canal, the Rialto became divested of the idea that created their individuality and disintegrated into their common material elements. But at the same time this mediocre place seemed to me remote. In the basin of the arsenal, because of an element which itself also was scientific, namely latitude, there was that singularity in things which, even when similar in appearance to those of our own land, reveal that they are aliens, in exile beneath a foreign sky; I felt that that horizon so close at hand, which I could have reached in an hour, was a curve of the earth quite different from those made by the seas of France, a remote curve which, by the accident of travel, happened to be moored close to where I was; so that this arsenal basin, at once insignificant and remote, filled me with that blend of disgust and alarm which I had felt as a child when I first accompanied my mother to the Deligny baths; indeed in that fantastic place consisting of a dark water reflecting neither sky nor sun, which nevertheless amid its fringe of cabins one felt to be in communication with invisible depths crowded with human bodies in bathing dresses, I had asked myself whether those depths, concealed from mortal eyes by a row of cabins which prevented anyone in the street from suspecting that they existed, were not the entry to arctic seas which began at that point, whether the Poles were not comprised in them and whether that narrow space was not indeed the open water that surrounds the Pole. This Venice without attraction for myself in which I was going to be left alone, seemed to me no less isolated, no less unreal, and it was my distress which the sound of ‘sole mio,′ rising like a dirge for the Venice that I had known, seemed to be calling to witness. No doubt I ought to have ceased to listen to it if I wished to be able to overtake my mother and to join her on the train, I ought to have made up my mind without wasting another instant that I was going, but this is just what I was powerless to do; I remained motionless, incapable not merely of rising, but even of deciding that I would rise from my chair.
Ma pensée, sans doute pour ne pas envisager une résolution à prendre, s′occupait tout entière à suivre le déroulement des phrases successives de «Â sole moi » en chantant mentalement avec le chanteur, à prévoir pour chacune d′elles l′élan qui allait l′emporter, à m′y laisser aller avec elle, avec elle aussi à retomber ensuite.
My mind, doubtless in order not to have to consider the question of making a resolution, was entirely occupied in following the course of the successive lines of ‘sole mio,′ singing them mentally with the singer, in anticipating for each of them the burst of melody that would carry it aloft, in letting myself soar with it, and fall to earth again with it afterwards.
Sans doute ce chant insignifiant, entendu cent fois, ne m′intéressait nullement. Je ne pouvais faire plaisir à personne ni à moi-même en l′écoutant aussi religieusement jusqu′au bout. Enfin aucun des motifs, connues d′avance par moi, de cette vulgaire romance ne pouvait me fournir la résolution dont j′avais besoin ; bien plus, chacune de ces phrases, quand elle passait à son tour, devenait un obstacle à prendre efficacement cette résolution, ou plutôt elle m′obligeait à la résolution contraire de ne pas partir, car elle me faisait passer l′heure. Par là cette occupation sans plaisir en elle-même d′écouter «Â sole moi » se chargeait d′une tristesse profonde, presque désespérée. Je sentais bien qu′en réalité, c′était la résolution de ne pas partir que je prenais par le fait de rester là sans bouger ; mais me dire : «Â Je ne pars pas », qui ne m′était pas possible sous cette forme directe, me le devenait sous cette autre : «Â Je vais entendre encore une phrase de «Â sole mio »Â ; mais la signification pratique de ce langage figuré ne m′échappait pas et, tout en me disant : «Â Je ne fais en somme qu′écouter une phrase de plus », je savais que cela voulait dire : «Â Je resterai seul à Venise ». Et c′est peut-être cette tristesse, comme une sorte de froid engourdissant, qui faisait le charme désespéré mais fascinateur de ce chant. Chaque note que lançait la voix du chanteur avec une force et une ostentation presque musculaires venait me frapper en plein cœur ; quand la phrase était consommée et que le morceau semblait fini, le chanteur n′en avait pas assez et reprenait plus haut comme s′il avait besoin de proclamer une fois de plus ma solitude et mon désespoir.
No doubt this trivial song which I had heard a hundred times did not interest me in the least degree. I could afford no pleasure to anyone else, or to myself, by listening to it religiously like this to the end. In fact, none of the elements, familiar beforehand, of this popular ditty was capable of furnishing me with the resolution of which I stood in need; what was more, each of these phrases when it came and passed in its turn, became an obstacle in the way of my making that resolution effective, or rather it forced me to adopt the contrary resolution not to leave Venice, for it made me too late for the train. Wherefore this occupation, devoid of any pleasure in itself, of listening to ‘sole mio,′ was charged with a profound, almost despairing melancholy. I knew very well that in reality it was the resolution not to go that I had adopted by the mere act of remaining where I was; but to say to myself: “I am not going,” a speech which in that direct form was impossible, became possible in this indirect form: “I am going to listen to one more line of ‘sole mio′”; but the practical significance of this figurative language did not escape me and, while I said to myself: “After all, I am only listening to another line,” I knew that the words meant: “I shall remain by myself at Venice.” And it was perhaps this melancholy, like a sort of numbing cold, that constituted the desperate but fascinating charm of the song. Each note that the singer′s voice uttered with a force and ostentation that were almost muscular came and pierced my heart; when he had uttered his last flourish and the song seemed to be at an end, the singer had not had enough and repeated it an octave higher as though he needed to proclaim once again my solitude and despair.
Ma mère devait être arrivée à la gare. Bientôt elle serait partie. J′étais étreint par l′angoisse que me causait, avec la vue du canal devenu tout petit depuis que l′âme de Venise s′en était échappée, de ce Rialto banal qui n′était plus le Rialto, ce chant de désespoir que devenait «Â sole mio » et qui, ainsi clamé devant les palais inconsistants, achevait de les mettre en miettes et consommait la ruine de Venise ; j′assistais à la lente réalisation de mon malheur, construit artistement, sans hâte, note par note, par le chanteur que regardait avec étonnement le soleil arrêté derrière Saint-Georges le Majeur, si bien que cette lumière crépusculaire devait faire à jamais dans ma mémoire, avec le frisson de mon émotion et la voix de bronze du chanteur, un alliage équivoque, immuable et poignant.
My mother must by now have reached the station. In a little while she would be gone. My heart was wrung by the anguish that was caused me by — with the view of the canal that had become quite tiny now that the soul of Venice had escaped from it, of that commonplace Rialto which was no longer the Rialto — the wail of despair that ‘sole mio′ had become, which, declaimed thus before the unsubstantial palaces, reduced them to dust and ashes and completed the ruin of Venice; I looked on at the slow realisation of my misery built up artistically, without haste, note by note, by the singer as he stood beneath the astonished gaze of the sun arrested in its course beyond San Giorgio Maggiore,† with the result that the fading light was to combine for ever in my memory with the throb of my emotion and the bronze voice of the singer in a dubious, unalterable and poignant alloy.
Ainsi restais-je immobile, avec une volonté dissoute, sans décision apparente ; sans doute à ces moments-là elle est déjà prise : nos amis eux-mêmes peuvent souvent la prévoir. Mais nous, nous ne le pouvons pas, sans quoi tant de souffrances nous seraient épargnées.
Thus I remained motionless with a disintegrated will power, with no apparent decision; doubtless at such moments our decision has already been made: our friends can often predict it themselves. But we, we are unable to do so, otherwise how much suffering would we be spared!
Mais enfin, d′antres plus obscurs que ceux d′où s′élance la comète qu′on peut prédire — grâce à l′insoupçonnable puissance défensive de l′habitude invétérée, grâce aux réserves cachées que par une impulsion subite elle jette au dernier moment dans la mêlée — mon action surgit enfin : je pris mes jambes à mon cou et j′arrivai, les portières déjà fermées, mais à temps pour retrouver ma mère rouge d′émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car elle croyait que je ne viendrais plus. Puis le train partit et nous vîmes Padoue et Vérone venir au-devant de nous, nous dire adieu presque jusqu′à la gare et, quand nous nous fûmes éloignés, regagner — elles qui ne partaient pas et allaient reprendre leur vie — l′une sa plaine, l′autre sa colline.
But at length, from caverns darker than that from which flashes the comet which we can predict — thanks to the unimaginable defensive force of inveterate habit, thanks to the hidden reserves which by a sudden impulse habit hurls at the last moment into the fray — my activity was roused at length; I set out in hot haste and arrived, when the carriage doors were already shut, but in time to find my mother flushed with emotion, overcome by the effort to restrain her tears, for she thought that I was not coming. Then the train started and we saw Padua and Verona come to meet us, to speed us on our way, almost on to the platforms of their stations, and, when we had drawn away from them, return — they who were not travelling and were about to resume their normal life — one to its plain, the other to its hill.
Les heures passaient. Ma mère ne se pressait pas de lire deux lettres qu′elle tenait à la main et avait seulement ouvertes et tâchait que moi-même je ne tirasse pas tout de suite mon portefeuille pour y prendre celle que le concierge de l′hôtel m′avait remise. Ma mère craignait toujours que je ne trouvasse les voyages trop longs, trop fatigants, et reculait le plus tard possible, pour m′occuper pendant les dernières heures, le moment où elle chercherait pour moi de nouvelles distractions, déballerait les œufs durs, me passerait les journaux, déferait le paquet de livres qu′elle avait achetés sans me le dire. Nous avions traversé Milan depuis longtemps lorsqu′elle se décida à lire la première des deux lettres. Je regardai d′abord ma mère, qui la lisait avec étonnement, puis levait la tête, et ses yeux semblaient se poser tour à tour sur des souvenirs distincts, incompatibles, et qu′elle ne pouvait parvenir à rapprocher. Cependant j′avais reconnu l′écriture de Gilberte sur l′enveloppe que je venais de prendre dans mon portefeuille. Je l′ouvris. Gilberte m′annonçait son mariage avec Robert de Saint-Loup. Elle me disait qu′elle m′avait télégraphié à ce sujet à Venise et n′avait pas eu de réponse. Je me rappelai comme on m′avait dit que le service des télégraphes y était mal fait. Je n′avais jamais eu sa dépêche. Peut-être ne voudrait-elle pas le croire. Tout d′un coup, je sentis dans mon cerveau un fait, qui y était installé à l′état de souvenir, quitter sa place et la céder à un autre. La dépêche que j′avais reçue dernièrement et que j′avais crue d′Albertine était de Gilberte. Comme l′originalité assez factice de l′écriture de Gilberte consistait principalement, quand elle écrivait une ligne, à faire figurer dans la ligne supérieure les barres de T qui avaient l′air de souligner les mots, ou les points sur les I qui avaient l′air d′interrompre les phrases de la ligne d′au-dessus, et en revanche à intercaler dans la ligne d′au-dessous les queues et arabesques des mots qui leur étaient superposés, il était tout naturel que l′employé du télégraphe eût lu les boucles d′s ou de z de la ligne supérieure comme un «Â ine » finissant le mot de Gilberte. Le point sur l′i de Gilberte était monté au-dessus faire point de suspension. Quant à son G, il avait l′air d′un A gothique. Qu′en dehors de cela deux ou trois mots eussent été mal lus, pris les uns dans les autres (certains, d′ailleurs, m′avaient paru incompréhensibles), cela était suffisant pour expliquer les détails de mon erreur et n′était même pas nécessaire. Combien de lettres lit dans un mot une personne distraite et surtout prévenue, qui part de l′idée que la lettre est d′une certaine personne ? combien de mots dans la phrase ? On devine en lisant, on crée ; tout part d′une erreur initiale ; celles qui suivent (et ce n′est pas seulement dans la lecture des lettres et des télégrammes, pas seulement dans toute lecture), si extraordinaires qu′elles puissent paraître à celui qui n′a pas le même point de départ, sont toutes naturelles. Une bonne partie de ce que nous croyons (et jusque dans les conclusions dernières c′est ainsi) avec un entêtement et une bonne foi égales vient d′une première méprise sur les prémisses.
The hours went by. My mother was in no hurry to read two letters which she had in her hand and had merely opened, and tried to prevent me from pulling out my pocket-book at once so as to take from it the letter which the hotel porter had given me. My mother was always afraid of my finding journeys too long, too tiring, and put off as long as possible, so as to keep me occupied during the final hours, the moment at which she would seek fresh distractions for me, bring out the hard-boiled eggs, hand me newspapers, untie the parcel of books which she had bought without telling me. We had long passed Milan when she decided to read the first of her two letters. I began by watching my mother who sat reading it with an air of astonishment, then raised her head, and her eyes seemed to come to rest upon a succession of distinct, incompatible memories, which she could not succeed in bringing together. Meanwhile I had recognised Gilberte′s hand on the envelope which I had just taken from my pocket-book. I opened it. Gilberte wrote to inform me that she was marrying Robert de Saint-Loup. She told me that she had sent me a telegram about it to Venice but had had no reply. I remembered that I had been told that the telegraphic service there was inefficient, I had never received her telegram. Perhaps, she would refuse to believe this. All of a sudden, I felt in my brain a fact which had installed itself there in the guise of a memory leave its place which it surrendered to another fact. The telegram that I had received a few days earlier, and had supposed to be from Albertine, was from Gilberte. As the somewhat laboured originality of Gilberte′s handwriting consisted chiefly, when she wrote one line, in introducing into the line above the strokes of her ts which appeared to be underlining the words, or the dots over her is which appeared to be punctuating the sentence above them, and on the other hand in interspersing the line below with the tails and flourishes of the words immediately above it, it was quite natural that the clerk who dispatched the telegram should have read the tail of an s or z in the line above as an ‘-me′ attached to the word ‘Gilberte.′ The dot over the i of Gilberte had risen above the word to mark the end of the message. As for her capital G, it resembled a gothic A. Add that, apart from this, two or three words had been misread, dovetailed into one another (some of them as it happened had seemed to me incomprehensible), and this was quite enough to explain the details of my error and was not even necessary. How many letters are actually read into a word by a careless person who knows what to expect, who sets out with the idea that the message is from a certain person, how many words into the sentence? We guess as we read, we create; everything starts from an initial mistake; the mistakes that follow (and not only in the reading of letters and telegrams, not only in reading as a whole), extraordinary as they may appear to a person who has not begun at the same starting-point, are all quite natural. A large part of what we believe to be true (and this applies even to our final conclusions) with a persistence equalled only by our sincerity, springs from an original misconception of our premisses.
CHAPITRE IV NOUVEL ASPECT DE ROBERT DE SAINT-LOUP
CHAPTER FOUR A Fresh Light Upon Robert De Saint-Loup
« Oh ! c′est inouíª me dit ma mère. Écoute, on ne s′étonne plus de rien à mon âge, mais je t′assure qu′il n′y a rien de plus inattendu que la nouvelle que m′annonce cette lettre. — Écoute bien, répondis-je, je ne sais pas ce que c′est, mais, si étonnant que cela puisse être, cela ne peut pas l′être autant que ce que m′apprend celle-ci. C′est un mariage. C′est Robert de Saint-Loup qui épouse Gilberte Swann. — Ah ! me dit ma mère, alors c′est sans doute ce que m′annonce l′autre lettre, celle que je n′ai pas encore ouverte, car j′ai reconnu l′écriture de ton ami. » Et ma mère me sourit avec cette légère émotion dont, depuis qu′elle avait perdu sa mère, se revêtait pour elle tout événement, si mince qu′il fût, qui intéressait des créatures humaines capables de douleur, de souvenir, et ayant, elles aussi, leurs morts. Ainsi ma mère me sourit et me parla d′une voix douce, comme si elle eût craint, en traitant légèrement ce mariage, de méconnaître ce qu′il pouvait éveiller d′impressions mélancoliques chez la fille et la veuve de Swann, chez la mère de Robert prête à se séparer de son fils, et auxquelles ma mère par bonté, par sympathie à cause de leur bonté pour moi, prêtait sa propre émotivité filiale, conjugale, et maternelle. « Avais-je raison de te dire que tu ne trouverais rien de plus étonnant ? lui dis-je. — Hé bien si ! répondit-elle d′une voix douce, c′est moi qui détiens la nouvelle la plus extraordinaire, je ne te dirai pas la plus grande, la plus petite, car cette situation de Sévigné faite par tous les gens qui ne savent que cela d′elle écœurait ta grand′mère autant que « la jolie chose que c′est de fumer ». Nous ne daignons pas ramasser ce Sévigné de tout le monde. Cette lettre-ci m′annonce le mariage du petit Cambremer. — Tiens ! dis-je avec indifférence, avec qui ? Mais en tous cas la personnalité du fiancé ôte déjà à ce mariage tout caractère sensationnel. — À moins que celle de la fiancée ne le lui donne. — Et qui est cette fiancée ? — Ah ! si je te dis tout de suite il n′y a pas de mérite, voyons, cherche un peu », me dit ma mère qui, voyant qu′on n′était pas encore à Turin, voulait me laisser un peu de pain sur la planche et une poire pour la soif. « Mais comment veux-tu que je sache ? Est-ce avec quelqu′un de brillant ? Si Legrandin et sa sœur sont contents, nous pouvons être sûrs que c′est un mariage brillant. — Legrandin, je ne sais pas, mais la personne qui m′annonce le mariage dit que Mme de Cambremer est ravie. Je ne sais pas si tu appelleras cela un mariage brillant. Moi, cela me fait l′effet d′un mariage du temps où les rois épousaient les bergères, et encore la bergère est-elle moins qu′une bergère, mais d′ailleurs charmante. Cela eût stupéfié ta grand′mère et ne lui eût pas déplu. — Mais enfin qui est-ce cette fiancée ? — C′est Mlle d′Oloron. — Cela m′a l′air immense et pas bergère du tout, mais je ne vois pas qui cela peut être. C′est un titre qui était dans la famille des Guermantes. — Justement, et M. de Charlus l′a donné, en l′adoptant, à la nièce de Jupien. C′est elle qui épouse le petit Cambremer. — La nièce de Jupien ! Ce n′est pas possible ! — C′est la récompense de la vertu. C′est un mariage à la fin d′un roman de Mme Sand », dit ma mère. « C′est le prix du vice, c′est un mariage à la fin d′un roman de Balzac », pensai-je. « Après tout, dis-je à ma mère, en y réfléchissant, c′est assez naturel. Voilà les Cambremer ancrés dans ce clan des Guermantes où ils n′espéraient pas pouvoir jamais planter leur tente ; de plus, la petite, adoptée par M. de Charlus, aura beaucoup d′argent, ce qui était indispensable depuis que les Cambremer ont perdu le leur ; et, en somme, elle est la fille adoptive et, selon les Cambremer, probablement la fille véritable — la fille naturelle — de quelqu′un qu′ils considèrent comme un prince du sang. Un bâtard de maison presque royale, cela a toujours été considéré comme une alliance flatteuse par la noblesse française et étrangère. Sans remonter même si loin, tout près de nous, pas plus tard qu′il y a six mois, tu te rappelles le mariage de l′ami de Robert avec cette jeune fille dont la seule raison d′être sociale était qu′on la supposait, à tort ou à raison, fille naturelle d′un prince souverain. » Ma mère, tout en maintenant le côté castes de Combray, qui eût fait que ma grand′mère eût dû être scandalisée de ce mariage, voulant avant tout montrer la valeur du jugement de sa mère, ajouta : « D′ailleurs, la petite est parfaite, et ta chère grand′mère n′aurait pas eu besoin de son immense bonté, de son indulgence infinie pour ne pas être sévère au choix du jeune Cambremer. Te souviens-tu combien elle avait trouvé cette petite distinguée, il y a bien longtemps, un jour qu′elle était entrée se faire recoudre sa jupe ? Ce n′était qu′une enfant alors. Et maintenant, bien que très montée en graine et vieille fille, elle est une autre femme, mille fois plus parfaite. Mais ta grand′mère d′un coup d′œil avait discerné tout cela. Elle avait trouvé la petite nièce d′un giletier plus « noble » que le duc de Guermantes. » Mais plus encore que louer grand′mère, il fallait à ma mère trouver « mieux » pour elle qu′elle ne fût plus là. C′était la suprême finalité de sa tendresse et comme si cela lui épargnait un dernier chagrin. « Et pourtant, crois-tu tout de même, me dit ma mère, si le père Swann — que tu n′as pas connu, il est vrai — avait pu penser qu′il aurait un jour un arrière-petit-fils ou une arrière-petite-fille où couleraient confondus le sang de la mère Moser qui disait : « Ponchour Mezieurs » et le sang du duc de Guise ! — Mais remarque, maman, que c′est beaucoup plus étonnant que tu ne dis. Car les Swann étaient des gens très bien et, avec la situation qu′avait leur fils, sa fille, s′il avait fait un bon mariage, aurait pu en faire un très beau. Mais tout était retombé à pied d′œuvre puisqu′il avait épousé une cocotte. — Oh ! une cocotte, tu sais, on était peut-être méchant, je n′ai jamais tout cru. — Si, une cocotte, je te ferai même des révélations sensationnelles un autre jour. » Perdue dans sa rêverie, ma mère disait : « La fille d′une femme que ton père n′aurait jamais permis que je salue épousant le neveu de Mme de Villeparisis que ton père ne me permettait pas, au commencement, d′aller voir parce qu′il la trouvait d′un monde trop brillant pour moi ! » Puis : « Le fils de Mme de Cambremer, pour qui Legrandin craignait tant d′avoir à nous donner une recommandation parce qu′il ne nous trouvait pas assez chic, épousant la nièce d′un homme qui n′aurait jamais osé monter chez nous que par l′escalier de service !Â… Tout de même, ta pauvre grand′mère avait raison — tu te rappelles — quand elle disait que la grande aristocratie faisait des choses qui choqueraient de petits bourgeois, et que la reine Marie-Amélie lui était gâtée par les avances qu′elle avait faites à la maîtresse du prince de Condé pour qu′elle le fît tester en faveur du duc d′Aumale. Tu te souviens, elle était choquée que, depuis des siècles, des filles de la maison de Gramont, qui furent de véritables saintes, aient porté le nom de Corisande en mémoire de la liaison d′une ale avec Henri IV. Ce sont des choses qui se font peut-être aussi dans la bourgeoisie, mais on les cache davantage. Crois-tu que cela l′eût amusée, ta pauvre grand′mère ! » disait maman avec tristesse — car les joies dont nous souffrions que ma grand′mère fût écartée, c′étaient les joies les plus simples de la vie, une nouvelle, une pièce, moins que cela une « imitation », qui l′eussent amusée. — « Crois-tu qu′elle eût été étonnée ! Je suis sûre pourtant que cela eût choqué ta grand′mère, ces mariages, que cela lui eût été pénible, je crois qu′il vaut mieux qu′elle ne les ait pas sus », reprit ma mère, car en présence de tout événement elle aimait à penser que ma grand′mère en eût reçu une impression toute particulière qui eût tenu à la merveilleuse singularité de sa nature et qui avait une importance extraordinaire. Devant tout événement triste qu′on n′eût pu prévoir autrefois, la disgrâce ou la ruine d′un de nos vieux amis, quelque calamité publique, une épidémie, une guerre, une révolution, ma mère se disait que peut-être valait-il mieux que grand′mère n′eût rien vu de tout cela, que cela lui eût fait trop de peine, que peut-être elle n′eût pu le supporter. Et quand il s′agissait d′une chose choquante comme celle-ci, ma mère, par le mouvement du cœur inverse de celui des méchants, qui se plaisent à supposer que ceux qu′ils n′aiment pas ont plus souffert qu′on ne croit, ne voulait pas dans sa tendresse pour ma grand′mère admettre que rien de triste, de diminuant eût pu lui arriver. Elle se figurait toujours ma grand′mère comme au-dessus des atteintes même de tout mal qui n′eût pas dû se produire, et se disait que la mort de ma grand′mère avait peut-être été, en somme, un bien en épargnant le spectacle trop laid du temps présent à cette nature si noble qui n′aurait pas su s′y résigner. Car l′optimisme est la philosophie du passé. Les événements qui ont eu lieu étant, entre tous ceux qui étaient possibles, les seuls que nous connaissions, le mal qu′ils ont causé nous semble inévitable, et le peu de bien qu′ils n′ont pas pu ne pas amener avec eux, c′est à eux que nous en faisons honneur, et nous nous imaginons que sans eux il ne se fût pas produit. Mais elle cherchait en même temps à mieux deviner ce que ma grand′mère eût éprouvé en apprenant ces nouvelles et à croire en même temps que c′était impossible à deviner pour nos esprits moins élevés que le sien. « Crois-tu ! me dit d′abord ma mère, combien ta pauvre grand′mère eût été étonnée ! » Et je sentais que ma mère souffrait de ne pas pouvoir le lui apprendre, regrettait que ma grand′mère ne pût le savoir, et trouvait quelque chose d′injuste à ce que la vie amenât au jour des faits que ma grand′mère n′aurait pu croire, rendant ainsi rétrospectivement la connaissance, que celle-ci avait emportée des êtres et de la société, fausse et incomplète, le mariage de la petite Jupien avec le neveu de Legrandin ayant été de nature à modifier les notions de ma grand′mère, autant que la nouvelle — si ma mère avait pu la lui faire parvenir — qu′on était arrivé à résoudre le problème, cru par ma grand′mère insoluble, de la navigation aérienne et de la télégraphie sans fil.
“Oh, it is unheard-of,” said my mother. “Listen, at my age, one has ceased to be astonished at anything, but I assure you that there could be nothing more unexpected than what I find in this letter.” “Listen, first, to me,” I replied, “I don′t know what it is, but however astonishing it may be, it cannot be quite so astonishing as what I have found in my letter. It is a marriage. It is Robert de Saint-Loup who is marrying Gilberte Swann.” “Ah!” said my mother, “then that is no doubt what is in the other letter, which I have not yet opened, for I recognised your friend′s hand.” And my mother smiled at me with that faint trace of emotion which, ever since she had lost her own mother, she felt at every event however insignificant, that concerned human creatures who were capable of grief, of memory, and who themselves also mourned their dead. And so my mother smiled at me and spoke to me in a gentle voice, as though she had been afraid, were she to treat this marriage lightly, of belittling the melancholy feelings that it might arouse in Swann′s widow and daughter, in Robert′s mother who had resigned herself to parting from her son, all of whom my mother, in her kindness of heart, in her gratitude for their kindness to me, endowed with her own faculty of filial, conjugal and maternal emotion. “Was I right in telling you that you would find nothing more astonishing?” I asked her. “On the contrary!” she replied in a gentle tone, “it is I who can impart the most extraordinary news, I shall not say the greatest, the smallest, for that quotation from Sévigné which everyone makes who knows nothing else that she ever wrote used to distress your grandmother as much as ‘what a charming thing it is to smoke.′ We scorn to pick up such stereotyped Sévigné. This letter is to announce the marriage of the Cambremer boy.” “Oh!” I remarked with indifference, “to whom? But in any case the personality of the bridegroom robs this marriage of any sensational element.” “Unless the bride′s personality supplies it.” “And who is the bride in question?” “Ah, if I tell you straight away, that will spoil everything; see if you can guess,” said my mother who, seeing that we had not yet reached Turin, wished to keep something in reserve for me as meat and drink for the rest of the journey. “But how do you expect me to know? Is it anyone brilliant? If Legrandin and his sister are satisfied, we may be sure that it is a brilliant marriage.” “As for Legrandin, I cannot say, but the person who informs me of the marriage says that Mme. de Cambremer is delighted. I don′t know whether you will call it a brilliant marriage. To my mind, it suggests the days when kings used to marry shepherdesses, though in this case the shepherdess is even humbler than a shepherdess, charming as she is. It would have stupefied your grandmother, but would not have shocked her.” “But who in the world is this bride?” “It is Mlle. d′Oloron.” “That sounds to me tremendous and not in the least shepherdessy, but I don′t quite gather who she can be. It is a title that used to be in the Guermantes family.” “Precisely, and M. de Charlus conferred it, when he adopted her, upon Jupien′s niece.” “Jupien′s niece! It isn′t possible!” “It is the reward of virtue. It is a marriage from the last chapter of one of Mme. Sand′s novels,” said my mother. “It is the reward of vice, it is a marriage from the end of a Balzac novel,” thought I. “After all,” I said to my mother, “when you come to think of it, it is quite natural. Here are the Cambremers established in that Guermantes clan among which they never hoped to pitch their tent; what is more, the girl, adopted by M. de Charlus, will have plenty of money, which was indispensable now that the Cambremers have lost theirs; and after all she is the adopted daughter, and, in the Cambremers′ eyes, probably the real daughter — the natural daughter — of a person whom they regard as a Prince of the Blood Royal. A bastard of a semi-royal house has always been regarded as a flattering alliance by the nobility of France and other countries. Indeed, without going so far back, only the other day, not more than six months ago, don′t you remember, the marriage of Robert′s friend and that girl, the only possible justification of which was that she was supposed, rightly or wrongly, to be the natural daughter of a sovereign prince.” My mother, without abandoning the caste system of Combray which meant that my grandmother would have been scandalised by such a marriage, being principally anxious to echo her mother′s judgment, added: “Anyhow, the girl is worth her weight in gold, and your dear grandmother would not have had to draw upon her immense goodness, her unbounded indulgence, to keep her from condemning young Cambremer′s choice. Do you remember how distinguished she thought the girl, years ago, one day when she went into the shop to have a stitch put in her skirt? She was only a child then. And now, even if she has rather run to seed, and become an old maid, she is a different woman, a thousand times more perfect. But your grandmother saw all that at a glance. She found the little niece of a jobbing tailor more ‘noble′ than the Duc de Guermantes.” But even more necessary than to extol my grandmother was it for my mother to decide that it was ‘better′ for her that she had not lived to see the day. This was the supreme triumph of her filial devotion, as though she were sparing my grandmother a final grief. “And yet, can you imagine for a moment,” my mother said to me, “what old father Swann — not that you ever knew him, of course — would have felt if he could have known that he would one day have a great-grandchild in whose veins the blood of mother Moser who used to say: ‘Ponchour Mezieurs′ would mingle with the blood of the Duc de Guise!” “But listen, Mamma, it is a great deal more surprising than that. For the Swanns were very respectable people, and, given the position that their son occupied, his daughter, if he himself had made a decent marriage, might have married very well indeed. But all her chances were ruined by his marrying a courtesan.” “Oh, a courtesan, you know, people were perhaps rather hard on her, I never quite believed.” “Yes, a courtesan, indeed I can let you have some startling revelations one of these days.” Lost in meditation, my mother said: “The daughter of a woman to whom your father would never allow me to bow marrying the nephew of Mme. de Villeparisis, upon whom your father wouldn′t allow me to call at first because he thought her too grand for me!” Then: “The son of Mme. de Cambremer to whom Legrandin was so afraid of having to give us a letter of introduction because he didn′t think us smart enough, marrying the niece of a man who would never dare to come to our flat except by the service stairs! . . . All the same your poor grandmother was right — you remember — when she said that the great nobility could do things that would shock the middle classes and that Queen Marie-Amélie was spoiled for her by the overtures that she made to the Prince de Condé‘s mistress to persuade him to leave his fortune to the Due d′Aumale. You remember too, it shocked her that for centuries past daughters of the House of Gramont who have been perfect saints have borne the name Corisande in memory of Henri IV′s connexion with one of their ancestresses. These are things that may happen also, perhaps, among the middle classes, but we conceal them better. Can′t you imagine how it would have amused her, your poor grandmother?” said Mamma sadly, for the joys of which it grieved us to think that my grandmother was deprived were the simplest joys of life, a tale, a play, something more trifling still, a piece of mimicry, which would have amused her, “Can′t you imagine her astonishment? I am sure, however, that your grandmother would have been shocked by these marriages, that they would have grieved her, I feel that it is better that she never knew about them,” my mother went on, for, when confronted with any event, she liked to think that my grandmother would have received a unique impression of it which would have been caused by the marvellous singularity of her nature and had an extraordinary importance. Did anything painful occur, which could not have been foreseen in the past, the disgrace or ruin of one of our old friends, some public calamity, an epidemic, a war, a revolution, my mother would say to herself that perhaps it was better that Grandmamma had known nothing about it, that it would have distressed her too keenly, that perhaps she would not have been able to endure it. And when it was a question of something startling like this, my mother, by an impulse directly opposite to that of the malicious people who like to imagine that others whom they do not like have suffered more than is generally supposed, would not, in her affection for my grandmother, allow that anything sad, or depressing, could ever have happened to her. She always imagined my grandmother as raised above the assaults even of any malady which ought not to have developed, and told herself that my grandmother′s death had perhaps been a good thing on the whole, inasmuch as it had shut off the too ugly spectacle of the present day from that noble character which could never have become resigned to it. For optimism is the philosophy of the past. The events that have occurred being, among all those that were possible, the only ones which we have known, the harm that they have caused seems to us inevitable, and, for the slight amount of good that they could not help bringing with them, it is to them that we give the credit, imagining that without them it would not have occurred. But she sought at the same time to form a more accurate idea of what my grandmother would have felt when she learned these tidings, and to believe that it was impossible for our minds, less exalted than hers, to form any such idea. “Can′t you imagine,” my mother said to me first of all, “how astonished your poor grandmother would have been!” And I felt that my mother was pained by her inability to tell her the news, regretted that my grandmother could not learn it, and felt it to be somehow unjust that the course of life should bring to light facts which my grandmother would never have believed, rendering thus retrospectively the knowledge which my grandmother had taken with her of people and society false, and incomplete, the marriage of the Jupien girl and Legrandin′s nephew being calculated to modify my grandmother′s general ideas of life, no less than the news — had my mother been able to convey it to her — that people had succeeded in solving the problems, which my grandmother had regarded as insoluble, of aerial navigation and wireless telegraphy.
Le train entrait en gare de Paris que nous parlions encore avec ma mère de ces deux nouvelles que, pour que la route ne me parût pas trop longue, elle eût voulu réserver pour la seconde partie du voyage et ne m′avait laissé apprendre qu′après Milan. Et ma mère continuait quand nous fûmes rentrés à la maison : « Crois-tu, ce pauvre Swann qui désirait tant que sa Gilberte fût reçue chez les Guermantes, serait-il assez heureux s′il pouvait voir sa fille devenir une Guermantes ! — Sous un autre nom que le sien, conduite à l′autel comme Mlle de Forcheville ; crois-tu qu′il en serait si heureux ? — Ah ! c′est vrai, je n′y pensais pas. — C′est ce qui fait que je ne peux pas me réjouir pour cette petite « rosse » ; cette pensée qu′elle a eu le cœur de quitter le nom de son père qui était si bon pour elle. — Oui, tu as raison, tout compte fait, il est peut-être mieux qu′il ne l′ait pas su. » Tant pour les morts que pour les vivants, on ne peut savoir si une chose leur ferait plus de joie ou plus de peine. « Il paraît que les Saint-Loup vivront à Tansonville. Le père Swann, qui désirait tant montrer son étang à ton pauvre grand-père, aurait-il jamais pu supposer que le duc de Guermantes le verrait souvent, surtout s′il avait su le mariage de son fils ? Enfin, toi qui as tant parlé à Saint-Loup des épines roses, des lilas et des iris de Tansonville, il te comprendra mieux. C′est lui qui les possédera. » Ainsi se déroulait dans notre salle à manger, sous la lumière de la lampe dont elles sont amies, une de ces causeries où la sagesse, non des nations mais des familles, s′emparant de quelque événement, mort, fiançailles, héritage, ruine, et le glissant sous le verre grossissant de la mémoire, lui donne tout son relief, dissocie, recule une surface, et situe en perspective à différents points de l′espace et du temps ce qui, pour ceux qui n′ont pas vécu cette époque, semble amalgamé sur une même surface, les noms des décédés, les adresses successives, les origines de la fortune et ses changements, les mutations de propriété. Cette sagesse-là n′est-elle pas inspirée par la Muse qu′il convient de méconnaître le plus longtemps possible si l′on veut garder quelque fraîcheur d′impressions et quelque vertu créatrice, mais que ceux-là mêmes qui l′ont ignorée rencontrent au soir de leur vie dans la nef de la vieille église provinciale, à l′heure où tout à coup ils se sentent moins sensibles à la beauté éternelle exprimée par les sculptures de l′autel qu′à la conception des fortunes diverses qu′elles subirent, passant dans une illustre collection particulière, dans une chapelle, de là dans un musée, puis ayant fait retour à l′église ; ou qu′à sentir, quand ils y foulent un pavé presque pensant, qu′il recouvre la dernière poussière d′Arnauld ou de Pascal ; ou tout simplement qu′à déchiffrer, imaginant peut-être l′image d′une fraîche paroissienne, sur la plaque de cuivre du prie-Dieu de bois, les noms des filles du hobereau ou du notable. La Muse qui a recueilli tout ce que les muses plus hautes de la philosophie et de l′art ont rejeté, tout ce qui n′est pas fondé en vérité, tout ce qui n′est que contingent mais révèle aussi d′autres lois, c′est l′Histoire.
The train reached Paris before my mother and I had finished discussing these two pieces of news which, so that the journey might not seem to me too long, she had deliberately reserved for the latter part of it, not mentioning them until we had passed Milan. And my mother continued the discussion after we had reached home: “Just imagine, that poor Swann who was so anxious that his Gilberte should be received by the Guermantes, how happy he would be if he could see his daughter become a Guermantes!” “Under another name, led to the altar as Mlle. de Forcheville, do you think he would be so happy after all?” “Ah, that is true. I had not thought of it. That is what makes it impossible for me to congratulate the little chit, the thought that she has had the heart to give up her father′s name, when he was so good to her. — Yes, you are right, when all is said and done, it is perhaps just as well that he knows nothing about it.” With the dead as with the living, we cannot tell whether a thing would cause them joy or sorrow. “It appears that the Saint-Loups are going to live at Tansonville. Old father Swann, who was so anxious to shew your poor grandfather his pond, could he ever have dreamed that the Duc de Guermantes would see it constantly, especially if he had known of his son′s marriage? And you yourself who have talked so often to Saint-Loup about the pink hawthorns and lilacs and irises at Tansonville, he will understand you better. They will be his property.” Thus there developed in our dining-room, in the lamplight that is so congenial to them, one of those talks in which the wisdom not of nations but of families, taking hold of some event, a death, a betrothal, an inheritance, a bankruptcy, and slipping it under the magnifying glass of memory, brings it into high relief, detaches, thrusts back one surface of it, and places in perspective at different points in space and time what, to those who have not lived through the period in question, seems to be amalgamated upon a single surface, the names of dead people, successive addresses, the origins and changes of fortunes, transmissions of property. Is not this wisdom inspired by the Muse whom it is best to ignore for as long as possible, if we wish to retain any freshness of impressions, any creative power, but whom even those people who have ignored her meet in the evening of their life in the have of the old country church, at the hour when all of a sudden they feel that they are less moved by eternal beauty as expressed in the carvings of the altar than by the thought of the vicissitudes of fortune which those carvings have undergone, passing into a famous private collection, to a chapel, from there to a museum, then returning at length to the church, or by the feeling as they tread upon a marble slab that is almost endowed with thought, that it covers the last remains of Arnault or Pascal, or simply by deciphering (forming perhaps a mental picture of a fair young worshipper) on the brass plate of the wooden prayer-desk, the names of the daughters of country squire or leading citizen? The Muse who has gathered up everything that the more exalted Muses of philosophy and art have rejected, everything that is not founded upon truth, everything that is merely contingent, but that reveals other laws as well, is History.
Ce que je devais apprendre par la suite — car je n′avais pu assister à tout cela de Venise — c′est que Mlle de Forcheville avait été demandée d′abord par le prince de Silistrie, cependant que Saint-Loup cherchait à épouser Mlle d′Entragues, fille du duc de Luxembourg. Voici ce qui s′était passé. Mlle de Forcheville ayant cent millions, Mme de Marsantes avait pensé que c′était un excellent mariage pour son fils. Elle eut le tort de dire que cette jeune fille était charmante, qu′elle ignorait absolument si elle était riche ou pauvre, qu′elle ne voulait pas le savoir mais que, même sans dot, ce serait une chance pour le jeune homme le plus difficile d′avoir une femme pareille. C′était beaucoup d′audace pour une femme tentée seulement par les cent millions qui lui fermaient les yeux sur le reste. Aussitôt on comprit qu′elle y pensait pour son fils. La princesse de Silistrie jeta partout les hauts cris, se répandit sur les grandeurs de Saint-Loup, et clama que si Saint-Loup épousait la fille d′Odette et d′un juif, il n′y avait plus de faubourg Saint-Germain. Mme de Marsantes, si sûre d′elle-même qu′elle fût, n′osa pas pousser alors plus loin et se retira devant les cris de la princesse de Silistrie, qui fit aussitôt faire la demande pour son propre fils. Elle n′avait crié qu′afin de se réserver Gilberte. Cependant Mme de Marsantes, ne voulant pas rester sur un échec, s′était aussitôt tournée vers Mlle d′Entragues, fille du duc de Luxembourg. N′ayant que vingt millions, celle-ci lui convenait moins, mais elle dit à tout le monde qu′un Saint-Loup ne pouvait épouser une Mlle Swann (il n′était même plus question de Forcheville). Quelque temps après, quelqu′un disant étourdiment que le duc de Châtellerault pensait à épouser Mlle d′Entragues, Mme de Marsantes, qui était pointilleuse plus que personne, le prit de haut, changea ses batteries, revint à Gilberte, fit faire la demande pour Saint-Loup, et les fiançailles eurent lieu immédiatement. Ces fiançailles excitèrent de vifs commentaires dans les mondes les plus différents. D′anciennes amies de ma mère, plus ou moins de Combray, vinrent la voir pour lui parler du mariage de Gilberte, lequel ne les éblouissait nullement. « Vous savez ce que c′est que Mlle de Forcheville, c′est tout simplement Mlle Swann. Et le témoin de son mariage, le « Baron » de Charlus, comme il se fait appeler, c′est ce vieux qui entretenait déjà la mère autrefois au vu et au su de Swann qui y trouvait son intérêt. — Mais qu′est-ce que vous dites ? protestait ma mère, Swann, d′abord, était extrêmement riche. — Il faut croire qu′il ne l′était pas tant que ça pour avoir besoin de l′argent des autres. Mais qu′est-ce qu′elle a donc, cette femme-là, pour tenir ainsi ses anciens amants ? Elle a trouvé le moyen de se faire épouser par le troisième et elle retire à moitié de la tombe le deuxième pour qu′il serve de témoin à la fille qu′elle a eue du premier ou d′un autre, car comment se reconnaître dans la quantité ? elle n′en sait plus rien elle-même ! Je dis le troisième, c′est le trois centième qu′il faudrait dire. Du reste, vous savez que si elle n′est pas plus Forcheville que vous et moi, cela va bien avec le mari qui, naturellement, n′est pas noble. Vous pensez bien qu′il n′y a qu′un aventurier pour épouser cette fille-là. Il paraît que c′est un Monsieur Dupont ou Durand quelconque. S′il n′y avait pas maintenant un maire radical à Combray, qui ne salue même pas le curé, j′aurais su le fin de la chose. Parce que, vous comprenez bien, quand on a publié les bans, il a bien fallu dire le vrai nom. C′est très joli, pour les journaux ou pour le papetier qui envoie les lettres de faire-part, de se faire appeler le marquis de Saint-Loup.
Ça ne fait mal à personne, et si ça peut leur faire plaisir à ces bonnes gens, ce n′est pas moi qui y trouverai à redire ! en quoi ça peut-il me gêner ? Comme je ne fréquenterai jamais la fille d′une femme qui a fait parler d′elle, elle peut bien être marquise long comme le bras pour ses domestiques. Mais dans les actes de l′état civil ce n′est pas la même chose. Ah ! si mon cousin Sazerat était encore premier adjoint, je lui aurais écrit, à moi il m′aurait dit sous quel nom il avait fait faire les publications. »
What I was to learn later on — for I had been unable to keep in touch with all this affair from Venice — was that Mlle. de Forcheville′s hand had been sought first of all by the Prince de Silistrie, while Saint-Loup was seeking to marry Mlle. d′Entragues, the Duc de Luxembourg′s daughter. This is what had occurred. Mlle. de Forcheville possessing a hundred million francs, Mme. de Marsantes had decided that she would be an excellent match for her son. She made the mistake of saying that the girl was charming, that she herself had not the slightest idea whether she was rich or poor, that she did not wish to know, but that even without a penny it would be a piece of good luck for the most exacting of young men to find such a wife. This was going rather too far for a woman who was tempted only by the hundred millions, which blinded her eyes to everything else. At once it was understood that she was thinking of the girl for her own son. The Princesse de Silistrie went about uttering loud cries, expatiated upon the social importance of Saint-Loup, and proclaimed that if he should marry Odette′s daughter by a Jew then there was no longer a Faubourg Saint-Germain. Mme. de Marsantes, sure of herself as she was, dared not advance farther and retreated before the cries of the Princesse de Silistrie, who immediately made a proposal in the name of her own son. She had protested only in order to keep Gilberte for herself. Meanwhile Mme. de Marsantes, refusing to own herself defeated, had turned at once to Mlle. d′Entragues, the Duc de Luxembourg′s daughter. Having no more than twenty millions, she suited her purpose less, but Mme. de Marsantes told everyone that a Saint-Loup could not marry a Mlle. Swann ( there was no longer any mention of Forcheville). Some time later, somebody having carelessly observed that the Duc de Châtellerault was thinking of marrying Mlle. d′Entragues, Mme. de Marsantes who was the most captious woman in the world mounted her high horse, changed her tactics, returned to Gilberte, made a formal offer of marriage on Saint-Loup′s behalf, and the engagement was immediately announced. This engagement provoked keen comment in the most different spheres. Some old friends of my mother, who belonged more or less to Combray, came to see her to discuss Gilberte′s marriage, which did not dazzle them in the least. “You know who Mlle. de Forcheville is, she is simply Mlle. Swann. And her witness at the marriage, the ‘Baron′ de Charlus, as he calls himself, is the old man who used to keep her mother at one time, under Swann′s very nose, and no doubt to his advantage.” “But what do you mean?” my mother protested. “In the first place, Swann was extremely rich.” “We must assume that he was not as rich as all that if he needed other people′s money. But what is there in the woman, that she keeps her old lovers like that? She has managed to persuade the third to marry her and she drags out the second when he has one foot in the grave to make him act at the marriage of the daughter she had by the first or by some one else, for how is one to tell who the father was? She can′t be certain herself! I said the third, it is the three hundredth I should have said. But then, don′t you know, if she′s no more a Forcheville than you or I, that puts her on the same level as the bridegroom who of course isn′t noble at all. Only an adventurer would marry a girl like that. It appears he′s just a plain Monsieur Dupont or Durand or something. If it weren′t that we have a Radical mayor now at Combray, who doesn′t even lift his hat to the priest, I should know all about it. Because, you understand, when they published the banns, they were obliged to give the real name. It is all very nice for the newspapers or for the stationer who sends out the intimations, to describe yourself as the Marquis de Saint-Loup. That does no harm to anyone, and if it can give any pleasure to those worthy people, I should be the last person in the world to object! What harm can it do me? As I shall never dream of going to call upon the daughter of a woman who has let herself be talked about, she can have a string of titles as long as my arm before her servants. But in an official document it′s not the same thing. Ah, if my cousin Sazerat were still deputy-mayor, I should have written to him, and he would certainly have let me know what name the man was registered under.”
D′autres amies de ma mère, qui avaient vu Saint-Loup à la maison, vinrent à son « jour » et s′informèrent si le fiancé était bien celui qui était mon ami. Certaines personnes allaient jusqu′à prétendre, en ce qui concernait l′autre mariage, qu′il ne s′agissait pas des Cambremer-Legrandin. On le tenait de bonne source, car la marquise, née Legrandin, l′avait démenti la veille même du jour où les fiançailles furent publiées. Je me demandais de mon côté pourquoi M. de Charlus d′une part, Saint-Loup de l′autre, lesquels avaient eu l′occasion de m′écrire peu auparavant, m′avaient parlé de projets amicaux et de voyages dont la réalisation eût dû exclure la possibilité de ces cérémonies, et ne m′avaient rien dit. J′en concluais, sans songer au secret que l′on garde jusqu′à la fin sur ces sortes de choses, que j′étais moins leur ami que je n′avais cru, ce qui, pour ce qui concernait Saint-Loup, me peinait. Aussi pourquoi, ayant remarqué que l′amabilité, le côté plain-pied, « pair à compagnon » de l′aristocratie était une comédie, m′étonnais-je d′en être excepté ? Dans la maison de femmes — où on procurait de plus en plus des hommes — où M. de Charlus avait surpris Morel et où la « sous-maîtresse », grande lectrice du Gaulois, commentait les nouvelles mondaines, cette patronne, parlant à un gros Monsieur qui venait chez elle, sans arrêter, boire du Champagne avec des jeunes gens, parce que, déjà très gros, il voulait devenir assez obèse pour être certain de ne pas être « pris » si jamais il y avait une guerre, déclara : « Il paraît que le petit Saint-Loup est comme « ça » et le petit Cambremer aussi. Pauvres épouses ! — En tout cas, si vous connaissez ces fiancés, il faut nous les envoyer, ils trouveront ici tout ce qu′ils voudront, et il y a beaucoup d′argent à gagner avec eux. » Sur quoi le gros Monsieur, bien qu′il fût lui-même comme « ça », se récria, répliqua, étant un peu snob, qu′il rencontrait souvent Cambremer et Saint-Loup chez ses cousins d′Ardouvillers, et qu′ils étaient grands amateurs de femmes et tout le contraire de « ça ». « Ah ! » conclut la sous-maîtresse d′un ton sceptique, mais ne possédant aucune preuve, et persuadée qu′en notre siècle la perversité des mœurs le disputait à l′absurdité calomniatrice des cancans. Certaines personnes, que je ne vis pas, m′écrivirent et me demandèrent « ce que je pensais » de ces deux mariages, absolument comme si elles eussent ouvert une enquête sur la hauteur des chapeaux des femmes au théâtre ou sur le roman psychologique. Je n′eus pas le courage de répondre à ces lettres. De ces deux mariages je ne pensais rien, mais j′éprouvais une immense tristesse, comme quand deux parties de votre existence passée, amarrées auprès de vous, et sur lesquelles on fonde peut-être paresseusement au jour le jour, quelque espoir inavoué, s′éloignent définitivement, avec un claquement joyeux de flammes, pour des destinations étrangères, comme deux vaisseaux. Pour les intéressés eux-mêmes, ils eurent à l′égard de leur propre mariage une opinion bien naturelle, puisqu′il s′agissait non des autres mais d′eux. Ils n′avaient jamais eu assez de railleries pour ces « grands mariages » fondés sur une tare secrète. Et même les Cambremer, de maison si ancienne et de prétentions si modestes, eussent été les premiers à oublier Jupien et à se souvenir seulement des grandeurs inou de la maison d′Oloron, si une exception ne s′était produite en la personne qui eût dû être le plus flattée de ce mariage, la marquise de Cambremer-Legrandin. Mais, méchante de nature, elle faisait passer le plaisir d′humilier les siens avant celui de se glorifier elle-même. Aussi, n′aimant pas son fils, et ayant tôt fait de prendre en grippe sa future belle-fille, déclara-t-elle qu′il était malheureux pour un Cambremer d′épouser une personne qui sortait on ne savait d′où, en somme, et avait des dents si mal rangées. Quant au jeune Cambremer, qui avait déjà une certaine propension à fréquenter des gens de lettres, on pense bien qu′une si brillante alliance n′eut pas pour effet de le rendre plus snob, mais que, se sentant maintenant le successeur des ducs d′Oloron — « princes souverains » comme disaient les journaux — il était suffisamment persuadé de sa grandeur pour pouvoir frayer avec n′importe qui. Et il délaissa la petite noblesse pour la bourgeoisie intelligente les jours où il ne se consacrait pas aux Altesses. Les notes des journaux, surtout en ce qui concernait Saint-Loup, donnèrent à mon ami, dont les ancêtres royaux étaient énumérés, une grandeur nouvelle mais qui ne fit que m′attrister — comme s′il était devenu quelqu′un d′autre, le descendant de Robert le Fort, plutôt que l′ami qui s′était mis si peu de temps auparavant sur le strapontin de la voiture afin que je fusse mieux au fond ; le fait de n′avoir pas soupçonné d′avance son mariage avec Gilberte, dont la réalité m′était apparue soudain, dans une lettre, si différente de ce que je pouvais penser de chacun d′eux la veille, et qu′il ne m′eût pas averti me faisait souffrir, alors que j′eusse dû penser qu′il avait eu beaucoup à faire et que, d′ailleurs, dans le monde les mariages se font souvent ainsi tout d′un coup, fréquemment pour se substituer à une combinaison différente qui a échoué — inopinément — comme un précipité chimique. Et la tristesse, morne comme un déménagement, amère comme une jalousie, que me causèrent par la brusquerie, par l′accident de leur choc, ces deux mariages fut si profonde, que plus tard on me la rappela, en m′en faisant absurdement gloire, comme ayant été tout le contraire de ce qu′elle fut au moment même, un double, triple, et même quadruple pressentiment.
Other friends of my mother who had met Saint-Loup in our house came to her ‘day,′ and inquired whether the bridegroom was indeed the same person as my friend. Certain people went so far as to maintain, with regard to the other marriage, that it had nothing to do with the Legrandin Cambremers. They had this on good authority, for the Marquise, née Legrandin, had contradicted the rumour on the very eve of the day on which the engagement was announced. I, for my part, asked myself why M. de Charlus on the one hand, Saint-Loup on the other, each of whom had had occasion to write to me quite recently, had made various friendly plans and proposed expeditions, which must inevitably have clashed with the wedding ceremonies, and had said nothing whatever to me about these. I came to the conclusion, forgetting the secrecy which people always preserve until the last moment in affairs of this sort, that I was less their friend than I had supposed, a conclusion which, so far as Saint-Loup was concerned, distressed me. Though why, when I had already remarked that the affability, the ‘one-man-to-another′ attitude of the aristocracy was all a sham, should I be surprised to find myself its victim? In the establishment for women — where men were now to be procured in increasing numbers — in which M. de Charlus had surprised Morel, and in which the ‘assistant matron,′ a great reader of the Gaulois, used to discuss the social gossip with her clients, this lady, while conversing with a stout gentleman who used to come to her incessantly to drink champagne with young men, because, being already very stout, he wished to become obese enough to be certain of not being ‘called up,′ should there ever be a war, declared: “It seems, young Saint-Loup is ‘one of those′ and young Cambremer too. Poor wives! — In any case, if you know the bridegrooms, you must send them to us, they will find everything they want here, and there′s plenty of money to be made out of them.” Whereupon the stout gentleman, albeit he was himself ‘one of those,′ protested, replied, being something of a snob, that he often met Cambremer and Saint-Loup at his cousins′ the Ardouvillers, and that they were great womanisers, and quite the opposite of ‘all that.′ “Ah!” the assistant matron concluded in a sceptical tone, but without any proof of the assertion, and convinced that in our generation the perversity of morals was rivalled only by the absurd exaggeration of slanderous rumours. Certain people whom I no longer saw wrote to me and asked me ‘what I thought′ of these two marriages, precisely as though they had been inviting a public discussion of the height of women′s hats in the theatre or the psychological novel. I had not the heart to answer these letters. Of these two marriages, I thought nothing at all, but I did feel an immense melancholy, as when two parts of our past existence, which have been anchored near to us, and upon which we have perhaps been basing idly from day to day an unacknowledged hope, remove themselves finally, with a joyous crackling of flames, for unknown destinations, like two vessels on the high seas. As for the prospective bridegrooms themselves, they regarded their own marriages from a point of view that was quite natural, since it was a question not of other people but of themselves. They had never tired of mocking at such ‘grand marriages′ founded upon some secret shame. And indeed the Cambremer family, so ancient in its lineage and so modest in its pretensions, would have been the first to forget Jupien and to remember only the unimaginable grandeur of the House of Oloron, had not an exception occurred in the person who ought to have been most gratified by this marriage, the Marquise de Cambremer-Legrandin. For, being of a malicious nature, she reckoned the pleasure of humiliating her family above that of glorifying herself. And so, as she had no affection for her son, and was not long in taking a dislike to her daughter-in-law, she declared that it was calamity for a Cambremer to marry a person who had sprung from heaven knew where, and had such bad teeth. As for young Cambremer, who had already shewn a certain tendency to frequent the society of literary people, we may well imagine that so brilliant an alliance had not the effect of making him more of a snob than before, but that feeling himself to have become the successor of the Ducs d′Oloron —‘sovereign princes′ as the newspapers said — he was sufficiently persuaded of his own importance to be able to mix with the very humblest people. And he deserted the minor nobility for the intelligent bourgeoisie on the days when he did not confine himself to royalty. The notices in the papers, especially when they referred to Saint-Loup, invested my friend, whose royal ancestors were enumerated, in a fresh importance, which however could only depress me — as though he had become some one else, the descendant of Robert the Strong, rather than the friend who, only a little while since, had taken the back seat in the carriage in order that I might be more comfortable in the other; the fact that I had had no previous suspicion of his marriage with Gilberte, the prospect of which had been revealed to me suddenly in a letter, so different from anything that I could have expected of either him or her the day before, and the fact that he had not let me know pained me, whereas I ought to have reflected that he had had a great many other things to do, and that moreover in the fashionable world marriages are often arranged like this all of a sudden, generally as a substitute for a different combination which has come to grief — unexpectedly — like a chemical precipitation. And the feeling of sadness, as depressing as a household removal, as bitter as jealousy, that these marriages caused me by the accident of their sudden impact was so profound, that later on people used to remind me of it, paying absurd compliments to my perspicacity, as having been just the opposite of what it was at the time, a twofold, nay a threefold and fourfold presentiment.
Les gens du monde qui n′avaient fait aucune attention à Gilberte me dirent d′un air gravement intéressé : « Ah ! c′est elle qui épouse le marquis de Saint-Loup ? » et jetaient sur elle le regard attentif des gens non seulement friands des événements de la vie parisienne, mais aussi qui cherchent à s′instruire et croient à la profondeur de leur regard. Ceux qui n′avaient, au contraire, connu que Gilberte regardèrent Saint-Loup avec une extrême attention, me demandèrent (souvent des gens qui me connaissaient à peine) de les présenter et revenaient de la présentation au fiancé parés des joies de la fatuité en me disant : « Il est très bien de sa personne. » Gilberte était convaincue que le nom de marquis de Saint-Loup était plus grand mille fois que celui de duc d′Orléans.
The people in society who had taken no notice of Gilberte said to me with an air of serious interest: “Ah! It is she who is marrying the Marquis de Saint-Loup” and studied her with the attentive gaze of people who not merely relish all the social gossip of Paris but are anxious to learn, and believe in the profundity of their own introspection. Those who on the other hand had known Gilberte alone gazed at Saint-Loup with the closest attention, asked me (these were often people who barely knew me) to introduce them and returned from their presentation to the bridegroom radiant with the bliss of fatuity, saying to me: “He is very nice looking.” Gilberte was convinced that the name ‘Marquis de Saint-Loup′ was a thousand times more important than ‘Duc d′Orléans.′
« Il paraît que c′est la princesse de Parme qui a fait le mariage du petit Cambremer », me dit maman. Et c′était vrai. La princesse de Parme connaissait depuis longtemps, par les œuvres, d′une part Legrandin qu′elle trouvait un homme distingué, de l′autre Mme de Cambremer qui changeait la conversation quand la princesse lui demandait si elle était bien la sœur de Legrandin. La princesse savait le regret qu′avait Mme de Cambremer d′être restée à la porte de la haute société aristocratique, où personne ne la recevait. Quand la princesse de Parme, qui s′était chargée de trouver un parti pour Mlle d′Oloron, demanda à M. de Charlus s′il savait qui était un homme aimable et instruit qui s′appelait Legrandin de Méséglise (c′était ainsi que se faisait appeler maintenant Legrandin), le baron répondit d′abord que non, puis tout d′un coup un souvenir lui revint d′un voyageur avec qui il avait fait connaissance en wagon, une nuit, et qui lui avait laissé sa carte. Il eut un vague sourire. « C′est peut-être le même », se dit-il. Quand il apprit qu′il s′agissait du fils de la sœur de Legrandin, il dit : « Tiens, ce serait vraiment extraordinaire ! S′il tenait de son oncle, après tout, ce ne serait pas pour m′effrayer, j′ai toujours dit qu′ils faisaient les meilleurs maris. — Qui ils ? demanda la princesse. — Oh ! Madame, je vous expliquerais bien si nous nous voyions plus souvent. Avec vous on peut causer. Votre Altesse est si intelligente », dit Charlus pris d′un besoin de confidence qui pourtant n′alla pas plus loin. Le nom de Cambremer lui plut, bien qu′il n′aimât pas les parents, mais il savait que c′était une des quatre baronnies de Bretagne et tout ce qu′il pouvait espérer de mieux pour sa fille adoptive ; c′était un nom vieux, respecté, avec de solides alliances dans sa province. Un prince eût été impossible et, d′ailleurs, peu désirable. C′était ce qu′il fallait. La princesse fit ensuite venir Legrandin. Il avait physiquement passablement changé, et assez à son avantage, depuis quelque temps. Comme les femmes qui sacrifient résolument leur visage à la sveltesse de leur taille et ne quittent plus Marienbad, Legrandin avait pris l′aspect désinvolte d′un officier de cavalerie. Au fur et à mesure que M. de Charlus s′était alourdi et abruti, Legrandin était devenu plus élancé et rapide, effet contraire d′une même cause. Cette vélocité avait d′ailleurs des raisons psychologiques. Il avait l′habitude d′aller dans certains mauvais lieux où il aimait qu′on ne le vît ni entrer, ni sortir : il s′y engouffrait. Legrandin s′était mis au tennis à cinquante-cinq ans. Quand la princesse de Parme lui parla des Guermantes, de Saint-Loup, il déclara qu′il les avait toujours connus, faisant une espèce de mélange entre le fait d′avoir toujours connu de nom les châtelains de Guermantes et d′avoir rencontré, chez ma tante, Swann, le père de la future Mme de Saint-Loup, Swann dont Legrandin d′ailleurs ne voulait à Combray fréquenter ni la femme ni la fille. « J′ai même voyagé dernièrement avec le frère du duc de Guermantes, M. de Charlus. Il a spontanément engagé la conversation, ce qui est toujours bon signe, car cela prouve que ce n′est ni un sot gourmé, ni un prétentieux. Oh ! je sais tout ce qu′on dit de lui. Mais je ne crois jamais ces choses-là. D′ailleurs, la vie privée des autres ne me regarde pas. Il m′a fait l′effet d′un cœur sensible, d′un homme bien cultivé. » Alors la princesse de Parme parla de Mlle d′Oloron. Dans le milieu des Guermantes on s′attendrissait sur la noblesse de cœur de M. de Charlus qui, bon comme il avait toujours été, faisait le bonheur d′une jeune fille pauvre et charmante. Et le duc de Guermantes, souffrant de la réputation de son frère, laissait entendre que, si beau que cela fût, c′était fort naturel. « Je ne sais si je me fais bien entendre, tout est naturel dans l′affaire », disait-il maladroitement à force d′habileté. Mais son but était d′indiquer que la jeune fille était une enfant de son frère qu′il reconnaissait. Du même coup cela expliquait Jupien. La princesse de Parme insinua cette version pour montrer à Legrandin qu′en somme le jeune Cambremer épouserait quelque chose comme Mlle de Nantes, une de ces bâtardes de Louis XIV qui ne furent dédaignées ni par le duc d′Orléans, ni par le prince de Conti.
“It appears that it is the Princesse de Parme who arranged young Cambremer′s marriage,” Mamma told me. And this was true. The Princess had known for a long time, on the one hand, by his works, Legrandin whom she regarded as a distinguished man, on the other hand Mme. de Cambremer who changed the conversation whenever the Princess asked her whether she was not Legrandin′s sister. The Princess knew how keenly Mme. de Cambremer felt her position on the doorstep of the great aristocratic world, in which she was invited nowhere. When the Princesse de Parme, who had undertaken to find a husband for Mlle. d′Oloron, asked M. de Charlus whether he had ever heard of a pleasant, educated man who called himself Legrandin de Méséglise (thus it was that M. Legrandin now styled himself), the Baron first of all replied in the negative, then suddenly a memory occurred to him of a man whose acquaintance he had made in the train, one night, and who had given him his card. He smiled a vague smile. “It is perhaps the same person,” he said to himself. When he discovered that the prospective bridegroom was the son of Legrandin′s sister, he said: “Why, that would be really extraordinary! If he takes after his uncle, after all, that would not alarm me, I have always said that they make the best husbands.” “Who are they?” inquired the Princess. “Oh, Ma′am, I could explain it all to you if we met more often. With you one can talk freely. Your Highness is so intelligent,” said Charlus, seized by a desire to confide in some one which, however, went no farther. The name Cambremer appealed to him, although he did not like the boy′s parents, but he knew that it was one of the four Baronies of Brittany and the best that he could possibly hope for his adopted daughter; it was an old and respected name, with solid connexions in its native province. A Prince would have been out of the question and, moreover, not altogether desirable. This was the very thing. The Princess then invited Legrandin to call. In appearance he had considerably altered, and, of late, distinctly to his advantage. Like those women who deliberately sacrifice their faces to the slimness of their figures and never stir from Marienbad, Legrandin had acquired the free and easy air of a cavalry officer. In proportion as M. de Charlus had grown coarse and slow, Legrandin had become slimmer and moved more rapidly, the contrary effect of an identical cause. This velocity of movement had its psychological reasons as well. He was in the habit of frequenting certain low haunts where he did not wish to be seen going in or coming out: he would hurl himself into them. Legrandin had taken up tennis at the age of fifty-five. When the Princesse de Parme spoke to him of the Guermantes, of Saint-Loup, he declared that he had known them all his life, making a sort of composition of the fact of his having always known by name the proprietors of Guermantes and that of his having met, at my aunt′s house, Swann, the father of the future Mme. de Saint-Loup, Swann upon whose wife and daughter Legrandin, at Combray, had always refused to call. “Indeed, I travelled quite recently with the brother of the Duc de Guermantes, M. de Charlus. He began the conversation spontaneously, which is always a good sign, for it proves that a man is neither a tongue-tied lout nor stuck-up. Oh, I know all the things that people say about him. But I never pay any attention to gossip of that sort. Besides, the private life of other people does not concern me. He gave me the impression of a sensitive nature, and a cultivated mind.” Then the Princesse de Parme spoke of Mlle. d′Oloron. In the Guermantes circle people were moved by the nobility of heart of M. de Charlus who, generous as he had always been, was securing the future happiness of a penniless but charming girl. And the Duc de Guermantes, who suffered from his brother′s reputation, let it be understood that, fine as this conduct was, it was wholly natural. “I don′t know if I make myself clear, everything in the affair is natural,” he said, speaking ineptly by force of habit. But his object was to indicate that the girl was a daughter of his brother whom the latter was acknowledging. This accounted at the same time for Jupien. The Princesse de Parme hinted at this version of the story to shew Legrandin that after all young Cambremer would be marrying something in the nature of Mlle. de Nantes, one of those bastards of Louis XIV who were not scorned either by the Duc d′Orléans or by the Prince de Conti.
Ces deux mariages dont nous parlions déjà avec ma mère dans le train qui nous ramenait à Paris eurent sur certains des personnages qui ont figuré jusqu′ici dans ce récit des effets assez remarquables. D′abord sur Legrandin ; inutile de dire qu′il entra en ouragan dans l′hôtel de M. de Charlus, absolument comme dans une maison mal famée où il ne faut pas être vu, et aussi tout à la fois pour montrer sa bravoure et cacher son âge — car nos habitudes nous suivent même là où elles ne nous servent plus à rien — et presque personne ne remarqua qu′en lui disant bonjour M. de Charlus lui adressa un sourire difficile à percevoir, plus encore à interpréter ; ce sourire était pareil en apparence, et au fond était exactement l′inverse, de celui que deux hommes qui ont l′habitude de se voir dans la bonne société échangent si par hasard ils se rencontrent dans ce qu′ils trouvent un mauvais lieu (par exemple l′Élysée où le général de Froberville, quand il y rencontrait jadis Swann, avait en l′apercevant le regard d′ironique et mystérieuse complicité de deux habitués de la princesse des Laumes qui se commettaient chez M. Grévy). Legrandin cultivait obscurément depuis bien longtemps — et dès le temps où j′allais tout enfant passer à Combray mes vacances — des relations aristocratiques, productives tout au plus d′une invitation isolée à une villégiature inféconde. Tout à coup, le mariage de son neveu étant venu rejoindre entre eux ces tronçons lointains, Legrandin eut une situation mondaine à laquelle rétroactivement ses relations anciennes avec des gens qui ne l′avaient fréquenté que dans le particulier, mais intimement, donnèrent une sorte de solidité. Des dames à qui on croyait le présenter racontaient que depuis vingt ans il passait quinze jours à la campagne chez elles, et que c′était lui qui leur avait donné le beau baromètre ancien du petit salon. Il avait par hasard été pris dans des « groupes » où figuraient des ducs qui lui étaient apparentés. Or dès qu′il eut cette situation mondaine il cessa d′en profiter. Ce n′est pas seulement parce que, maintenant qu′on le savait reçu, il n′éprouvait plus de plaisir à être invité, c′est que des deux vices qui se l′étaient longtemps disputé, le moins naturel, le snobisme, cédait la place à un autre moins factice, puisqu′il marquait du moins une sorte de retour, même détourné, vers la nature. Sans doute ils ne sont pas incompatibles, et l′exploration d′un faubourg peut se pratiquer en quittant le raout d′une duchesse. Mais le refroidissement de l′âge détournait Legrandin de cumuler tant de plaisirs, de sortir autrement qu′à bon escient, et aussi rendait pour lui ceux de la nature assez platoniques, consistant surtout en amitiés, en causeries qui prennent du temps, et lui faisaient passer presque tout le sien dans le peuple, lui en laissant peu pour la vie de société. Mme de Cambremer elle-même devint assez indifférente à l′amabilité de la duchesse de Guermantes. Celle-ci, obligée de fréquenter la marquise, s′était aperçue, comme il arrive chaque fois qu′on vit davantage avec des êtres humains, c′est-à-dire mêlés de qualités qu′on finit par découvrir et de défauts auxquels on finit par s′habituer, que Mme de Cambremer était une femme douée d′une intelligence et pourvue d′une culture que, pour ma part, j′appréciais peu, mais qui parurent remarquables à la duchesse. Elle vint donc souvent, à la tombée du jour, voir Mme de Cambremer et lui faire de longues visites. Mais le charme merveilleux que celle-ci se figurait exister chez la duchesse de Guermantes s′évanouit dès qu′elle s′en vit recherchée, et elle la recevait plutôt par politesse que par plaisir. Un changement plus frappant se manifesta chez Gilberte, à la fois symétrique et différent de celui qui s′était produit chez Swann marié. Certes, les premiers mois Gilberte avait été heureuse de recevoir chez elle la société la plus choisie. Ce n′est sans doute qu′à cause de l′héritage qu′on invitait les amies intimes auxquelles tenait sa mère, mais à certains jours seulement où il n′y avait qu′elles, enfermées à part, loin des gens chics, et comme si le contact de Mme Bontemps ou de Mme Cottard avec la princesse de Guermantes ou la princesse de Parme eût pu, comme celui de deux poudres instables, produire des catastrophes irréparables. Néanmoins les Bontemps, les Cottard et autres, quoique déçus de dîner entre eux, étaient fiers de pouvoir dire : « Nous avons dîné chez la marquise de Saint-Loup », d′autant plus qu′on poussait quelquefois l′audace jusqu′à inviter avec eux Mme de Marsantes, qui se montrait véritable grande dame, avec un éventail d′écaille et de plumes, toujours dans l′intérêt de l′héritage. Elle avait seulement soin de faire de temps en temps l′éloge des gens discrets qu′on ne voit jamais que quand on leur fait signe, avertissement moyennant lequel elle adressait aux bons entendeurs du genre Cottard, Bontemps, etc., son plus gracieux et hautain salut. Peut-être j′eusse préféré être de ces séries-là. Mais Gilberte, pour qui j′étais maintenant surtout un ami de son mari et des Guermantes (et qui — peut-être bien dès Combray, où mes parents ne fréquentaient pas sa mère — m′avait, à l′âge où nous n′ajoutons pas seulement tel ou tel avantage aux choses mais où nous les classons par espèces, doué de ce prestige qu′on ne perd plus ensuite), considérait ces soirées-là comme indignes de moi et quand je partais me disait : « J′ai été très contente de vous voir, mais venez plutôt après-demain, vous verrez ma tante Guermantes, Mme de Poix ; aujourd′hui c′était des amies de maman, pour faire plaisir à maman. » Mais ceci ne dura que quelques mois, et très vite tout fut changé de fond en comble. Était-ce parce que la vie sociale de Gilberte devait présenter les mêmes contrastes que celle de Swann ? En tout cas, Gilberte n′était que depuis peu de temps marquise de Saint-Loup (et bientôt après, comme on le verra, duchesse de Guermantes) que, ayant atteint ce qu′il y avait de plus éclatant et de plus difficile, elle pensait que le nom de Saint-Loup s′était maintenant incorporé à elle comme un émail mordoré et que, qui qu′elle fréquentât, désormais elle resterait pour tout le monde marquise de Saint-Loup, ce qui était une erreur, car la valeur d′un titre de noblesse, aussi bien que de bourse, monte quand on le demande et baisse quand on l′offre.
These two marriages which I had already begun to discuss with my mother in the train that brought us back to Paris had quite remarkable effects upon several of the characters who have figured in the course of this narrative. First of all upon Legrandin; needless to say that he swept like a hurricane into M. de Charlus′s town house for all the world as though he were entering a house of ill-fame where he must on no account be seen, and also, at the same time, to display his activity and to conceal his age — for our habits accompany us even into places where they are no longer of any use to us — and scarcely anybody observed that when M. de Charlus greeted him he did so with a smile which it was hard to intercept, harder still to interpret; this smile was similar in appearance, and in its essentials was diametrically opposite to the smile which two men, who are in the habit of meeting in good society, exchange if they happen to meet in what they regard as disreputable surroundings (such as the Elysée where General de Froberville, whenever, in days past, he met Swann there, would assume, on catching sight of him, an expression of ironical and mysterious complicity appropriate between two frequenters of the drawing-room of the Princesse des Laumes who were compromising themselves by visiting M. Grevy). Legrandin had been cultivating obscurely for a long time past — ever since the days when I used to go as a child to spend my holidays at Combray — relations with the aristocracy, productive at the most of an isolated invitation to a sterile house party. All of a sudden, his nephew′s marriage having intervened to join up these scattered fragments, Legrandin stepped into a social position which retroactively derived a sort of solidity from his former relations with people who had known him only as a private person but had known him well. Ladies to whom people offered to introduce him informed them that for the last twenty years he had stayed with them in the country for a fortnight annually, and that it was he who had given them the beautiful old barometer in the small drawing-room. It so happened that he had been photographed in ‘groups′ which included Dukes who were related to them. But as soon as he had acquired this social position, he ceased to make any use of it. This was not merely because, how that people knew him to be received everywhere, he no longer derived any pleasure from being invited, it was because, of the two vices that had long struggled for the mastery of him, the less natural, snobbishness, yielded its place to another that was less artificial, since it did at least shew a sort of return, albeit circuitous, towards nature. No doubt the two are not incompatible, and a nocturnal tour of exploration of a slum may be made immediately upon leaving a Duchess′s party. But the chilling effect of age made Legrandin reluctant to accumulate such an abundance of pleasures, to stir out of doors except with a definite purpose, and had also the effect that the pleasures of nature became more or less platonic, consisting chiefly in friendships, in conversations which took up time, and made him spend almost all his own among the lower orders, so that he had little left for a social existence. Mme. de Cambremer herself became almost indifferent to the friendly overtures of the Duchesse de Guermantes. The latter, obliged to call upon the Marquise, had noticed, as happens whenever we come to see more of our fellow-creatures, that is to say combinations of good qualities which we end by discovering with defects to which we end by growing accustomed, that Mme. de Cambremer was a woman endowed with an innate intelligence and an acquired culture of which for my part I thought but little, but which appeared remarkable to the Duchess. And so she often came, late in the afternoon, to see Mme. de Cambremer and paid her long visits. But the marvellous charm which her hostess imagined as existing in the Duchesse de Guermantes vanished as soon as she saw that the other sought her company, and she received her rather out of politeness than for her own pleasure. A more striking change was manifest in Gilberte, a change at once symmetrical with and different from that which had occurred in Swann after his marriage. It is true that during the first few months Gilberte had been glad to open her doors to the most select company. It was doubtless only with a view to an eventual inheritance that she invited the intimate friends to whom her mother was attached, but on certain days only when there was no one but themselves, secluded apart from the fashionable people, as though the contact of Mme. Bontemps or Mme. Cottard with the Princesse de Guermantes or the Princesse de Parme might, like that of two unstable powders, have produced irreparable catastrophes. Nevertheless the Bontemps, the Cottards and such, although disappointed by the smallness of the party, were proud of being able to say: “We were dining with the Marquise de Saint-Loup,” all the more so as she ventured at times so far as to invite, with them, Mme. de Marsantes, who was emphatically the ‘great lady′ with a fan of tortoise-shell and ostrich feathers, this again being a piece of legacy-hunting. She only took care to pay from time to time a tribute to the discreet people whom one never sees except when they are invited, a warning with which she bestowed upon her audience of the Cottard-Bontemps class her most gracious and distant greeting. Perhaps I should have preferred to be included in these parties. But Gilberte, in whose eyes I was now principally a friend of her husband and of the Guermantes (and who — perhaps even in the Combray days, when my parents did not call upon her mother — had, at the age when we do not merely add this or that to the value of things but classify them according to their species, endowed me with that prestige which we never afterwards lose), regarded these evenings as unworthy of me, and when I took my leave of her would say: “It has been delightful to see you, but come again the day after to-morrow, you will find my aunt Guermantes, and Mme. de Poix; to-day I just had a few of Mamma′s friends, to please Mamma.” But this state of things lasted for a few months only, and very soon everything was altered. Was this because Gilberte′s social life was fated to exhibit the same contrasts as Swann′s? However that may be, Gilberte had been only for a short time Marquise de Saint-Loup (in the process of becoming, as we shall see, Duchesse de Guermantes)† when, having attained to the most brilliant and most difficult position, she decided that the name Saint-Loup was now embodied in herself like a glowing enamel and that, whoever her associates might be, from now onwards she would remain for all the world Marquise de Saint-Loup, wherein she was mistaken, for the value of a title of nobility, like that of shares in a company, rises with the demand and falls when it is offered in the market.
Tout ce qui nous semble impérissable tend à la destruction ; une situation mondaine, tout comme autre chose, n′est pas créée une fois pour toutes, mais, aussi bien que la puissance d′un empire, se reconstruit à chaque instant par une sorte de création perpétuellement continue, ce qui explique les anomalies apparentes de l′histoire mondaine ou politique au cours d′un demi-siècle. La création du monde n′a pas eu lieu au début, elle a lieu tous les jours. La marquise de Saint-Loup se disait : « Je suis la marquise de Saint-Loup », elle savait qu′elle avait refusé la veille trois dîners chez des duchesses. Mais si, dans une certaine mesure, son nom relevait le milieu aussi peu aristocratique que possible qu′elle recevait, par un mouvement inverse le milieu que recevait la marquise dépréciait le nom qu′elle portait. Rien ne résiste à de tels mouvements, les plus grands noms finissent par succomber. Swann n′avait-il pas connu une duchesse de la maison de France dont le salon, parce que n′importe qui y était reçu, était tombé au dernier rang ? Un jour que la princesse des Laumes était allée par devoir passer un instant chez cette Altesse, où elle n′avait trouvé que des gens de rien, en entrant ensuite chez Mme Leroi elle avait dit à Swann et au marquis de Modène : « Enfin je me retrouve en pays ami. Je viens de chez Mme la duchesse de XÂ…, il n′y avait pas trois figures de connaissance. » Partageant, en un mot, l′opinion de ce personnage d′opérette qui déclare : « Mon nom me dispense, je pense, d′en dire plus long », Gilberte se mit à afficher son mépris pour ce qu′elle avait tant désiré, à déclarer que tous les gens du faubourg Saint-Germain étaient idiots, infréquentables, et, passant de la parole à l′action, cessa de les fréquenter. Des gens qui n′ont fait sa connaissance qu′après cette époque, et pour leurs débuts auprès d′elle, l′ont entendue, devenue duchesse de Guermantes, se moquer drôlement du monde qu′elle eût pu si aisément voir, la voyant ne pas recevoir une seule personne de cette société, et si l′une, voire la plus brillante, s′aventurait chez elle, lui bâiller ouvertement au nez, rougissent rétrospectivement d′avoir pu, eux, trouver quelque prestige au grand monde, et n′oseraient jamais confier ce secret humiliant de leurs faiblesses passées à une femme qu′ils croient, par une élévation essentielle de sa nature, avoir été de tout temps incapable de comprendre celles-ci. Ils l′entendent railler avec tant de verve les ducs, et la voient, chose plus significative, mettre si complètement sa conduite en accord avec ses railleries ! Sans doute ne songent-ils pas à rechercher les causes de l′accident qui fit de Mlle Swann Mlle de Forcheville, et de Mlle de Forcheville la marquise de Saint-Loup, puis la duchesse de Guermantes. Peut-être ne songent-ils pas non plus que cet accident ne servirait pas moins par ses effets que par ses causes à expliquer l′attitude ultérieure de Gilberte, la fréquentation des roturiers n′étant pas tout à fait conçue de la même façon qu′elle l′eût été par Mlle Swann par une dame à qui tout le monde dit « Madame la Duchesse » et ces duchesses qui l′ennuient « ma cousine ». On dédaigne volontiers un but qu′on n′a pas réussi à atteindre, ou qu′on a atteint définitivement. Et ce dédain nous paraît faire partie des gens que nous ne connaissions pas encore. Peut-être, si nous pouvions remonter le cours des années, les trouverions-nous déchirés, plus frénétiquement que personne, par ces mêmes défauts qu′ils ont réussi si complètement à masquer ou à vaincre que nous les estimons incapables non seulement d′en avoir jamais été atteints eux-mêmes, mais même de les excuser jamais chez les autres, faute d′être capables de les concevoir. D′ailleurs, bientôt le salon de la nouvelle marquise de Saint-Loup prit son aspect définitif, au moins au point de vue mondain, car on verra quels troubles devaient y sévir par ailleurs ; or cet aspect était surprenant en ceci : on se rappelait encore que les plus pompeuses, les plus raffinées des réceptions de Paris, aussi brillantes que celles de la princesse de Guermantes, étaient celles de Mme de Marsantes, la mère de Saint-Loup. D′autre part, dans les derniers temps, le salon d′Odette, infiniment moins bien classé, n′en avait pas moins été éblouissant de luxe et d′élégance. Or Saint-Loup, heureux d′avoir, grâce à la grande fortune de sa femme, tout ce qu′il pouvait désirer de bien-être, ne songeait qu′à être tranquille après un bon dîner où des artistes venaient lui faire de la bonne musique. Et ce jeune homme qui avait paru à une époque si fier, si ambitieux, invitait à partager son luxe des camarades que sa mère n′aurait pas reçus. Gilberte de son côté mettait en pratique la parole de Swann : « La qualité m′importe peu, mais je crains la quantité. » Et Saint-Loup fort à genoux devant sa femme, et parce qu′il l′aimait et parce qu′il lui devait précisément ce luxe extrême, n′avait garde de contrarier ces goûts si pareils aux siens. De sorte que les grandes réceptions de Mme de Marsantes et de Mme de Forcheville, données pendant des années surtout en vue de l′établissement éclatant de leurs enfants, ne donnèrent lieu à aucune réception de M. et de Mme de Saint-Loup. Ils avaient les plus beaux chevaux pour monter ensemble à cheval, le plus beau yacht pour faire des croisières — mais où on n′emmenait que deux invités. À Paris on avait tous les soirs trois ou quatre amis à dîner, jamais plus ; de sorte que, par une régression imprévue mais pourtant naturelle, chacune des deux immenses volières maternelles avait été remplacée par un nid silencieux.
Everything that seems to us imperishable tends to destruction; a position in society, like anything else, is not created once and for all time, but, just as much as the power of an Empire, reconstructs itself at every moment by a sort of perpetual process of creation, which explains the apparent anomalies in social or political history in the course of half a century. The creation of the world did not occur at the beginning of time, it occurs every day. The Marquise de Saint-Loup said to herself, “I am the Marquise de Saint-Loup,” she knew that, the day before, she had refused three invitations to dine with Duchesses. But if, to a certain extent, her name exalted the class of people, as little aristocratic as possible, whom she entertained, by an inverse process, the class of people whom the Marquise entertained depreciated the name that she bore. Nothing can hold out against such processes, the greatest names succumb to them in the end. Had not Swann known a Duchess of the House of France whose drawing-room, because any Tom, Dick or Harry was welcomed there, had fallen to the lowest rank? One day when the Princesse des Laumes had gone from a sense of duty to call for a moment upon this Highness, in whose drawing-room she had found only the most ordinary people, arriving immediately afterwards at Mme. Leroi′s, she had said to Swann and the Marquis de Modène: “At last I find myself upon friendly soil. I have just come from Mme. la Duchesse de X — there weren′t three faces I knew in the room.” Sharing, in short, the opinion of the character in the operetta who declares: “My name, I think, dispenses me from saying more,” Gilberte set to work to flaunt her contempt for what she had so ardently desired, to proclaim that all the people in the Faubourg Saint-Germain were idiots, people to whose houses one could not go, and, suiting the action to the word, ceased to go to them. People who did not make her acquaintance until after this epoch, and who, in the first stages of that acquaintance, heard her, by that time Duchesse de Guermantes, make the most absurd fun of the world in which she could so easily have moved, seeing that she never invited a single person out of that world, and that if any of them, even the most brilliant, ventured into her drawing-room, she would yawn openly in their faces, blush now in retrospect at the thought that they themselves could ever have seen any claim to distinction in the fashionable world, and would never dare to confess this humiliating secret of their past weaknesses to a woman whom they suppose to have been, owing to an essential loftiness of her nature, incapable from her earliest moments of understanding such things. They hear her poke such delicious fun at Dukes, and see her (which is more significant) make her behaviour accord so entirely with her mockery! No doubt they do not think of inquiring into the causes of the accident which turned Mlle. Swann into Mlle. de Forcheville, Mlle. de Forcheville into the Marquise de Saint-Loup, and finally into the Duchesse de Guermantes. Possibly it does not occur to them either that the effects of this accident would serve no less than its causes to explain Gilberte′s subsequent attitude, the habit of mixing with upstarts not being regarded quite in the same light in which Mlle. Swann would have regarded it by a lady whom everybody addresses as ‘Madame la Duchesse′ and the other Duchesses who bore her as ‘cousin.′ We are always ready to despise a goal which we have not succeeded in reaching, or have permanently reached. And this contempt seems to us to form part of the character of people whom we do not yet know. Perhaps if we were able to retrace the course of past years, we should find them devoured, more savagely than anyone, by those same weaknesses which they have succeeded so completely in concealing or conquering that we reckon them incapable not only of having ever been attacked by them themselves, but even of ever excusing them in other people, let alone being capable of imagining them. Anyhow, very soon the drawing-room of the new Marquise de Saint-Loup assumed its permanent aspect, from the social point of view at least, for we shall see what troubles were brewing in it in another connexion; well, this aspect was surprising for the following reason: people still remembered that the most formal, the most exclusive parties in Paris, as brilliant as those given by the Duchesse de Guermantes, were those of Mme. de Marsantes, Saint-Loup′s mother. On the other hand, in recent years, Odette′s drawing-room, infinitely lower in the social scale, had been no less dazzling in its elegance and splendour. Saint-Loup, however, delighted to have, thanks to his wife′s vast fortune, everything that he could desire in the way of comfort, wished only to rest quietly in his armchair after a good dinner with a musical entertainment by good performers. And this young man who had seemed at one time so proud, so ambitious, invited to share his luxury old friends whom his mother would not have admitted to her house. Gilberte, on her side, put into effect Swann′s saying: “Quality doesn′t matter, what I dread is quantity.” And Saint-Loup, always on his knees before his wife, and because he loved her, and because it was to her that he owed these extremes of comfort, took care not to interfere with tastes that were so similar to his own. With the result that the great receptions given by Mme. de Marsantes and Mme. de Forcheville, given year after year with an eye chiefly to the establishment, upon a brilliant footing, of their children, gave rise to no reception by M. and Mme. de Saint-Loup. They had the best of saddle-horses on which to go out riding together, the finest of yachts in which to cruise — but they never took more than a couple of guests with them. In Paris, every evening, they would invite three or four friends to dine, never more; with the result that, by an unforeseen but at the same time quite natural retrogression, the two vast maternal aviaries had been replaced by a silent nest.
La personne qui profita le moins de ces deux unions fut la jeune Mademoiselle d′Oloron qui, déjà atteinte de la fièvre typho le jour du mariage religieux, se traîna péniblement à l′église et mourut quelques semaines après. La lettre de faire-part, qui fut envoyé quelque temps après sa mort, mêlait à des noms comme celui de Jupien presque tous les plus grands de l′Europe, comme ceux du vicomte et de la vicomtesse de Montmorency, de S. A. R. la comtesse de Bourbon-Soissons, du prince de Modène-Este, de la vicomtesse d′Edumea, de lady Essex, etc., etc. Sans doute, même pour qui savait que la défunte était la nièce de Jupien, le nombre de toutes ces grandes alliances ne pouvait surprendre. Le tout, en effet, est d′avoir une grande alliance. Alors, le « casus fœderis » venant à jouer, la mort de la petite roturière met en deuil toutes les familles princières de l′Europe. Mais bien des jeunes gens des nouvelles générations et qui ne connaissaient pas les situations réelles, outre qu′ils pouvaient prendre Marie-Antoinette d′Oloron, marquise de Cambremer, pour une dame de la plus haute naissance, auraient pu commettre bien d′autres erreurs en lisant cette lettre de faire-part. Ainsi, pour peu que leurs randonnées à travers la France leur eussent fait connaître un peu le pays de Combray, en voyant que le comte de Méséglise faisait part dans les premiers, et tout près du duc de Guermantes, ils auraient pu n′éprouver aucun étonnement. Le côté de Méséglise et le côté de Guermantes se touchent, vieille noblesse de la même région, peut-être alliée depuis des générations, eussent-ils pu se dire. « Qui sait ? c′est peut-être une branche des Guermantes qui porte le nom de comtes de Méséglise. » Or le comte de Méséglise n′avait rien à voir avec les Guermantes et ne faisait même pas part du côté Guermantes, mais du côté Cambremer, puisque le comte de Méséglise, qui, par un avancement rapide, n′était resté que deux ans Legrandin de Méséglise, c′était notre vieil ami Legrandin. Sans doute, faux titre pour faux titre, il en était peu qui eussent pu être aussi désagréables aux Guermantes que celui-là. Ils avaient été alliés autrefois avec les vrais comtes de Méséglise desquels il ne restait plus qu′une femme, fille de gens obscurs et dégradés, mariée elle-même à un gros fermier enrichi de ma tante, nommé Ménager, qui lui avait acheté Mirougrain et se faisait appeler maintenant Ménager de Mirougrain, de sorte que quand on disait que sa femme était née de Méséglise on pensait qu′elle devait être plutôt née à Méséglise et qu′elle était de Méséglise comme son mari de Mirougrain.
The person who profited least by these two marriages was the young Mademoiselle d′Oloron who, already suffering from typhoid fever on the day of the religious ceremony, was barely able to crawl to the church and died a few weeks later. The letter of intimation that was sent out some time after her death blended with names such as Jupien′s those of almost all the greatest families in Europe, such as the Vicomte and Vicomtesse de Montmorency, H.R.H. the Comtesse de Bourbon-Soissons, the Prince of Modena-Este, the Vicomtesse d′Edumea, Lady Essex, and so forth. No doubt even to a person who knew that the deceased was Jupien′s niece, this plethora of grand connexions would not cause any surprise. The great thing, after all, is to have grand connexions. Then, the casus foederis coming into play, the death of a simple little shop-girl plunges all the princely families of Europe in mourning. But many young men of a later generation, who were not familiar with the facts, might, apart from the possibility of their mistaking Marie-Antoinette d′Oloron, Marquise de Cambremer, for a lady of the noblest birth, have been guilty of many other errors when they read this communication. Thus, supposing their excursions through France to have given them some slight familiarity with the country round Combray, when they saw that the Comte de Méséglise figured among the first of the signatories, close to the Duc de Guermantes, they might not have felt any surprise. “The Méséglise way,” they might have said, “converges with the Guermantes way, old and noble families of the same region may have been allied for generations. Who knows? It is perhaps a branch of the Guermantes family which bears the title of Comte de Méséglise.” As it happened, the Comte de Méséglise had no connexion with the Guermantes and was not even enrolled on the Guermantes side, but on the Cambremer side, since the Comte de Méséglise, who by a rapid advancement had been for two years only Legrandin de Méséglise, was our old friend Legrandin. No doubt, taking one false title with another, there were few that could have been so disagreeable to the Guermantes as this. They had been connected in the past with the authentic Comtes de Méséglise, of whom there survived only one female descendant, the daughter of obscure and unassuming parents, married herself to one of my aunt′s tenant fanners named Ménager, who had become rich and bought Mirougrain from her and now styled himself ‘Ménager de Mirougrain,′ with the result that when you said that his wife was born ‘de Méséglise′ people thought that she must simply have been born at Méséglise and that she was ‘of Méséglise′ as her husband was ‘of Mirougrain.′
Tout autre titre faux eût donné moins d′ennuis aux Guermantes. Mais l′aristocratie sait les assumer, et bien d′autres encore, du moment qu′un mariage, jugé utile à quelque point de vue que ce soit, est en jeu. Couvert par le duc de Guermantes, Legrandin fut pour une partie de cette génération-là, et sera pour la totalité de celle qui la suivra, le véritable comte de Méséglise.
Any other sham title would have caused less annoyance to the Guermantes family. But the aristocracy knows how to tolerate these irritations and many others as well, the moment that a marriage which is deemed advantageous, from whatever point of view, is in question. Shielded by the Duc de Guermantes, Legrandin was, to part of that generation, and will be to the whole of the generation that follows it, the true Comte de Méséglise.
Une autre erreur encore que tout jeune lecteur peu au courant eût été porté à faire eût été de croire que le baron et la baronne de Forcheville faisaient part en tant que parents et beaux-parents du marquis de Saint-Loup, c′est-à-dire du côté Guermantes. Or de ce côté ils n′avaient pas à figurer puisque c′était Robert qui était parent des Guermantes et non Gilberte. Non, le baron et la baronne de Forcheville, malgré cette fausse apparence, figuraient du côté de la mariée, il est vrai, et non du côté Cambremer, à cause non pas des Guermantes mais de Jupien, dont notre lecteur doit savoir qu′Odette était la cousine.
Yet another mistake which any young reader not acquainted with the facts might have been led to make was that of supposing that the Baron and Baronne de Forcheville figured on the list in their capacity as parents-in-law of the Marquis de Saint-Loup, that is to say on the Guermantes side. But on this side, they had no right to appear since it was Robert who was related to the Guermantes and not Gilberte. No, the Baron and Baronne de Forcheville, despite this misleading suggestion, did figure on the wife′s side, it is true, and not on the Cambremer side, because not of the Guermantes, but of Jupien, who, the reader must now be told, was a cousin of Odette.
Toute la faveur de M. de Charlus s′était portée dès le mariage de sa fille adoptive sur le jeune marquis de Cambremer ; les goûts de celui-ci, qui étaient pareils à ceux du baron, du moment qu′ils n′avaient pas empêché qu′il le choisît pour mari de Mlle d′Oloron, ne firent naturellement que le lui faire apprécier davantage quand il fut veuf. Ce n′est pas que le marquis n′eût d′autres qualités qui en faisaient un charmant compagnon pour M. de Charlus. Mais même quand il s′agit d′un homme de haute valeur, c′est une qualité que ne dédaigne pas celui qui l′admet dans son intimité et qui le lui rend particulièrement commode s′il sait jouer aussi le whist. L′intelligence du jeune marquis était remarquable et, comme on disait déjà à Féterne où il n′était encore qu′enfant, il était tout à fait « du côté de sa grand′mère », aussi enthousiaste, aussi musicien. Il en reproduisait aussi certaines particularités, mais celles-là plus par imitation, comme toute la famille, que par atavisme. C′est ainsi que quelque temps après la mort de sa femme, ayant reçu une lettre signée Léonor, prénom que je ne me rappelais pas être le sien, je compris seulement qui m′écrivait quand j′eus lu la formule finale : « Croyez à ma sympathie vraie », le « vraie », mis à sa place, ajoutait au prénom Léonor le nom de Cambremer.
All M. de Charlus′s favour had been lavished since the marriage of his adopted niece upon the young Marquis de Cambremer; the young man′s tastes which were similar to those of the Baron, since they had not prevented the Baron from selecting him as a husband for Mlle. d′Oloron, made him, as was only natural, appreciate him all the more when he was left a widower. This is not to say that the Marquis had not other qualities which made him a charming companion for M. de Charlus. But even in the case of a man of real merit, it is an advantage that is not disdained by the person who admits him into his private life and one that makes him particularly useful that he can also play whist. The intelligence of the young Marquis was remarkable and as they had already begun to say at Féterne when he was barely out of his cradle, he ‘took′ entirely after his grandmother, had the same enthusiasms, the same love of music. He reproduced also some of her peculiarities, but these more by imitation, like all the rest of the family, than from atavism. Thus it was that, some time after the death of his wife, having received a letter signed ‘Léonor,′ a name which I did not remember as being his, I realised who it was that had written to me only when I had read the closing formula: “Croyez à ma sympathie vraie,” the word ‘vraie,′ coming in that order, added to the Christian name Léonor the surname Cambremer.
Je vis pas mal à cette époque Gilberte, avec laquelle je m′étais de nouveau lié : car notre vie, dans sa longueur, n′est pas calculée sur la vie de nos amitiés. Qu′une certaine période de temps s′écoule et l′on voit reparaître (de même qu′en politique d′anciens ministères, au théâtre des pièces oubliées qu′on reprend) des relations d′amitié renouées entre les mêmes personnes qu′autrefois, après de longues années d′interruption, et renouées avec plaisir. Au bout de dix ans les raisons que l′un avait de trop aimer, l′autre de ne pouvoir supporter un trop exigeant despotisme, ces raisons n′existent plus. La convenance seule subsiste, et tout ce que Gilberte m′eût refusé autrefois, ce qui lui avait semblé intolérable, impossible, elle me l′accordait aisément — sans doute parce que je ne le désirais plus. Sans que nous nous fussions jamais dit la raison du changement, si elle était toujours prête à venir à moi, jamais pressée de me quitter, c′est que l′obstacle avait disparu : mon amour.
About this time I used to see a good deal of Gilberte with whom I had renewed my old intimacy: for our life, in the long run, is not calculated according to the duration of our friendships. Let a certain period of time elapse and you will see reappear (just as former Ministers reappear in politics, as old plays are revived on the stage) friendly relations that have been revived between the same persons as before, after long years of interruption, and revived with pleasure. After ten years, the reasons which made one party love too passionately, the other unable to endure a too exacting despotism, no longer exist. Convention alone survives, and everything that Gilberte would have refused me in the past, that had seemed to her intolerable, impossible, she granted me quite readily — doubtless because I no longer desired it. Although neither of us avowed to himself the reason for this change, if she was always ready to come to me, never in a hurry to leave me, it was because the obstacle had vanished: my love.
J′allai d′ailleurs passer un peu plus tard quelques jours à Tansonville. Le déplacement me gênait assez, car j′avais à Paris une jeune fille qui couchait dans le pied-à-terre que j′avais loué. Comme d′autres de l′arôme des forêts ou du murmure d′un lac, j′avais besoin de son sommeil près de moi la nuit, et le jour de l′avoir tou jours à mon côté dans la voiture. Car un amour a beau s′oublier, il peut déterminer la forme de l′amour qui le suivra. Déjà au sein même de l′amour précédent des habitudes quotidiennes existaient, et dont nous ne nous rappelions pas nous-même l′origine. C′est une angoisse d′un premier jour qui nous avait fait souhaiter passionnément, puis adopter d′une manière fixe, comme les coutumes dont on a oublié le sens, ces retours en voiture jusqu′à la demeure même de l′aimée, ou sa résidence dans notre demeure, notre présence ou celle de quelqu′un en qui nous avons confiance, dans toutes ces sorties, toutes ces habitudes, sorte de grandes voies uniformes par où passe chaque jour notre amour et qui furent fondues jadis dans le feu volcanique d′une émotion ardente. Mais ces habitudes survivent à la femme, même au souvenir de la femme. Elles deviennent la forme, sinon de tous nos amours, du moins de certains de nos amours qui alternent entre eux. Et ainsi ma demeure avait exigé, en souvenir d′Albertine oubliée, la présence de ma maîtresse actuelle, que je cachais aux visiteurs et qui remplissait ma vie comme jadis Albertine. Et pour aller à Tansonville, je dus obtenir d′elle qu′elle se laissât garder par un de mes amis qui n′aimait pas les femmes, pendant quelques jours.
I went, moreover, a little later to spend a few days at Tansonville. The move I found rather a nuisance, for I was keeping a girl in Paris who slept in the bachelor flat which I had rented. As other people need the aroma of forests or the ripple of a lake, so I needed her to sleep near at hand during the night and by day to have her always by my side in the carriage. For even if one love passes into oblivion, it may determine the form of the love that is to follow it. Already, in the heart even of the previous love, daily habits existed, the origin of which we did not ourselves recall. It was an anguish of a former day that had made us think with longing, then adopt in a permanent fashion, like customs the meaning of which has been forgotten, those homeward drives to the beloved′s door, or her residence in our home, our presence or the presence of some one in whom we have confidence upon all her outings, all these habits, like great uniform highroads along which our love passes daily and which were forged long ago in the volcanic fire of an ardent emotion. But these habits survive the woman, survive even the memory of the woman. They become the pattern, if not of all our loves, at least of certain of our loves which alternate with the Others. And thus my home had demanded, in memory of a forgotten Albertine, the presence of my mistress of the moment whom I concealed from visitors and who filled my life as Albertine had filled it in the past. And before I could go to Tansonville I had to make her promise that she would place herself in the hands of one of my friends who did not care for women, for a few days.
J′avais appris que Gilberte était malheureuse, trompée par Robert, mais pas de la manière que tout le monde croyait, que peut-être elle-même croyait encore, qu′en tout cas elle disait. Opinion que justifiait l′amour-propre, le désir de tromper les autres, de se tromper soi-même, la connaissance d′ailleurs imparfaite des trahisons, qui est celle de tous les êtres trompés, d′autant plus que Robert, en vrai neveu de M. de Charlus, s′affichait avec des femmes qu′il compromettait, que le monde croyait et qu′en somme Gilberte supposait être ses maîtresses. On trouvait même dans le monde qu′il ne se gênait pas assez, ne lâchant pas d′une semelle, dans les soirées, telle femme qu′il ramenait ensuite, laissant Mme de Saint-Loup rentrer comme elle pouvait. Qui eût dit que l′autre femme qu′il compromettait ainsi n′était pas en réalité sa maîtresse eût passé pour un na aveugle devant l′évidence, mais j′avais été malheureusement aiguillé vers la vérité, vers la vérité qui me fit une peine infinie, par quelques mots échappés à Jupien. Quelle n′avait pas été ma stupéfaction quand, étant allé, quelques mois avant mon départ pour Tansonville, prendre des nouvelles de M. de Charlus, chez lequel certains troubles cardiaques s′étaient manifestés non sans causer de grandes inquiétudes, et parlant à Jupien, que j′avais trouvé seul, d′une correspondance amoureuse adressée à Robert et signée Bobette que Mme de Saint-Loup avait surprise, j′avais appris par l′ancien factotum du baron que la personne qui signait Bobette n′était autre que le violoniste qui avait joué un si grand rôle dans la vie de M. de Charlus. Jupien n′en parlait pas sans indignation : « Ce garçon pouvait agir comme bon lui semblait, il était libre. Mais s′il y a un côté où il n′aurait pas dû regarder, c′est le côté du neveu du baron. D′autant plus que le baron aimait son neveu comme son fils. Il a cherché à désunir le ménage, c′est honteux. Et il a fallu qu′il y mette des ruses diaboliques, car personne n′était plus opposé de nature à ces choses-là que le marquis de Saint-Loup. A-t-il fait assez de folies pour ses maîtresses ! Non, que ce misérable musicien ait quitté le baron comme il l′a quitté, salement, on peut bien le dire, c′était son affaire. Mais se tourner vers le neveu, il y a des choses qui ne se font pas. » Jupien était sincère dans son indignation ; chez les personnes dites immorales, les indignations morales sont tout aussi fortes que chez les autres et changent seulement un peu d′objet. De plus, les gens dont le cœur n′est pas directement en cause, jugeant toujours les liaisons à éviter, les mauvais mariages, comme si on était libre de choisir ce qu′on aime, ne tiennent pas compte du mirage délicieux que l′amour projette et qui enveloppe si entièrement et si uniquement la personne dont on est amoureux que la « sottise » que fait un homme en épousant une cuisinière ou la maîtresse de son meilleur ami est, en général, le seul acte poétique qu′il accomplisse au cours de son existence.
I had heard that Gilberte was unhappy, betrayed by Robert, but not in the fashion which everyone supposed, which perhaps she herself still supposed, which in any case she alleged. An opinion that was justified by self-esteem, the desire to hoodwink other people, to hoodwink herself, not to mention the imperfect knowledge of his infidelities which is all that betrayed spouses ever acquire, all the more so as Robert, a true nephew of M. de Charlus, went about openly with women whom he compromised, whom the world believed and whom Gilberte supposed more or less to be his mistresses. It was even thought in society that he was too barefaced, never stirring, at a party, from the side of some woman whom he afterwards accompanied home, leaving Mme. de Saint-Loup to return as best she might. Anyone who had said that the other woman whom he compromised thus was not really his mistress would have been regarded as a fool, incapable of seeing what was staring him in the face, but I had been pointed, alas, in the direction of the truth, a truth which caused me infinite distress, by a few words let fall by Jupien. What had been my amazement when, having gone, a few months before my visit to Tansonville, to inquire for M. de Charlus, in whom certain cardiac symptoms had been causing his friends great anxiety, and having mentioned to Jupien, whom I found by himself, some love-letters addressed to Robert and signed Bobette which Mme. de Saint-Loup had discovered, I learned from the Baron′s former factotum that the person who used the signature Bobette was none other than the violinist who had played so important a part in the life of M. de Charlus. Jupien could not speak of him without indignation: “The boy was free to do what he chose. But if there was one direction in which he ought never to have looked, that was the Baron′s nephew. All the more so as the Baron loved his nephew like his own son. He has tried to separate the young couple, it is scandalous. And he must have gone about it with the most devilish cunning, or no one was ever more opposed to that sort of thing than the Marquis de Saint-Loup. To think of all the mad things he has done for his mistresses! No, that wretched musician may have deserted the Baron as he did, by a mean trick, I don′t mind saying; still, that was his business. But to take up with the nephew, there are certain things that are not done.” Jupien was sincere in his indignation; among people who are styled immoral, moral indignation is quite as violent as among other people, only its object is slightly different. What is more, people whose own hearts are not directly engaged, always regard unfortunate entanglements, disastrous marriages as though we were free to choose the inspiration of our love, and do not take into account the exquisite mirage which love projects and which envelops so entirely and so uniquely the person with whom we are in love that the ‘folly′ with which a man is charged who marries his cook or the mistress of his best friend is as a rule the only poetical action that he performs in the course of his existence.
Je compris qu′une séparation avait failli se produire entre Robert et sa femme (sans que Gilberte se rendît bien compte encore de quoi il s′agissait) et que c′était Mme de Marsantes, mère aimante, ambitieuse et philosophe qui avait arrangé, imposé la réconciliation. Elle faisait partie de ces milieux où le mélange des sangs qui vont se recroisant sans cesse et l′appauvrissement des patrimoines font refleurir à tout moment dans le domaine des passions, comme dans celui des intérêts, les vices et les compromissions héréditaires. Avec la même énergie qu′elle avait autrefois protégé Mme Swann, elle avait aidé le mariage de la fille de Jupien et fait celui de son propre fils avec Gilberte, usant ainsi pour elle-même, avec une résignation douloureuse, de cette même sagesse atavique dont elle faisait profiter tout le faubourg. Et peut-être n′avait-elle à un certain moment bâclé le mariage de Robert avec Gilberte — ce qui lui avait certainement donné moins de mal et coûté moins de pleurs que de le faire rompre avec Rachel — que dans la peur qu′il ne commençât avec une autre cocotte — ou peut-être avec la même, car Robert fut long à oublier Rachel — un nouveau collage qui eût peut-être été son salut. Maintenant je comprenais ce que Robert avait voulu me dire chez la princesse de Guermantes : « C′est malheureux que ta petite amie de Balbec n′ait pas la fortune exigée par ma mère, je crois que nous nous serions bien entendus tous les deux. » Il avait voulu dire qu′elle était de Gomorrhe comme lui de Sodome, ou peut-être, s′il n′en était pas encore, ne goûtait-il plus que les femmes qu′il pouvait aimer d′une certaine manière et avec d′autres femmes. Gilberte aussi eût pu me renseigner sur Albertine. Si donc, sauf de rares retours en arrière, je n′avais perdu la curiosité de rien savoir sur mon amie, j′aurais pu interroger sur elle non seulement Gilberte mais son mari. Et, en somme, c′était le même fait qui nous avait donné à Robert et à moi le désir d′épouser Albertine (à savoir qu′elle aimait les femmes). Mais les causes de notre désir, comme ses buts aussi, étaient opposés. Moi, c′était par le désespoir où j′avais été de l′apprendre, Robert par la satisfaction ; moi pour l′empêcher, grâce à une surveillance perpétuelle, de s′adonner à son goût ; Robert pour le cultiver et pour la liberté qu′il lui laisserait afin qu′elle lui amenât des amies. Si Jupien faisait ainsi remonter à très peu de temps la nouvelle orientation, si divergente de la primitive, qu′avaient prise les goûts charnels de Robert, une conversation que j′eus avec Aimé, et qui me rendit fort malheureux, me montra que l′ancien maître d′hôtel de Balbec faisait remonter cette divergence, cette inversion, beaucoup plus haut. L′occasion de cette conversation avait été quelques jours que j′avais été passer à Balbec, où Saint-Loup lui-même était venu avec sa femme que, dans cette première phase, il ne quittait d′un seul pas. J′avais admiré comme l′influence de Rachel se faisait encore sentir sur Robert. Un jeune marié qui a eu longtemps une maîtresse sait seul ôter aussi bien le manteau de sa femme avant d′entrer dans un restaurant, avoir avec elle les égards qu′il convient. Il a reçu pendant sa liaison l′instruction que doit avoir un bon mari. Non loin de lui, à une table voisine de la mienne, Bloch, au milieu de prétentieux jeunes universitaires, prenait des airs faussement à l′aise, et criait très fort à un de ses amis, en lui passant avec ostentation la carte avec un geste qui renversa deux carafes d′eau : « Non, non, mon cher, commandez ! De ma vie je n′ai jamais su faire un menu. Je n′ai jamais su commander ! » répétait-il avec un orgueil peu sincère et, mêlant la littérature à la gourmandise, il opina tout de suite pour une bouteille de champagne qu′il aimait à voir « d′une façon tout à fait symbolique » orner une causerie. Saint-Loup, lui, savait commander. Il était assis à côté de Gilberte — déjà grosse — (il ne devait pas cesser par la suite de lui faire des enfants) comme il couchait à côté d′elle dans leur lit commun à l′hôtel. Il ne parlait qu′à sa femme, le reste de l′hôtel n′avait pas l′air d′exister pour lui, mais, au moment où un garçon prenait une commande, était tout près, il levait rapidement ses yeux clairs et jetait sur lui un regard qui ne durait pas plus de deux secondes, mais dans sa limpide clairvoyance semblait témoigner d′un ordre de curiosités et de recherches entièrement différent de celui qui aurait pu animer n′importe quel client regardant même longtemps un chasseur ou un commis pour faire sur lui des remarques humoristiques ou autres qu′il communiquerait à ses amis. Ce petit regard court, en apparence désintéressé, montrant que le garçon l′intéressait en lui-même, révélait à ceux qui l′eussent observé que cet excellent mari, cet amant jadis passionné de Rachel, avait dans sa vie un autre plan et qui lui paraissait infiniment plus intéressant que celui sur lequel il se mouvait par devoir. Mais on ne le voyait que dans celui-là. Déjà ses yeux étaient revenus sur Gilberte qui n′avait rien vu, il lui présentait un ami au passage et partait se promener avec elle. Or Aimé me parla à ce moment d′un temps bien plus ancien, celui où j′avais fait la connaissance de Saint-Loup par Mme de Villeparisis, en ce même Balbec. « Mais oui, Monsieur, me dit-il, c′est archiconnu, il y a bien longtemps que je le sais. La première année que Monsieur était à Balbec, M. le marquis s′enferma avec mon liftier, sous prétexte de développer des photographies de Madame la grand′mère de Monsieur. Le petit voulait se plaindre, nous avons eu toutes les peines du monde à étouffer la chose. Et tenez, Monsieur, Monsieur se rappelle sans doute ce jour où il est venu déjeuner au restaurant avec M. le marquis de Saint-Loup et sa maîtresse, dont M. le marquis se faisait un paravent. Monsieur se rappelle sans doute que M. le marquis s′en alla en prétextant une crise de colère. Sans doute je ne veux pas dire que Madame avait raison. Elle lui en faisait voir de cruelles. Mais ce jour-là on ne m′ôtera pas de l′idée que la colère de M. le marquis était feinte et qu′il avait besoin d′éloigner Monsieur et Madame. » Pour ce jour-là, du moins, je sais bien que, si Aimé ne mentait pas sciemment, il se trompait du tout au tout. Je me rappelais trop l′état dans lequel était Robert, la gifle qu′il avait donnée au journaliste. Et d′ailleurs, pour Balbec, c′était de même : ou le liftier avait menti, ou c′était Aimé qui mentait. Du moins je le crus ; une certitude, je ne pouvais l′avoir, car on ne voit jamais qu′un côté des choses. Si cela ne m′eût pas fait tant de peine, j′eusse trouvé une certaine ironie à ce que, tandis que pour moi la course du lift chez Saint-Loup avait été le moyen commode de lui faire porter une lettre et d′avoir sa réponse, pour lui cela avait été le moyen de faire la connaissance de quelqu′un qui lui avait plu. Les choses, en effet, sont pour le moins doubles. Sur l′acte le plus insignifiant que nous accomplissons un autre homme embranche une série d′actes entièrement différents ; il est certain que l′aventure de Saint-Loup et du liftier, si elle eut lieu, ne me semblait pas plus contenue dans le banal envoi de ma lettre que quelqu′un qui ne connaîtrait de Wagner que le duo de Lohengrin ne pourrait prévoir le prélude de Tristan. Certes, pour les hommes, les choses n′offrent qu′un nombre restreint de leurs innombrables attributs, à cause de la pauvreté de leurs sens. Elles sont colorées parce que nous avons des yeux ; combien d′autres épithètes ne mériteraient-elles pas si nous avions des centaines de sens ? Mais cet aspect différent qu′elles pourraient avoir nous est rendu plus facile à comprendre par ce qu′est dans la vie un événement même minime dont nous connaissons une partie que nous croyons le tout, et qu′un autre regarde comme par une fenêtre percée de l′autre côté de la maison et qui donne sur une autre vue. Dans le cas où Aimé ne se fût pas trompé, la rougeur de Saint-Loup quand Bloch lui avait parlé du lift ne venait peut-être pas de ce que celui-ci prononçait « laift ». Mais j′étais persuadé que l′évolution physiologique de Saint-Loup n′était pas commencée à cette époque et qu′alors il aimait encore uniquement les femmes. Plus qu′à un autre signe, je pus le discerner rétrospectivement à l′amitié que Saint-Loup m′avait témoignée à Balbec. Ce n′est que tant qu′il aima les femmes qu′il fut vraiment capable d′amitié. Après cela, au moins pendant quelque temps, les hommes qui ne l′intéressaient pas directement, il leur manifestait une indifférence, sincère, je le crois, en partie — car il était devenu très sec — et qu′il exagérait aussi pour faire croire qu′il ne faisait attention qu′aux femmes. Mais je me rappelle tout de même qu′un jour, à Doncières, comme j′allais dîner chez les Verdurin et comme il venait de regarder d′une façon un peu prolongée Morel, il m′avait dit : « C′est curieux, ce petit, il a des choses de Rachel. Cela ne te frappe pas ? Je trouve qu′ils ont des choses identiques. En tout cas cela ne peut pas m′intéresser. » Et tout de même ses yeux étaient ensuite restés longtemps perdus à l′horizon, comme quand on pense, avant de se remettre à une partie de cartes ou de partir dîner en ville, à un de ces lointains voyages qu′on ne fera jamais mais dont on éprouve un instant la nostalgie. Mais si Robert trouvait quelque chose de Rachel à Charlie, Gilberte, elle, cherchait à avoir quelque chose de Rachel afin de plaire à son mari, mettait comme elle des nœuds de soie ponceau, ou rose, ou jaune, dans ses cheveux, se coiffait de même, car elle croyait que son mari l′aimait encore et elle en était jalouse. Que l′amour de Robert eût été par moments sur les confins qui séparent l′amour d′un homme pour une femme et l′amour d′un homme pour un homme, c′était possible. En tout cas, le souvenir de Rachel ne jouait plus à cet égard qu′un rôle esthétique. Il n′est même pas probable qu′il eût pu en jouer d′autres. Un jour, Robert était allé lui demander de s′habiller en homme, de laisser pendre une longue mèche de ses cheveux, et pourtant il s′était contenté de la regarder, insatisfait. Il ne lui restait pas moins attaché et lui faisait scrupuleusement, mais sans plaisir, la rente énorme qu′il lui avait promise et qui ne l′empêcha pas d′avoir pour lui par la suite les plus vilains procédés. De cette générosité envers Rachel Gilberte n′eût pas souffert si elle avait su qu′elle était seulement l′accomplissement résigné d′une promesse à laquelle ne correspondait plus aucun amour. Mais de l′amour, c′est au contraire ce qu′il feignait de ressentir pour Rachel. Les homosexuels seraient les meilleurs maris du monde s′ils ne jouaient pas la comédie d′aimer les femmes. Gilberte ne se plaignait d′ailleurs pas. C′est d′avoir cru Robert aimé, si longtemps aimé, par Rachel, qui le lui avait fait désirer, l′avait fait renoncer pour lui à des partis plus beaux ; il lui semblait qu′il fît une sorte de concession en l′épousant. Et de fait, les premiers temps, des comparaisons entre les deux femmes (pourtant si inégales comme charme et comme beauté) ne furent pas en faveur de la délicieuse Gilberte. Mais celle-ci grandit ensuite dans l′estime de son mari pendant que Rachel diminuait à vue d′œil. Une autre personne se démentit : ce fut Mme Swann. Si pour Gilberte, Robert avant le mariage était déjà entouré de la double auréole que lui créaient d′une part sa vie avec Rachel perpétuellement dénoncée par les lamentations de Mme de Marsantes, d′autre part le prestige que les Guermantes avaient toujours eu pour son père et qu′elle avait hérité de lui, Mme de Forcheville, en revanche, eût préféré un mariage plus éclatant, peut-être princier (il y avait des familles royales pauvres et qui eussent accepté l′argent — qui se trouva d′ailleurs être fort inférieur aux millions promis — décrassé qu′il était par le nom de Forcheville), et un gendre moins démonétisé par une vie passée loin du monde. Elle n′avait pu triompher de la volonté de Gilberte, s′était plainte amèrement à tout le monde, flétrissant son gendre. Un beau jour tout avait été changé, le gendre était devenu un ange, on ne se moquait plus de lui qu′à la dérobée. C′est que l′âge avait laissé à Mme Swann (devenue Mme de Forcheville) le goût qu′elle avait toujours eu d′être entretenue, mais, par la désertion des admirateurs, lui en avait retiré les moyens. Elle souhaitait chaque jour un nouveau collier, une nouvelle robe brochée de brillants, une plus luxueuse automobile, mais elle avait peu de fortune, Forcheville ayant presque tout mangé, et — quel ascendant israélite gouvernait en cela Gilberte ? — elle avait une fille adorable, mais affreusement avare, comptant l′argent à son mari et naturellement bien plus à sa mère. Or tout à coup le protecteur, elle l′avait flairé, puis trouvé en Robert. Qu′elle ne fût plus de la première jeunesse était de peu d′importance aux yeux d′un gendre qui n′aimait pas les femmes. Tout ce qu′il demandait à sa belle-mère, c′était d′aplanir telle ou telle difficulté entre lui et Gilberte, d′obtenir d′elle le consentement qu′il fît un voyage avec Morel. Odette s′y était-elle employée, qu′aussitôt un magnifique rubis l′en récompensait. Pour cela il fallait que Gilberte fût plus généreuse envers son mari. Odette le lui prêchait avec d′autant plus de chaleur que c′était elle qui devait bénéficier de la générosité. Ainsi, grâce à Robert, pouvait-elle, au seuil de la cinquantaine (d′aucuns disaient de la soixantaine), éblouir chaque table où elle allait dîner, chaque soirée où elle paraissait, d′un luxe inouퟳans avoir besoin d′avoir comme autrefois un « ami » qui maintenant n′eût plus casqué — voire marché. Aussi était-elle entrée pour toujours semblait-il, dans la période de la chasteté finale, et elle n′avait jamais été aussi élégante.
I gathered that Robert and his wife had been on the brink of a separation (albeit Gilberte had not yet discovered the precise nature of the trouble) and that it was Mme. de Marsantes, a loving, ambitious and philosophical mother, who had arranged and enforced their reconciliation. She moved in those circles in which the inbreeding of incessantly crossed strains and a gradual impoverishment bring to the surface at every moment in the realm of the passions, as in that of pecuniary interest, inherited vices and compromises. With the same energy with which she had in the past protected Mme. Swann, she had assisted the marriage of Jupien′s niece and brought about that of her own son to Gilberte, employing thus on her own account, with a pained resignation, the same primeval wisdom which she dispensed throughout the Faubourg. And perhaps what had made her at a certain moment expedite Robert′s marriage to Gilberte — which had certainly caused her less trouble and cost fewer tears than making him break with Rachel — had been the fear of his forming with another courtesan — or perhaps with the same one, for Robert took a long time to forget Rachel — a fresh attachment which might have been his salvation. Now I understood what Robert had meant when he said to me at the Princesse de Guermantes′s: “It is a pity that your young friend at Balbec has not the fortune that my mother insists upon. I believe she and I would have got on very well together.” He had meant that she belonged to Gomorrah as he belonged to Sodom, or perhaps, if he was not yet enrolled there, that he had ceased to enjoy women whom he could not love in a certain fashion and in the company of other women. Gilberte, too, might be able to enlighten me as to Albertine. If then, apart from rare moments of retrospect, I had not lost all my curiosity as to the life of my dead mistress, I should have been able to question not merely Gilberte but her husband. And it was, after all, the same thing that had made both Robert and myself anxious to marry Albertine (to wit, the knowledge that she was a lover of women). But the causes of our desire, like its objects for that matter, were opposite. In my case, it was the desperation in which I had been plunged by the discovery, in Robert′s the satisfaction; in my case to prevent her, by perpetual vigilance, from indulging her predilection; in Robert′s to cultivate it, and by granting her her freedom to make her bring her girl friends to him. If Jupien traced back to a quite recent origin the fresh orientation, so divergent from their original course, that Robert′s carnal desires had assumed, a conversation which I had with Aune and which made me very miserable shewed me that the head waiter at Balbec traced this divergence, this inversion to a far earlier date. The occasion of this conversation had been my going for a few days to Balbec, where Saint-Loup himself had also come with his wife, whom during this first phase he never allowed out of his sight. I had marvelled to see how Rachel′s influence over Robert still made itself felt. Only a young husband who has long been keeping a mistress knows how to take off his wife′s cloak as they enter a restaurant, how to treat her with befitting courtesy. He has, during his illicit relations, learned all that a good husband should know. Not far from him at a table adjoining my own, Bloch among a party of pretentious young university men, was assuming a false air of being at his ease and shouted at the top of his voice to one of his friends, as he ostentatiously passed him the bill of fare with a gesture which upset two water-bottles: “No, no, my dear man, order! Never in my life have I been able to make head or tail of these documents. I have never known how to order dinner!” he repeated with a pride that was hardly sincere and, blending literature with gluttony, decided at once upon a bottle of champagne which he liked to see ‘in a purely symbolic fashion′ adorning a conversation. Saint-Loup, on the other hand, did know how to order dinner. He was seated by the side of Gilberte — already pregnant (he was, in the years that followed, to keep her continually supplied with offspring)† — as he would presently lie down by her side in their double bed in the hotel. He spoke to no one but his wife, the rest of the hotel appeared not to exist for him, but at the moment when a waiter came to take his order, and stood close beside him, he swiftly raised his blue eyes and darted a glance at him which did not last for more than two seconds, but in its limpid penetration seemed to indicate a kind of curiosity and investigation entirely different from that which might have animated any ordinary diner studying, even at greater length, a page or messenger, with a view to making humorous or other observations which he would communicate to his friends. This little quick glance, apparently quite disinterested, revealed to those who had intercepted it that this excellent husband, this once so passionate lover of Rachel, possessed another plane in his life, and one that seemed to him infinitely more interesting than that upon which he moved from a sense of duty. But it was to be discerned only in that glance. Already his eyes had returned to Gilberte who had seen nothing, he introduced a passing friend and left the room to stroll with her outside. Now, Aimé was speaking to me at that moment of a far earlier time, the time when I had made Saint-Loup′s acquaintance, through Mme. de Villeparisis, at this same Balbec. “Why, surely, Sir,” he said to me, “it is common knowledge, I have known it for ever so long. The year when Monsieur first came to Balbec, M. le Marquis shut himself up with my lift-boy, on the excuse of developing some photographs of Monsieur′s grandmother. The boy made a complaint, we had the greatest difficulty in hushing the matter up. And besides, Monsieur, Monsieur remembers the day, no doubt, when he came to luncheon at the restaurant with M. le Marquis de Saint-Loup and his mistress, whom M. le Marquis was using as a screen. Monsieur doubtless remembers that M. le Marquis left the room, pretending that he had lost his temper. Of course I don′t suggest for a moment that Madame was in the right. She was leading him a regular dance. But as to that day, no one — will ever make me believe that M. le Marquis′s anger wasn′t put on, and that he hadn′t a good reason to get away from Monsieur and Madame.” So far as this day was concerned, I am convinced that, if Aimé was not lying consciously, he was entirely mistaken. I remembered quite well the state Robert was in, the blow he struck the journalist. And, for that matter, it was the same with the Balbec incident; either the lift-boy had lied, or it was Aimé who was lying. At least, I supposed so; certainty I could not feel, for we never see more than one aspect of things. Had it not been that the thought distressed me, I should have found a refreshing irony in the fact that, whereas to me sending the lift-boy to Saint-Loup had been the most convenient way of conveying a letter to him and receiving his answer, to him it had meant making the acquaintance of a person who had taken his fancy. Everything, indeed, is at least twofold. Upon the most insignificant action that we perform, another man will graft a series of entirely different actions; it is certain that Saint-Loup′s adventure with the lift-boy, if it occurred, no more seemed to me to be involved in the commonplace dispatch of my letter than a man who knew nothing of Wagner save the duet in Lohengrin would be able to foresee the prelude to Tristan. Certainly to men, things offer only a limited number of their innumerable attributes, because of the paucity of our senses. They are coloured because we have eyes, how many other epithets would they not merit if we had hundreds of senses? But this different aspect which they might present is made more comprehensible to us by the occurrence in life of even the most trivial event of which we know a part which we suppose to be the whole, and at which another person looks as though through a window opening upon another side of the house and offering a different view. Supposing that Aimé had not been mistaken, Saint-Loup′s blush when Bloch spoke to him of the lift-boy had not, perhaps, been due after all to my friend′s pronouncing the word as ‘lighft.′ But I was convinced that Saint-Loup′s physiological evolution had not begun at that period and that he then had been still exclusively a lover of women. More than by any other sign, I could tell this retrospectively by the friendship that Saint-Loup had shewn for myself at Balbec. It was only while he was in love with women that he was really capable of friendship. Afterwards, for some time at least, to the men who did not attract him physically he displayed an indifference which was to some extent, I believe, sincere — for he had become very curt — and which he exaggerated as well in order to make people think that he was interested only in women. But I remember all the same that one day at Doncières, as I was on my way to dine with the Verdurins, and after he had been gazing rather markedly at Morel, he had said to me: “Curious, that fellow, he reminds me in some ways of Rachel. Don′t you notice the likeness? To my mind, they are identical in certain respects. Not that it can make any difference to me.” And nevertheless his eyes remained for a long time gazing abstractedly at the horizon, as when we think, before returning to the card-table or going out to dinner, of one of those long voyages which we shall never make, but for which we feel a momentary longing. But if Robert found certain traces of Rachel in Charlie, Gilberte, for her part, sought to present some similarity to Rachel, so as to attract her husband, wore like her bows of scarlet or pink or yellow ribbon in her hair, which she dressed in a similar style, for she believed that her husband was still in love with Rachel, and so was jealous of her. That Robert′s love may have hovered at times over the boundary which divides the love of a man for a woman from the love of a man for a man was quite possible. In any case, the part played by his memory of Rachel was now purely aesthetic. It is indeed improbable that it could have played any other part. One day Robert had gone to her to ask her to dress up as a man, to leave a long tress of hair hanging down, and nevertheless had contented himself with gazing at her without satisfying his desire. He remained no less attached to her than before and paid her scrupulously but without any pleasure the enormous allowance that he had promised her, not that this prevented her from treating him in the most abominable fashion later on. This generosity towards Rachel would not have distressed Gilberte if she had known that it was merely the resigned fulfilment of a promise which no longer bore any trace of love. But love was, on the contrary, precisely what he pretended to feel for Rachel. Homosexuals would be the best husbands in the world if they did not make a show of being in love with other women. Not that Gilberte made any complaint. It was the thought that Robert had been loved, for years on end, by Rachel that had made her desire him, had made her refuse more eligible suitors; it seemed that he was making a sort of concession to her when he married her. And indeed, at first, any comparison between the two women (incomparable as they were nevertheless in charm and beauty) did not favour the delicious Gilberte. But the latter became enhanced later on in her husband′s esteem whereas Rachel grew visibly less important. There was another person who contradicted herself: namely, Mme. Swann. If, in Gilberte′s eyes, Robert before their marriage was already crowned with the twofold halo which was created for him on the one hand by his life with Rachel, perpetually proclaimed in Mme. de Marsantes′s lamentations, on the other hand by the prestige which the Guermantes family had always had in her father′s eyes and which she had inherited from him, Mme. de Forcheville would have preferred a more brilliant, perhaps a princely marriage (there were royal families that were impoverished and would have accepted the dowry — which, for that matter, proved to be considerably less than the promised millions — purged as it was by the name Forcheville) and a son-in-law less depreciated in social value by a life spent in comparative seclusion. She had not been able to prevail over Gilberte′s determination, had complained bitterly to all and sundry, denouncing her son-in-law. One fine day she had changed her tune, the son-in-law had become an angel, nothing was ever said against him except in private. The fact was that age had left unimpaired in Mme. Swann (become Mme. de Forcheville) the need that she had always felt of financial support, but, by the desertion of her admirers, had deprived her of the means. She longed every day for another necklace, a new dress studded with brilliants, a more sumptuous motor-car, but she had only a small income, Forcheville having made away with most of it, and — what Israelite strain controlled Gilberte in this? — she had an adorable, but a fearfully avaricious daughter, who counted every penny that she gave her husband, not to mention her mother. Well, all of a sudden she had discerned, and then found her natural protector in Robert. That she was no longer in her first youth mattered little to a son-in-law who was not a lover of women. All that he asked of his mother-in-law was to smooth down some little difficulty that had arisen between Gilberte and himself, to obtain his wife′s consent to his going for a holiday with Morel. Odette had lent her services, and was at once rewarded with a magnificent ruby. To pay for this, it was necessary that Gilberte should treat her husband more generously. Odette preached this doctrine to her with all the more fervour in that it was she herself who would benefit by her daughter′s generosity. Thus, thanks to Robert, she was enabled, on the threshold of her fifties (some people said, of her sixties) to dazzle every table at which she dined, every party at which she appeared, with an unparalleled splendour without needing to have, as in the past, a ‘friend′ who now would no longer have stood for it, in other words have paid the piper. And so she had entered finally, it appeared, into the period of ultimate chastity, and yet she had never been so smart.
Ce n′était pas seulement la méchanceté, la rancune de l′ancien pauvre contre le maître qui l′a enrichi et lui a d′ailleurs (c′était dans le caractère, et plus encore dans le vocabulaire de M. de Charlus) fait sentir la différence de leurs conditions, qui avait poussé Charlie vers Saint-Loup afin de faire souffrir davantage le baron. C′était peut-être aussi l′intérêt. J′eus l′impression que Robert devait lui donner beaucoup d′argent. Dans une soirée où j′avais rencontré Robert avant que je ne partisse pour Combray, et où la façon dont il s′exhibait à côté d′une femme élégante qui passait pour être sa maîtresse, où il s′attachait à elle, ne faisant qu′un avec elle, enveloppé en public dans sa jupe, me faisait penser, avec quelque chose de plus nerveux, de plus tressautant, à une sorte de répétition involontaire d′un geste ancestral que j′avais pu observer chez M. de Charlus, comme enrobé dans les atours de Mme Molé, ou d′une autre, bannière d′une cause gynophile qui n′était pas la sienne, mais qu′il aimait, bien que sans droit à l′arborer ainsi, soit qu′il la trouvât protectrice, ou esthétique, j′avais été frappé, au retour, de voir combien ce garçon, si généreux quand il était bien moins riche, était devenu économe. Qu′on ne tienne qu′à ce qu′on possède, et que tel qui semait l′or qu′il avait si rarement jadis thésaurise maintenant celui dont il est pourvu, c′est sans doute un phénomène assez général, mais qui pourtant me parut prendre là une forme plus particulière. Saint-Loup refusa de prendre un fiacre, et je vis qu′il avait gardé une correspondance de tramway. Sans doute en ceci Saint-Loup déployait-il, pour des fins différentes, des talents qu′il avait acquis au cours de sa liaison avec Rachel. Un jeune homme qui a longtemps vécu avec une femme n′est pas aussi inexpérimenté que le puceau pour qui celle qu′il épouse est la première.
It was not merely the malice, the rancour of the once poor boy against the master who has enriched him and has moreover (this was in keeping with the character and still more with the vocabulary of M. de Charlus) made him feel the difference of their positions, that had made Charlie turn to Saint-Loup in order to add to the Baron′s sorrows. He may also have had an eye to his own profit. I formed the impression that Robert must be giving him a great deal of money. After an evening party at which I had met Robert before I went down to Combray, and where the manner in which he displayed himself by the side of a lady of fashion who was reputed to be his mistress, in which he attached himself to her, never leaving her for a moment, enveloped publicly in the folds of her skirt, made me think, but with an additional nervous trepidation, of a sort of involuntary rehearsal of an ancestral gesture which I had had an opportunity of observing in M. de Charlus, when he appeared to be robed in the finery of Mme. Molé or some other woman, the banner of a gynaecophil cause which was not his own but which he loved, albeit without having the right to flaunt it thus, whether because he found it useful as a protection or aesthetically charming, I had been struck, as we came away, by the discovery that this young man, so generous when he was far less rich, had become so stingy. That a man clings only to what he possesses, and that he who used to scatter money when he so rarely had any now hoards that with which he is amply supplied, is no doubt a common enough phenomenon, and yet in this instance it seemed to me to have assumed a more individual form. Saint-Loup refused to take a cab, and I saw that he had kept a tramway transfer-ticket. No doubt in so doing Saint-Loup was exercising, with a different object, talents which he had acquired in the course of his intimacy with Rachel. A young man who has lived for years with a woman is not as inexperienced as the novice for whom the girl that he marries is the first.
Pareillement, ayant eu à s′occuper dans les plus minutieux détails du ménage de Rachel, d′une part parce que celle-ci n′y entendait rien, ensuite parce qu′à cause de sa jalousie il voulait garder la haute main sur la domesticité, il put, dans l′administration des biens de sa femme et l′entretien du ménage, continuer ce rôle habile et entendu que peut-être Gilberte n′eût pas su tenir et qu′elle lui abandonnait volontiers. Mais sans doute le faisait-il surtout pour faire bénéficier Charlie des moindres économies de bouts de chandelle, l′entretenant, en somme, richement sans que Gilberte s′en aperçût ni en souffrît. Je pleurais en pensant que j′avais eu autrefois pour un Saint-Loup différent une affection si grande et que je sentais bien, à ses nouvelles manières froides et évasives, qu′il ne me rendait plus, les hommes, dès qu′ils étaient devenus susceptibles de lui donner des désirs, ne pouvant plus lui inspirer d′amitié. Comment cela avait-il pu naître chez un garçon qui avait tellement aimé les femmes que je l′avais vu désespéré jusqu′à craindre qu′il se tuât parce que « Rachel quand du Seigneur » avait voulu le quitter ? La ressemblance entre Charlie et Rachel — invisible pour moi — avait-elle été la planche qui avait permis à Robert de passer des goûts de son père à ceux de son oncle, afin d′accomplir l′évolution physiologique qui, même chez ce dernier, s′était produite assez tard ? Parfois, pourtant, les paroles d′Aimé revenaient m′inquiéter ; je me rappelais Robert cette année-là à Balbec ; il avait en parlant au liftier une façon de ne pas faire attention à lui qui rappelait beaucoup celle de M. de Charlus quand il adressait la parole à certains hommes. Mais Robert pouvait très bien tenir cela de M. de Charlus, d′une certaine hauteur et d′une certaine attitude physique des Guermantes, et nullement des goûts spéciaux au baron. C′est ainsi que le duc de Guermantes, qui n′avait aucunement ces goûts, avait la même manière nerveuse que M. de Charlus de tourner son poignet comme s′il crispait autour de celui-ci une manchette de dentelles, et aussi dans la voix des intonations pointues et affectées, toutes manières auxquelles chez M. de Charlus on eût été tenté de donner une autre signification, auxquelles il en avait donné une autre lui-même, l′individu exprimant ses particularités à l′aide de traits impersonnels et ataviques qui ne sont peut-être, d′ailleurs, que des particularités anciennes fixées dans le geste et dans la voix. Dans cette dernière hypothèse, qui confine à l′histoire naturelle, ce ne serait pas M. de Charlus qu′on pourrait appeler un Guermantes affecté d′une tare et l′exprimant en partie à l′aide des traits de la race des Guermantes, mais le duc de Guermantes qui serait, dans une famille pervertie, l′être d′exception que le mal héréditaire a si bien épargné que les stigmates extérieurs qu′il a laissés sur lui y perdent tout sens. Je me rappelais que le premier jour où j′avais aperçu Saint-Loup à Balbec, si blond, d′une matière si précieuse et si rare, contourner les tables, faisant voler son monocle devant lui, je lui avais trouvé l′air efféminé, qui n′était certes pas un effet de ce que j′apprenais de lui maintenant mais de la grâce particulière aux Guermantes, de la finesse de cette porcelaine de Saxe en laquelle la duchesse était modelée aussi. Je me rappelais son affection pour moi, sa manière tendre, sentimentale de l′exprimer et je me disais que cela non plus, qui eût pu tromper quelque autre, signifiait alors tout autre chose, même tout le contraire de ce que j′apprenais aujourd′hui. Mais de quand cela datait-il ? Si c′était de l′année où j′étais retourné à Balbec, comment n′était-il pas venu une seule fois voir le lift, ne m′avait-il jamais parlé de lui ? Et quant à la première année, comment eût-il pu faire attention à lui, passionnément amoureux de Rachel comme il était alors ? Cette première année-là, j′avais trouvé Saint-Loup particulier, comme étaient les vrais Guermantes. Or il était encore plus spécial que je ne l′avais cru. Mais ce dont nous n′avons pas eu l′intuition directe, ce que nous avons appris seulement par d′autres, nous n′avons plus aucun moyen, l′heure est passée de le faire savoir à notre âme ; ses communications avec le réel sont fermées ; aussi ne pouvons-nous jouir de la découverte, il est trop tard. Du reste, de toutes façons, pour que j′en pusse jouir spirituellement, celle-là me faisait trop de peine. Sans doute, depuis ce que m′avait dit M. de Charlus chez Mme Verdurin à Paris, je ne doutais plus que le cas de Robert ne fût celui d′une foule d′honnêtes gens, et même pris parmi les plus intelligents et les meilleurs. L′apprendre de n′importe qui m′eût été indifférent, de n′importe qui excepté de Robert. Le doute que me laissaient les paroles d′Aimé ternissait toute notre amitié de Balbec et de Doncières, et bien que je ne crusse pas à l′amitié, ni en avoir jamais véritablement éprouvé pour Robert, en repensant à ces histoires du lift et du restaurant où j′avais déjeuné avec Saint-Loup et Rachel j′étais obligé de faire un effort pour ne pas pleurer.
Similarly, having had to enter into the minutest details of Rachel′s domestic economy, partly because she herself was useless as a housekeeper, and afterwards because his jealousy made him determined to keep a firm control over her private life, he was able, in the administration of his wife′s property and the management of their household, to continue playing the part with a skill and experience which Gilberte would perhaps have lacked, who gladly relinquished the duties to him. But no doubt he was doing this principally in order to be able to support Charlie with every penny saved by his cheeseparing, maintaining him in affluence without Gilberte′s either noticing or suffering by his peculations. Tears came to my eyes when I reflected that I had felt in the past for a different Saint-Loup an affection which had been so great and which I could see quite well, from the cold and evasive manner which he now adopted, that he no longer felt for me, since men, now that they were capable of arousing his desires, could no longer inspire his friendship. How could these tastes have come to birth in a young man who had been so passionate a lover of women that I had seen him brought to a state of almost suicidal frenzy because ‘Rachel, when from the Lord′ had threatened to leave him? Had the resemblance between Charlie and Rachel — invisible to me — been the plank which had enabled Robert to pass from his father′s tastes to those of his uncle, in order to complete the physiological evolution which even in that uncle had occurred quite late in life? At times however Aimé‘s words came back to my mind to make me uneasy; I remembered Robert that year at Balbec; he had had a trick, when he spoke to the lift-boy, of not paying any attention to him which strongly resembled M. de Charlus′s manner when he addressed certain men. But Robert might easily have derived this from M. de Charlus, from a certain stiffness and a certain bodily attitude proper to the Guermantes family, without for a moment sharing the peculiar tastes of the Baron. For instance, the Duc de Guermantes, who was free from any taint of the sort, had the same nervous trick as M. de Charlus of turning his wrist, as though he were straightening a lace cuff round it, and also in his voice certain shrill and affected intonations, mannerisms to all of which, in M. de Charlus, one might have been tempted to ascribe another meaning, to which he would have given another meaning himself, the individual expressing his peculiarities by means of impersonal and atavistic traits which are perhaps nothing more than ingrained peculiarities fixed in his gestures and voice. By this latter hypothesis, which borders upon natural history, it would not be M. de Charlus that we ought to style a Guermantes marked with a blemish and expressing it to a certain extent by means of traits peculiar to the Guermantes race, but the Duc de Guermantes who would be in a perverted family the exceptional example, whom the hereditary malady has so effectively spared that the outward signs which it has left upon him lose all their meaning. I remembered that on the day when I had seen Saint-Loup for the first time at Balbec, so fair complexioned, fashioned of so rare and precious a substance, gliding between the tables, his monocle fluttering in front of him, I had found in him an effeminate air which was certainly not suggested by what I was now learning about him, but sprang rather from the grace peculiar to the Guermantes, from the fineness of that Dresden china in which the Duchess too was moulded. I recalled his affections for myself, his tender, sentimental way of expressing it, and told myself that this also, which might have deceived anyone else, meant at the time something quite different, indeed the direct opposite of what I had just learned about him. But from when did the change date? If it had occurred before my return to Balbec, how was it that he had never once come to see the lift-boy, had never once mentioned him to me? And as for the first year, how could he have paid any attention to the boy, passionately enamoured as he then was of Rachel? That first year, I had found Saint-Loup peculiar, as was every true Guermantes. Now he was even more individual than I had supposed. But things of which we have not had a direct intuition, which we have learned only through other people, we have no longer any opportunity, the time has passed in which we could inform our heart of them; its communications with reality are suspended; and so we cannot profit by the discovery, it is too late. Besides, upon any consideration, this discovery pained me too intensely for me to be able to derive spiritual advantage from it. No doubt, after what M. de Charlus had told me in Mme. Verdurin′s house — in Paris, I no longer doubted that Robert′s case was that of any number of respectable people, to be found even among the best and most intelligent of men. To learn this of anyone else would not have affected me, of anyone in the world save Robert. The doubt that Aimé‘s words had left in my mind tarnished all our friendship at Balbec and Doncières, and albeit I did not believe in friendship, nor did I believe that I had ever felt any real friendship for Robert, when I thought about those stories of the lift-boy and of the restaurant in which I had had luncheon with Saint-Loup and Rachel, I was obliged to make an effort to restrain my tears.
Je n′aurais d′ailleurs pas à m′arrêter sur ce séjour que je fis du côté de Combray, et qui fut peut-être le moment de ma vie où je pensai le moins à Combray, si, justement par là, il n′avait apporté une vérification au moins provisoire à certaines idées que j′avais eues d′abord du côté de Guermantes, et une vérification aussi à d′autres idées que j′avais eues du côté de Méséglise. Je recommençais chaque soir, dans un autre sens, les promenades que nous faisions à Combray, l′après-midi, quand nous allions du côté de Méséglise. On dînait maintenant, à Tansonville, à une heure où jadis on dormait depuis longtemps à Combray. Et cela à cause de la saison chaude. Et puis, parce que, l′après-midi, Gilberte peignait dans la chapelle du château, on n′allait se promener qu′environ deux heures avant le dîner. Au plaisir de jadis, qui était de voir en rentrant le ciel pourpre encadrer le calvaire ou se baigner dans la Vivonne, succédait celui de partir à la nuit venue, quand on ne rencontrait plus dans le village que le triangle bleuâtre, irrégulier et mouvant, des moutons qui rentraient. Sur une moitié des champs le coucher s′éteignait ; au-dessus de l′astre était déjà allumée la lune qui bientôt les baignerait tout entiers. Il arrivait que Gilberte me laissât aller sans elle et je m′avançais, laissant mon ombre derrière moi, comme une barque qui poursuit sa navigation à travers des étendues enchantées. Mais le plus souvent Gilberte m′accompagnait. Les promenades que nous faisions ainsi, c′était bien souvent celles que je faisais jadis enfant : or comment n′eussé-je pas éprouvé, bien plus vivement encore que jadis du côté de Guermantes, le sentiment que jamais je ne serais capable d′écrire, auquel s′ajoutait celui que mon imagination et ma sensibilité s′étaient affaiblies, quand je vis combien peu j′étais curieux de Combray ? Et j′étais désolé de voir combien peu je revivais mes années d′autrefois. Je trouvais la Vivonne mince et laide au bord du chemin de halage. Non pas que je relevasse des inexactitudes matérielles bien grandes dans ce que je me rappelais. Mais, séparé des lieux qu′il m′arrivait de retraverser par toute une vie différente, il n′y avait pas entre eux et moi cette contigueacute; d′où naît, avant même qu′on s′en soit aperçu, l′immédiate, délicieuse et totale déflagration du souvenir. Ne comprenant pas bien, sans doute, quelle était sa nature, je m′attristais de penser que ma faculté de sentir et d′imaginer avait dû diminuer pour que je n′éprouvasse pas plus de plaisir dans ces promenades. Gilberte elle-même, qui me comprenait encore moins bien que je ne faisais moi-même, augmentait ma tristesse en partageant mon étonnement. « Comment, cela ne vous fait rien éprouver, me disait-elle, de prendre ce petit raidillon que vous montiez autrefois ? » Et elle-même avait tant changé que je ne la trouvais plus belle, qu′elle ne l′était plus du tout. Tandis que nous marchions, je voyais le pays changer, il fallait gravir des coteaux, puis des pentes s′abaissaient. Nous causions, très agréablement pour moi — non sans difficulté pourtant. En tant d′êtres il y a différentes couches qui ne sont pas pareilles (c′étaient, chez elle, le caractère de son père, le caractère de sa mère) ; on traverse l′une, puis l′autre. Mais le lendemain l′ordre de superposition est renversé. Et finalement on ne sait pas qui départagera les parties, à qui on peut se fier pour la sentence. Gilberte était comme ces pays avec qui on n′ose pas faire d′alliance parce qu′ils changent trop souvent de gouvernement. Mais au fond c′est un tort. La mémoire de l′être le plus successif établit chez lui une sorte d′identité et fait qu′il ne voudrait pas manquer à des promesses qu′il se rappelle, même s′il ne les eût pas contresignées. Quant à l′intelligence elle était, chez Gilberte, avec quelques absurdités de sa mère, très vive. Je me rappelle que dans ces conversations que nous avions en nous promenant elle me dit des choses qui plusieurs fois m′étonnèrent beaucoup. La première fut : « Si vous n′aviez pas trop faim et s′il n′était pas si tard, en prenant ce chemin à gauche et en tournant ensuite à droite, en moins d′un quart d′heure nous serions à Guermantes. » C′est comme si elle m′avait dit : « Tournez à gauche, prenez ensuite à votre main droite, et vous toucherez l′intangible, vous atteindrez les inaccessibles lointains dont on ne connaît jamais sur terre que la direction, que (ce que j′avais cru jadis que je pourrais connaître seulement de Guermantes, et peut-être, en un sens, je ne me trompais pas) le « côté ». Un de mes autres étonnements fut de voir les « Sources de la Vivonne », que je me représentais comme quelque chose d′aussi extra-terrestre que l′Entrée des Enfers, et qui n′étaient qu′une espèce de lavoir carré où montaient des bulles. Et la troisième fois fut quand Gilberte me dit : « Si vous voulez, nous pourrons tout de même sortir un après-midi et nous pourrons aller à Guermantes, en prenant par Méséglise, c′est la plus jolie façon », — phrase qui, en bouleversant toutes les idées de mon enfance, m′apprit que les deux côtés n′étaient pas aussi inconciliables que j′avais cru. Mais ce qui me frappa le plus, ce fut combien peu, pendant ce séjour, je revécus mes années d′autrefois, désirai peu revoir Combray, trouvai mince et laide la Vivonne. Mais où Gilberte vérifia pour moi des imaginations que j′avais eues du côté de Méséglise, ce fut pendant une de ces promenades en somme nocturnes bien qu′elles eussent lieu avant le dîner — mais elle dînait si tard ! Au moment de descendre dans le mystère d′une vallée parfaite et profonde que tapissait le clair de lune, nous nous arrêtâmes un instant, comme deux insectes qui vont s′enfoncer au cœur d′un calice bleuâtre. Gilberte eut alors, peut-être simplement par bonne grâce de maîtresse de maison qui regrette que vous partiez bientôt et qui aurait voulu mieux vous faire les honneurs de ce pays que vous semblez apprécier, de ces paroles où son habileté de femme du monde sachant tirer parti du silence, de la simplicité, de la sobriété dans l′expression des sentiments, vous fait croire que vous tenez dans sa vie une place que personne ne pourrait occuper. Épanchant brusquement sur elle la tendresse dont j′étais rempli par l′air délicieux, la brise qu′on respirait, je lui dis : « Vous parliez l′autre jour du raidillon, comme je vous aimais alors ! » Elle me répondit : « Pourquoi ne me le disiez-vous pas ? je ne m′en étais pas doutée. Moi je vous aimais. Et même deux fois je me suis jetée à votre tête. — Quand donc ? — La première fois à Tansonville, vous vous promeniez avec votre famille, je rentrais, je n′avais jamais vu un aussi joli petit garçon. J′avais l′habitude, ajouta-t-elle d′un air vague et pudique, d′aller jouer avec de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville. Et vous me direz que j′étais bien mal élevée, car il y avait là dedans des filles et des garçons de tout genre, qui profitaient de l′obscurité. L′enfant de chœur de l′église de Combray, Théodore qui, il faut l′avouer, était bien gentil (Dieu qu′il était bien !) et qui est devenu très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s′y amusait avec toutes les petites paysannes du voisinage. Comme on me laissait sortir seule, dès que je pouvais m′échapper j′y courais. Je ne peux pas vous dire comme j′aurais voulu vous y voir venir ; je me rappelle très bien que, n′ayant qu′une minute pour vous faire comprendre ce que je désirais, au risque d′être vue par vos parents et les miens je vous l′ai indiqué d′une façon tellement crue que j′en ai honte maintenant. Mais vous m′avez regardée d′une façon si méchante que j′ai compris que vous ne vouliez pas. » Et tout d′un coup, je me dis que la vraie Gilberte — la vraie Albertine — c′étaient peut-être celles qui s′étaient au premier instant livrées dans leur regard, l′une devant la haie d′épines roses, l′autre sur la plage. Et c′était moi qui, n′ayant pas su le comprendre, ne l′ayant repris que plus tard dans ma mémoire — après un intervalle où par mes conversations tout un entre-deux de sentiment leur avait fait craindre d′être aussi franches que dans les premières minutes — avais tout gâté par ma maladresse. Je les avais « ratées » plus complètement — bien qu′à vrai dire l′échec relatif avec elles fût moins absurde — pour les mêmes raisons que Saint-Loup Rachel.
I should, as it happens, have no need to pause to consider this visit which I paid to the Combray district, which was perhaps the time in my life when I gave least thought to Combray, had it not furnished what was at least a provisional verification of certain ideas which I had formed long ago of the ‘Guermantes way,′ and also a verification of certain other ideas which I had formed of the ‘Méséglise way.′ I repeated every evening, in the opposite direction, the walks which we used to take at Combray, in the afternoon, when we went the ‘Méséglise way.′ We dined now at Tansonville at an hour at which in the past I had long been asleep at Combray. And this on account of the heat of the sun. And also because, as Gilberte spent the afternoon painting in the chapel attached to the house, we did not take our walks until about two hours before dinner. For the pleasure of those earlier walks which was that of seeing as we returned home the purple sky frame the Calvary or mirror itself in the Vivonne, there was substituted the pleasure of setting forth when dusk had already gathered, when we encountered nothing in the village save the blue-grey, irregular and shifting triangle of a flock of sheep being driven home. Over half the fields night had already fallen; above the evening star the moon had already lighted her lamp which presently would bathe their whole extent. It would happen that Gilberte let me go without her, and I would move forward, trailing my shadow behind me, like a boat that glides across enchanted waters. But as a rule Gilberte came with me. The walks that we took thus together were very often those that I used to take as a child: how, then, could I help feeling far more keenly now than in the past on the ‘Guermantes way′ the conviction that I would never be able to write anything, combined with the conviction that my imagination and my sensibility had grown more feeble, when I found how little interest I took in Combray? And it distressed me to find how little I relived my early years. I found the Vivonne a meagre, ugly rivulet beneath its towpath. Not that I noticed any material discrepancies of any magnitude from what I remembered. But, separated from the places which I happened to be revisiting by the whole expanse of a different life, there was not, between them and myself, that contiguity from which is born, before even we can perceive it, the immediate, delicious and total deflagration of memory. Having no very clear conception, probably, of its nature, I was saddened by the thought that my faculty of feeling and imagining things must have diminished since I no longer took any pleasure in these walks. Gilberte herself, who understood me even less than I understood myself, increased my melancholy by sharing my astonishment. “What,” she would say, “you feel no excitement when you turn into this little footpath which you used to climb?” And she herself had so entirely altered that I no longer thought her beautiful, which indeed she had ceased to be. As we walked, I saw the landscape change, we had to climb hillocks, then came to a downward slope. We conversed, very pleasantly for me — not without difficulty however. In so many people there are different strata which are not alike (there were in her her father′s character, and her mother′s); we traverse first one, then the other. But, next day, their order is reversed. And finally we do not know who is going to allot the parts, to whom we are to appeal for a hearing. Gilberte was like one of those countries with which we dare not form an alliance because of their too frequent changes of government. But in reality this is a mistake. The memory of the most constant personality establishes a sort of identity in the person, with the result that he would not fail to abide by promises which he remembers even if he has not endorsed them. As for intelligence, it was in Gilberte, with certain absurdities that she had inherited from her mother, very keen. I remember that, in the course of our conversations while we took these walks, she said things which often surprised me greatly. The first was: “If you were not too hungry and if it was not so late, by taking this road to the left and then turning to the right, in less than a quarter of an hour we should be at Guermantes.” It was as though she had said: “Turn to the left, then the first turning on the right and you will touch the intangible, you will reach the inaccessibly remote tracts of which we never upon earth know anything but the direction, but” (what I thought long ago to be all that I could ever know of Guermantes, and perhaps in a sense I had not been mistaken) “the ‘way.′” One of my other surprises was that of seeing the ‘source of the Vivonne′ which I imagined as something as extraterrestrial as the Gates of Hell, and which was merely a sort of rectangular basin in which bubbles rose to the surface. And the third occasion was when Gilberte said to me: “If you like, we might go out one afternoon, and then we can go to Guermantes, taking the road by Méséglise, it is the nicest walk,” a sentence which upset all my childish ideas by informing me that the two ‘ways′ were not as irreconcilable as I had supposed. But what struck me most forcibly was how little, during this visit, I lived over again my childish years, how little I desired to see Combray, how meagre and ugly I thought the Vivonne. But where Gilberte made some of the things come true that I had imagined about the Méséglise way was during one of those walks which after all were nocturnal even if we took them before dinner — for she dined so late. Before descending into the mystery of a perfect and profound valley carpeted with moonlight, we stopped for a moment, like two insects about to plunge into the blue calyx of a flower. Gilberte then uttered, perhaps simply out of the politeness of a hostess who is sorry that you are going away so soon and would have liked to shew you more of a country which you seem to appreciate, a speech of the sort in which her practice as a woman of the world skilled in putting to the best advantage silence, simplicity, sobriety in the expression of her feelings, makes you believe that you occupy a place in her life which no one else could fill. Showering abruptly over her the sentiment with which I was filled by the delicious air, the breeze that was wafted to my nostrils, I said to her: “You were speaking the other day of the little footpath, how I loved you then!” She replied: “Why didn′t you tell me? I had no idea of it. I was in love with you. Indeed, I flung myself twice at your head.” “When?” “The first time at Tansonville, you were taking a walk with your family, I was on my way home, I had never seen such a dear little boy. I was in the habit,” she went on with a vague air of modesty, “of going out to play with little boys I knew in the ruins of the keep of Roussainville. And you will tell me that I was a very naughty girl, for there were girls and boys there of all sorts who took advantage of the darkness. The altar-boy from Combray church, Théodore, who, I am bound to confess, was very nice indeed (Heavens, how charming he was!) and who has become quite ugly (he is the chemist now at Méséglise), used to amuse himself with all the peasant girls of the district. As they let me go out by myself, whenever I was able to get away, I used to fly there. I can′t tell you how I longed for you to come there too; I remember quite well that, as I had only a moment in which to make you understand what I wanted, at the risk of being seen by your people and mine, I signalled to you so vulgarly that I am ashamed of it to this day. But you stared at me so crossly that I saw that you didn′t want it.” And, all of a sudden, I said to myself that the true Gilberte — the true Albertine — were perhaps those who had at the first moment yielded themselves in their facial expression, one behind the hedge of pink hawthorn, the other upon the beach. And it was I who, having been incapable of understanding this, having failed to recapture the impression until much later in my memory after an interval in which, as a result of our conversations, a dividing hedge of sentiment had made them afraid to be as frank as in the first moments — had ruined everything by my clumsiness. I had lost them more completely — albeit, to tell the truth, the comparative failure with them was less absurd — for the same reasons that had made Saint-Loup lose Rachel.
« Et la seconde fois, reprit Gilberte, c′est, bien des années après, quand je vous ai rencontré sous votre porte, l′avant-veille du jour où je vous ai retrouvé chez ma tante Oriane ; je ne vous ai pas reconnu tout de suite, ou plutôt je vous reconnaissais sans le savoir puisque j′avais la même envie qu′à Tansonville. — Dans l′intervalle il y avait eu pourtant les Champs-Élysées. — Oui, mais là vous m′aimiez trop, je sentais une inquisition sur tout ce que je faisais. » Je ne lui demandai pas alors quel était ce jeune homme avec lequel elle descendait l′avenue des Champs-Élysées, le jour où j′étais parti pour la revoir, où je me fusse réconcilié avec elle pendant qu′il en était temps encore, ce jour qui aurait peut-être changé toute ma vie si je n′avais rencontré les deux ombres s′avançant côte à côte dans le crépuscule. Si je le lui avais demandé, me dis-je, elle m′eût peut-être avoué la vérité, comme Albertine si elle eût ressuscité. Et en effet, les femmes qu′on n′aime plus et qu′on rencontre après des années, n′y a-t-il pas entre elles et vous la mort, tout aussi bien que si elles n′étaient plus de ce monde, puisque le fait que notre amour n′existe plus fait de celles qu′elles étaient alors, ou de celui que nous étions, des morts ? Je pensai que peut-être aussi elle ne se fût pas rappelé, ou eût menti. En tout cas cela n′offrait pas d′intérêt pour moi de le savoir, parce que mon cœur avait encore plus changé que le visage de Gilberte. Celui-ci ne me plaisait plus guère, mais surtout je n′étais plus malheureux, je n′aurais pas pu concevoir, si j′y eusse repensé, que j′eusse pu l′être autant de rencontrer Gilberte marchant à petits pas à côté d′un jeune homme, et de me dire : « C′est fini, je renonce à jamais la voir. » De l′état d′âme qui, cette lointaine année-là, n′avait été pour moi qu′une longue torture rien ne subsistait. Car il y a dans ce monde où tout s′use, où tout périt, une chose qui tombe en ruines, qui se détruit encore plus complètement, en laissant encore moins de vestiges que la Beauté : c′est le Chagrin.
“And the second time,” Gilberte went on, “was years later when I passed you in the doorway of your house, a couple of days before I met you again at my aunt Oriane′s, I didn′t recognise you at first, or rather I did unconsciously recognise you because I felt the same longing that I had felt at Tansonville.” “But between these two occasions there were, after all, the Champs-Elysées.” “Yes, but there you were too fond of me, I felt that you were spying upon me all the time.” I did not ask her at the moment who the young man was with whom she had been walking along the Avenue des Champs-Elysées, on the day on which I had started out to call upon her, on which I would have been reconciled with her while there was still time, that day which would perhaps have changed the whole course of my life, if I had not caught sight of those two shadowy forms advancing towards me side by side in the dusk. If I had asked her, I told myself, she would perhaps have confessed the truth, as would Albertine had she been restored to life. And indeed when we are no longer in love with women whom we meet after many years, is there not the abyss of death between them and ourselves, just as much as if they were no longer of this world, since the fact that we are no longer in love makes the people that they were or the person that we were then as good as dead? It occurred to me that perhaps she might not have remembered, or that she might have lied to me. In any case, it no longer interested me in the least to know, since my heart had changed even more than Gilberte′s face. This last gave me scarcely any pleasure, but what was most striking was that I was no longer wretched, I should have been incapable of conceiving, had I thought about it again, that I could have been made so wretched by the sight of Gilberte tripping along by the side of a young man, and thereupon saying to myself: “It is all over, I shall never attempt to see her again.” Of the state of mind which, in that far off year, had been simply an unending torture to me, nothing survived. For there is in this world in which everything wears out, everything perishes, one thing that crumbles into dust, that destroys itself still more completely, leaving behind still fewer traces of itself than Beauty: namely Grief.
Je ne suis donc pas surpris de ne pas lui avoir demandé alors avec qui elle descendait les Champs-Élysées, car j′ai déjà vu trop d′exemples de cette incuriosité amenée par le temps, mais je le suis un peu de ne pas avoir raconté à Gilberte qu′avant de la rencontrer ce jour-là, j′avais vendu une potiche de vieux Chine pour lui acheter des fleurs.
Ç′avait été, en effet, pendant les temps si tristes qui avaient suivi, ma seule consolation de penser qu′un jour je pourrais sans danger lui conter cette intention si tendre. Plus d′une année après, si je voyais qu′une voiture allait heurter la mienne, ma seule envie de ne pas mourir était pour pouvoir raconter cela à Gilberte. Je me consolais en me disant : « Ne nous pressons pas, j′ai toute la vie devant moi pour cela. » Et à cause de cela je désirais ne pas perdre la vie. Maintenant cela m′aurait paru peu agréable à dire, presque ridicule, et « entraînant ». « D′ailleurs, continua Gilberte, même le jour où je vous ai rencontré sous votre porte, vous étiez resté tellement le même qu′à Combray, si vous saviez comme vous aviez peu changé ! » Je revis Gilberte dans ma mémoire. J′aurais pu dessiner le quadrilatère de lumière que le soleil faisait sous les aubépines, la bêche que la petite fille tenait à la main, le long regard qui s′attacha à moi. Seulement j′avais cru, à cause du geste grossier dont il était accompagné, que c′était un regard de mépris parce que ce que je souhaitais me paraissait quelque chose que les petites filles ne connaissaient pas, et ne faisaient que dans mon imagination, pendant mes heures de désir solitaire. Encore moins aurais-je cru que si aisément, si rapidement, presque sous les yeux de mon grand-père, l′une d′entre elles eût eu l′audace de le figurer.
And so I am not surprised that I did not ask her then with whom she had been walking in the Champs-Elysées, for I have already seen too many examples of this incuriosity that is brought about by time, but I am a little surprised that I did not tell Gilberte that, before I saw her that evening, I had sold a bowl of old Chinese porcelain in order to buy her flowers. It had indeed been, during the dreary time that followed, my sole consolation to think that one day I should be able without danger to tell her of so delicate an intention. More than a year later, if I saw another carriage bearing down upon mine, my sole reason for wishing not to die was that I might be able to tell this to Gilberte. I consoled myself with the thought: “There is no hurry, I have a whole lifetime in which to tell her.” And for this reason I was anxious not to lose my life. Now it would have seemed to me a difficult thing to express in words, almost ridiculous, and a thing that would ‘involve consequences.′ “However,” Gilberte went on, “even on the day when I passed you in the doorway, you were still just the same as at Combray; if you only knew how little you have altered!” I pictured Gilberte again in my memory. I could have drawn the rectangle of light which the sun cast beneath the hawthorns, the trowel which the little girl was holding in her hand, the slow gaze that she fastened on myself. Only I had supposed, because of the coarse gesture that accompanied it, that it was a contemptuous gaze because what I longed for it to mean seemed to me to be a thing that little girls did not know about and did only in my imagination, during my hours of solitary desire. Still less could I have supposed that so easily, so rapidly, almost under the eyes of my grandfather, one of them would have had the audacity to suggest it.
Bien longtemps après cette conversation, je demandai à Gilberte avec qui elle se promenait avenue des Champs-Élysées, le soir où j′avais vendu les potiches : c′était Léa habillée en homme. Gilberte savait qu′elle connaissait Albertine, mais ne pouvait dire plus. Ainsi certaines personnes se retrouvent toujours dans notre vie pour préparer nos plaisirs ou nos douleurs.
Long after the time of this conversation, I asked Gilberte with whom she had been walking along the Avenue des Champs-Elysées on the evening on which I had sold the bowl: it was Léa in male attire. Gilberte knew that she was acquainted with Albertine, but could not tell me any more. Thus it is that certain persons always reappear in our life to herald our pleasures or our griefs.
Ce qu′il y avait eu de réel sous l′apparence d′alors m′était devenu tout à fait égal. Et pourtant, combien de jours et de nuits n′avais-je pas souffert à me demander qui c′était, n′avais-je pas dû, en y pensant, réprimer les battements de mon cœur plus encore peut-être que pour ne pas retourner dire bonsoir jadis à maman dans ce même Combray. On dit, et c′est ce qui explique l′affaiblissement progressif de certaines affections nerveuses, que notre système nerveux vieillit. Cela n′est pas vrai seulement pour notre moi permanent, qui se prolonge pendant toute la durée de notre vie, mais pour tous nos moi successifs qui, en somme, le composent en partie.
What reality there had been beneath the appearance on that occasion had become quite immaterial to me. And yet for how many days and nights had I not tormented myself with wondering who the man was, had I not been obliged, when I thought of him, to control the beating of my heart even more perhaps than in the effort not to go downstairs to bid Mamma good-night in that same Combray. It is said, and this is what accounts for the gradual disappearance of certain nervous affections, that our nervous system grows old. This is true not merely of our permanent self which continues throughout the whole duration of our life, but of all our successive selves which after all to a certain extent compose the permanent self.
Aussi me fallait-il, à tant d′années de distance, faire subir une retouche à une image que je me rappelais si bien, opération qui me rendit assez heureux en me montrant que l′abîme infranchissable que j′avais cru alors exister entre moi et un certain genre de petites filles aux cheveux dorés était aussi imaginaire que l′abîme de Pascal, et que je trouvai poétique à cause de la longue série d′années au fond de laquelle il me fallut l′accomplir. J′eus un sursaut de désir et de regret en pensant aux souterrains de Roussainville. Pourtant j′étais heureux de me dire que ce bonheur vers lequel se tendaient toutes mes forces alors, et que rien ne pouvait plus me rendre, eût existé ailleurs que dans ma pensée, en réalité si près de moi, dans ce Roussainville dont je parlais si souvent, que j′apercevais du cabinet sentant l′iris. Et je n′avais rien su ! En somme, elle résumait tout ce que j′avais désiré dans mes promenades, jusqu′à ne pas pouvoir me décider à rentrer, croyant voir s′entr′ouvrir, s′animer les arbres. Ce que je souhaitais si fiévreusement alors, elle avait failli, si j′eusse seulement su le comprendre et la retrouver, me le faire goûter dès mon adolescence. Plus complètement encore que je n′avais cru, Gilberte était à cette époque-là vraiment du côté de Méséglise.
And so I was obliged, after an interval of so many years, to add fresh touches to an image which I recalled so well, an operation which made me quite happy by shewing me that the impassable gulf which I had then supposed to exist between myself and a certain type of little girl with golden hair was as imaginary as Pascal′s gulf, and which I felt to be poetic because of the long series of years at the end of which I was called upon to perform it. I felt a stab of desire and regret when I thought of the dungeons of Roussainville. And yet I was glad to be able to say to myself that the pleasure towards which I used to strain every nerve in those days, and which nothing could restore to me now, had indeed existed elsewhere than in my mind, in reality, and so close at hand, in that Roussainville of which I spoke so often, which I could see from the window of the orris-scented closet. And I had known nothing! In short Gilberte embodied everything that I had desired upon my walks, even my inability to make up my mind to return home, when I thought I could see the tree-trunks part asunder, take human form. The things for which at that time I so feverishly longed, she had been ready, if only I had had the sense to understand and to meet her again, to let me taste in my boyhood. More completely even than I had supposed, Gilberte had been in those days truly part of the ‘Méséglise way.′
Et même ce jour où je l′avais rencontrée sous une porte, bien qu′elle ne fût pas Mlle de l′Orgeville, celle que Robert avait connue dans les maisons de passe (et quelle drôle de chose que ce fût précisément à son futur mari que j′en eusse demandé l′éclaircissement !), je ne m′étais pas tout à fait trompé sur la signification de son regard, ni sur l′espèce de femme qu′elle était et m′avouait maintenant avoir été. « Tout cela est bien loin, me dit-elle, je n′ai jamais plus songé qu′à Robert depuis le jour où je lui ai été fiancée. Et, voyez-vous, ce n′est même pas ce caprice d′enfant que je me reproche le plus. »
And indeed on the day when I had passed her in a doorway, albeit she was not Mlle. de l′Orgeville, the girl whom Robert had met in houses of assignation (and what an absurd coincidence that it should have been to her future husband that I had applied for information about her), I had not been altogether mistaken as to the meaning of her glance, nor as to the sort of woman that she was and confessed to me now that she had been. “All that is a long time ago,” she said to me, “I have never given a thought to anyone but Robert since the day of our engagement. And, let me tell you, that childish caprice is not the thing for which I blame myself most.”